J’étais bien, j’avais la vie devant moi, j’avais fait des études et tout devait me sourire.
Mais un matin de brouillard ils sont venus, et tout a basculé.
J’ai dû voiler mon regard et tout est devenu noir…..
Jamais plus je ne verrai le jour et le soleil, les sourires, et les livres pareillement, tant que ce voile obscurcira ma vue, je resterai dans le brouillard le plus absolu.
Il faisait une chaleur à crever. Nous attendions, Brigitte et moi, depuis des heures, en plein soleil, les lèvres sèches de soif et de fébrilité. Il y avait des fleurs dans nos cheveux et nos jeunes corps vibraient sous la soie indienne.
La file d'attente n'en finissait pas. Mais rien n'aurait pu nous atteindre. Nos quinze ans avaient triomphé de nos parents, de leurs appréhensions, de leurs peurs de la drogue, des garçons, des mauvaises rencontres. Nous avions nos billets « for heaven ».
Nous pénétrâmes enfin dans le chaudron incandescent, le cœur battant. Un incroyable couvercle de fumée âcre flottait au-dessus de la foule en délire. Des substances plus ou moins licites qui piquaient les yeux et enrobaient nos pensées d'un voile flou. Enfin, quand je dis nos pensées...le peu de raison qui nous restait s'avanouit dans la rumeur sourde de ce creuset infernal.
La tension était palpable. La scène restait désespérément vide. Les énormes enceintes grésillaient dans l'attente. Des filles se pâmaient au premier rang, étourdies de leur douce folie et de longues heures de jeûne forcé.
Une brume artificielle tenace et opaque avait investi les moindres interstices de l'espace. Brigitte se ferait sûrement une élongation des mollets à force de se hisser sur la pointe des pieds. Moi, j'appréciai pour la première fois mon mètre soixante-quinze qui me permettait d'apercevoir les projecteurs sous lesquels Il ne tarderait plus à apparaître.
Les sifflets se firent plus stridents, la rumeurs enfla, un tremblement agita les gradins derrière nous. Des milliers de pieds frappaient le sol en cadence comme des marteaux-pilons. L'air s'emplit d'adrénaline.
Et soudain, au paroxysme de la surexcitation, les premières notes de guitare s'élevèrent...
Il apparut, mythique, dans son halo de brouillard qui le nimbait d'une sorte de divine aura.
Dans une atmosphère déjà très enfumée, l'autoradio K7 Philips crachote "Laisse-moi t'aimer", une rengaine de Mike Brant. Au volant, une gitane au bec, Vévé est concentré sur le faisceau des phares éclairant la route. À la place du mort, Bruno, complètement affalé dans son siège, les pieds sur le tableau de bord... il s'en fout, c'est pas sa caisse. Entre les deux, juste au-dessus du frein à main, Mado est en position très inconfortable, une fesse sur le bord du siège chauffeur et l'autre sur le siège passager. Pour ne pas gêner Vévé dans sa conduite, elle s'est penchée et appuyée sur Bruno. Bien appuyée, même. Elle aime bien titiller et exciter les garçons, Mado est une rapide. D'habitude, il démarre au quart de tour, le Bruno, mais là, il ne réagit même pas, encéphalogramme plat… il cuve ! Faut dire qu'ils ont un peu picolé.
Sur la petite banquette arrière, Lucette et sa belle jupe blanche, Jacky, au milieu, avec son éternelle bière à la main et Marie-Lou en extase, écoutant la musique et buvant les paroles de son chanteur préféré, c'est elle qui a apporté les cassettes.
Les retours de bringue sont parfois difficiles, il doit bien être deux ou trois plombes du mat' et il leur reste encore un bout de route à faire. Dans cette campagne légumière toute argentée par la pâle lueur de la pleine lune, la petite Fiat taille la route… façon de parler. Avalant les côtes avec difficulté et reprenant un peu de vitesse dans les descentes, elle se traîne sur la départementale.
De sa main droite, Jacky tente une avancée prudente et effleure la cuisse de Marie-Lou. Bon, ça va ! Il n'a pas pris de baffe et pourtant elle a la main plutôt leste, Marie-Lou. Les yeux mi-clos, fredonnant les paroles, elle dodeline de la tête au rythme de la musique. Elle semble apprécier.
Comme s'il se doutait de quelque chose, Vévé lève régulièrement un œil suspicieux sur le rétro pour surveiller sa Marie-Lou, mais il ne voit rien. Ses yeux lui piquent... la fumée probablement. Il repose sa clope. Une odeur de caoutchouc brûlé envahit l'habitacle.
« Oh non, les gars, vous déconnez là ! Qui a foutu un préservatif dans le cendrier !? »
Vévé est énervé : « Ouais, c'est vrai quoi ! Un peu de respect ! On voit bien que c'est pas votre bagnole, vous n'avez plus qu'à dégueuler dedans tant qu'on y est ! À ce train-là, elle n'est pas près de me reprêter sa tire, ma frangine ! Tiens Mado, rallume-moi une gitane ! »
Derrière, tout le monde s'en fout. Marie-Lou continue de chantonner et Jacky nous a fait un truc incroyable, il s'est séparé de sa bibine ! Posée sur le plancher, il la maintient précieusement entre ses Clarks à semelle polyuréthane. S’il s’est débarrassé de sa canette, c’est pour une noble cause. La main droite, toujours occupée chez Marie-Lou, il entreprend maintenant, de sa main gauche toute poisseuse, une exploration en règle de la belle jupe blanche de Lucette.
Le brouillard a fait son apparition et Vévé écarquille les mirettes pour mieux voir.
« T’es sûr que ça va, Vévé ? s’inquiète Mado. Je peux conduire si tu veux !
- Fais pas chier ! » dit-il en jetant sa gitane par la fenê…
Le con ! Il a oublié de baisser la vitre. Dans une gerbe de cendres incandescentes, la clope lui revient en pleine poire et tout s’enchaîne alors rapidement. La voiture fait deux petits tonneaux, se rétablit et se met à dévaler la descente…sur le toit. Dans un bruit métallique étourdissant elle n'en finit pas de glisser et, telle une comète, elle est suivie d'une longue traînée d'étincelles provoquée par le frottement de la tôle sur le bitume. La tête en bas, au ras de la route, Lucette ne perd pas une miette du spectacle son et lumière. Vévé s’écrie : « Putain ! la peinture ! la peinture du toit ! qu'est-ce qu'elle va dire ma frangine ! »
Après cette glissade qui semblait interminable, la voiture finit sa course dans un champ de choux-fleurs. Le bruit assourdissant a fait place à un grand calme. Les six occupants, la tête en bas et un peu sonnés, ne disent rien. On entend juste Mike Brant qui continue de chanter et le tic-tic-tic-criiiii du grincement d’une roue qui finit de tourner dans le vide. Le pare-brise et la lunette arrière ont été éjectés et des mottes de terre humide ainsi que des feuilles de chou ont été projetées partout dans l’habitacle, finissant de saloper la belle jupe blanche de Lucette.
Bruno ne s'étant même pas réveillé, il a fallu le secouer... ensuite, un par un, ils sortent à quatre pattes par la lunette arrière. Vision insolite sous le halo blafard de la lune, on aurait dit une troupe de marcassins sortant d'un taillis, à la queue leu leu.
Bruno s'est vite rendormi entre deux plants de choux et Marie-Lou, à genoux près de l'ouverture du pare-brise se contorsionne pour essayer de récupérer son Mike Brant dans l'autoradio qui marche encore. Debout dans la gadoue près de l'épave, avec la boue débordant de leurs orteils, Mado et Lucette, talons aiguilles à la main, essaient de calmer Jacky. Il est furax, il n'a pas retrouvé sa bibine.
Vévé lui, est dépité ! Qu'est-ce qu'il va bien pouvoir dire à sa frangine ? Sa frangine qui après lui avoir fait jurer qu'il en prendrait grand soin, avait consenti à lui prêter sa première voiture, sa Fiat 850 toute neuve, dans laquelle elle avait mis toutes ses économies.
Bien que fort gracieuse, la guide touristique galopait gaillardement dans le brouillard épais de Garges-les-Gonesses et cela la faisait ressembler à une grande girafe quelque peu incongrue aux yeux des bradeurs matinaux. Dans son sillage elle entraînait six solides Suissesses qui sinuaient en silence parmi le bric-à-brac. Cette scène surréaliste était tout à fait contradictoire avec le proverbe qui insinuait ceci : « Quand une Suissesse rencontre une autre Suissesse, elles se racontent des histoires de petits suisses ».
Parmi les parapluies rouges, les crucifix rouillés, les tabourets vintage et les plaques émaillées vantant le Dubonnet, dans le grand vide-grenier de Garges les Gonesses, ces dames de l’Académie « Parce que je le Vaud bien », massées derrière la greluche en rose, cherchaient le Z. Il leur fallait mettre en effet, à leur dictionnaire du jeudi, un terme apothéosocratique. Par Zeus ! Il fallait voir comme elles retournaient la zibeline, malmenaient le zinzolin sur les étals, rêvaient de dénicher le baiser de Zézette, l'aspirateur de table de Zigmund, le boa de la grande Zoa et toisaient le zébu miniature qui avait orné autrefois le buffet d’un vieux zouave. La première d’entre elles, madame Colette, poussa soudain un cri qui les fit venir se masser autour d’elle.
- Venez donc voir ce livre, mes amies !
Tout le monde s’agglutina autour d’une vieille valise en imitation de peau de crocodile. Le brocanteur s’y méprit et crut qu’on s’intéressait au contenant plutôt qu’au contenu.
- C’est une valise historique, leur dit-il. Elle a appartenu à un missionnaire de Cochinchine, le père Rothschild S.J Il était à bord du Titanic quand celui-ci a fait naufrage. - Peu nous chaut ! répondirent les Suissesses-drôlesses.
Elles formaient un groupe si compact que maintenant, manifestement, la traversée de la braderie allait être houleuse. La trouvaille passa de mains en mains, atterrit dans celles de Marie-Madeleine Trainmusical qui avait fait du théâtre dans son jeune temps.
- C’est le livre des chansons de Zofingen ! - Tourne les pages, Marie-Madeleine ! - Ce sont des chants patriotiques suisses et d’autres fantaisies des montagnes. Ecoutez celle-ci ! - Ne la chante pas, s’il te plaît. Derrière le brouillard, le ciel est menaçant mais il ne pleut point encore ! - Ca ne risque pas, commenta Sophie Sirupeaux. J’ai dans mon sac à dos ma cape de pluie fluo qui pèse trois kilos. Chaque fois que je l’emporte, il ne pleut jamais ! - Et moi je ne risque pas de chanter, se justifia madame Colette. Je ne lis pas la musique. Dis-nous les paroles, Marie-Madeleine. Avec le ton, s’il te plaît.
Un petit Suisse des brouillards
1 Dans sa trente-cinquième année Le nain du cirque Barnaboum Se mit à grandir soudain’ment. C’était un phénomène dément Que chantèrent dans maints pantoums Quelques poètes forcenés
Vivent les gens de Zofingen Qui adorent le mirobolant !
2 Ca s’passa sur un quai de gare, Un matin, près de Paddington, Alors qu’il attendait le train. Il sentit d’abord que ses mains Dev’naient raquettes de badminton. Il trouva ça un peu bizarre.
Vivent les gens de Zofingen Qui sont tous des as du volant !
3 Ai-je dit qu’il s’appelait Georges ? Sous ses grands pieds un peu clownesques Il lui poussa des talonnettes Et, au niveau de la braguette Un manche à balai gigantesque Qui aurait plu aux filles des Forges.
Vivent les gens de Zofingen Qui vont toujours caracolant !
4 Il grandit, grandit et grimpa Si haut qu’il gagna les nuages. Alors, d’un coup, il s’envola. Tout le monde fit la hola Quand on vit le nain des Alpages Devenir un soleil sympa.
Vivent les gens de Zofingen Qui sont souvent désopilants !
5 Gloire à lui et gloire à sa cuisse ! Là-haut, quand le soir il se couche On a tous le cœur grenadine Mais de dessous sa gabardine Coule un miel vert qui vient, nous douche Et rend plus belle encore la Suisse !
Vivent les gens de Zofingen Qui aiment le sanguinolent !
Très émues, les dames de l’Académie se turent. Madame Colette, qui avait été bibliothécaire autrefois, chercha la date d’édition de l’ouvrage et trouva « 9e édition augmentée de 28 nouveaux morceaux. - Lausanne : Georges Bridel et Cie éditeurs , 1901». Elle sortit son porte-monnaie et dit au marchand :
- Vous le vendez combien celui-ci, monsieur ? On va peut-être vous le prendre.
Elles furent très étonnées de la réponse du vendeur :
-C’était durant une nuit sombre Et impétueuse. Nous étions alignés en nombre Et la tueuse Surgie de sinistres décombres, Talentueuse Exécuta son œuvre d’ombre Et nous faucha. Cinq euros !
L’affaire fut conclue. A l’issue de cette matinée gratinée où elles avaient déniché sur ce champ de bataille du passé tout ce qu’elles cherchaient depuis toujours, ces dames s’en retournèrent en Suisse achever leur dictionnaire. Elles n’oublièrent pas de rémunérer leur guide gracieuse mais non désintéressée, Mlle Isaure Chassériau qui leur avait vendu ce « Parcours du vide-grenier magique ».
- Et encore, conclut-elle en les quittant, ici ce n’est rien par rapport à la braderie Saint-Martin à Rennes !". - Sacrée Isaure ! Elle disait vrai comme toujours. Moi qui, depuis quinze ans, ai mis mes pas dans les siens pour trouver de la fantaisie dans la vie, je puis vous l’avouer, mes ami(e)s : avec elle, je suis servi !
Image de brouillard sur la Suisse... normande (!) prise à Clécy (Calvados) le 21 juillet 2012
Sur les stèles de marbre apparaissent des ombres La lune à l'horizon dévoile un ventre rond Projette ses rayons parmi les pierres sombres Ou ravive par là la fleur d'un liseron
C'est à cette heure-ci que s'éveillent les âmes Et l'air devient si lourd entre les tombeaux noirs Que même un chat errant s'éloigne de ce drame A petits pas pressés, ne voulant rien savoir
De chaque tombe alors suintent les volutes D'une brume grisâtre aux relents d'au-delà Le brouillard s'épaissit entre les croix et lutte Contre la lune blanche et son livide éclat
Les sculptures sans vie arborent une robe Translucide, éthérée, ondulant sous le vent, Qui s'accroche à la pierre ou parfois se dérobe Sous le sinistre chant de quelque engoulevent
Des formes peu à peu s'agitent en silence Dansent étrangement, se prennent par la main Le brouillard devient danse, un fantôme s'élance La nuit leur appartient au moins jusqu'à demain !
C'est une nuit de brume, aussi de lune pleine La nuit des âmes en peine égarées ici-bas Qui s'enroulent partout de leur fétide haleine En chantant sans un bruit la Reine de Sabbat
Ouvrant la fenêtre au petit matin, Je m’émerveille de ce brouillard Qui, comme une écharpe de satin, Couvre les formes d’une ouate bizarre.
Comme il est beau, ce voile opalescent Tel le sfumato du grand peintre toscan. Même la dernière rose un peu flétrie, Prend sur sa tige un ton d’or terni.
Chez moi aussi, les contours sont adoucis, Et je me vois dans la glace presque jolie. Devant mon bol et mes tartines, Je souris dru dans ma cuisine.
Quand mon chéri descend à ton tour : N’aurais-tu point minci mon amour ? Il me fait tomber de mon rêve escarpolette, Tiens, nigaude, t’as encore oublié tes lunettes !!
C’est une longue bande de terre au confluant de deux rivières. Un petit camping ombragé. Les nuits y sont humides et froides. Au petit matin, quand le soleil se lève, la rivière fume et la rosée s’évapore dans les prairies alentours.
Cet endroit est le paradis des pêcheurs à la mouche dont les gestes amples et majestueux remplissent toujours d’admiration ceux qui prennent le temps de les regarder. Tout autour coule la rivière et ils en sont les rois, là, en plein milieu. Les autres anges de ce paradis sont les petits enfants qui, tranquilles dans les rochers, attrapent les têtards, dénichent les écrevisses et décapsulent les vers d’eau, à longueur de journée.
Avant de devenir un enfer pour ces mêmes enfants lorsqu’ils grandissent. Car, bizarrement, si cet endroit calme, tranquille, où il ne se passe jamais rien de particulier, convenait tout à fait à leur vivacité débordante d’énergie de petits, il n’est plus du goût du tout des ados à l’immobile passivité qu’ils sont devenus. Soudain, il faut à ceux-ci de l’animation, beaucoup d’animation pour parvenir à étourdir leur déprime chronique. Alors, ils se mettent à cracher sur ce qu’ils ont adoré et dans leur bouche dédaigneuse, ce merveilleux bout du monde devient « le trou du c.. du monde ». Ils s’y ennuient, deviennent moroses, vous mènent une vie infernale. Il convient alors d’avoir la sagesse de s’éloigner pour un temps de cet endroit paradisiaque pour regagner des lieux de villégiature plus communs et consensuels.
Mais rassurez-vous, c’est un sacrifice de quelques années seulement. Car lorsque cet âge fini et un jour, il finit, c’est un fait, on peut regagner sans crainte le paradis perdu et même, très souvent, en leur compagnie. Le temps passant les verra même y retourner sans vous et y emmener leur progéniture.
Car c’est bien connu, on revient toujours à ses premières amours. Même s’il faut se rendre jusqu’au bout du monde pour les y retrouver !