Cette consigne nous a été proposée par Cartoonita.
Dans la rue c'est décousu
Aujourd'hui, j'avais amené mes oreilles dans la rue, les transports en
commun et les magasins et la récolte a été bonne : une pleine brassée
de bouts de dialogue. Piochez-en une bonne poignée, tressez-les
ensemble et faites-nous rêver, pleurer, rire, frissonner ou tout ce que
vous voulez. Trop facile ? N'en supprimez qu'une poignée ou pire gardez les tous !
Les fragments religieusement notés :
- de toute façon on se voit là-bas
- mon sèche cheveux m'a lâché ce matin, je sais pas comment je vais faire
- ah oui, l'excuse
- vas-y bébé, vite !
- faut valider valider valider
- il doit galérer 2 heures
- j'étais choqué(e) aussi
- c'est mieux qu'aux répétitions la DS (déesse?) - il fait sec là il fait froid
- il est parti au cinéma avec sa copine
- il m'a tuée de rire au moins 4 heures
- ah ben c'est ça
- c'est des choses auxquelles il faut penser
- faut pas l'inviter celle-là
- oh ça y est bon ben j'm'en vais
- y'a un fournisseur et un (rires) et un client
- je sais pas si elle les a regardé(e)s
- c'est quoi ces trucs
- ...je maîtrise pas mais je maîtrise mieux que la finance
- tu es parti(e) 3 mois
- ah oui effectivement je pensais que c'était plus clair que ça
- ben nan genre ya ça tu vois
- ça a foiré parce que...
- ... va à l'école...
- putain ça va pas quoi
- maman moi...
- je suis vénère parce que je croyais que c'était neuf (9?)
- tu savais pas ?
En 1996, je suis allée à la fête
de la musique, seule, dans Paris. Je me suis promenée du côté des Tuileries,
alors qu’il existait déjà cette petite fête foraine dans le parc.
J’avais bêtement tué des ballons
au plomb, et remporté une peluche que je brandissais naïvement, comme un
trophée de voyage en solitaire.
En arrivant sous les arcades du
Louvre, j’ai écouté un saxophoniste, je crois. A côté de moi, une femme tenait
dans ses bras sa petite fille. J’ai entendu son prénom : nous portions le
même.
Trois jours plus tard, le 24 juin
1996 donc, j’écrivis ce texte au lycée, que j’intitulai Les Deux enfants…
« Sans le savoir, elle
portait votre nom. Une enfant de nulle part, derrière des lunettes trop
épaisses pour des yeux d’innocence, dans les bras de sa mère. Un sourire exquis
comme un fruit, qu’une voix de princesse recouvre joyeusement. La peluche que
vous lui avez offerte n’a pas de nom. Sur le moment, vous n’en aviez pas
trouvé. Un petit chien fripé, perdu dans vos mains de jeune fille lointaine,
que l’enfant faisait danser sous vos yeux scintillants. C’était du bonheur pur.
Un moment tout présent, que rien n’aurait osé altérer : ni vos souvenirs
gangrénés par la solitude, ni vos doutes sur ce qu’il adviendra de vos amours
multiples et unes. L’enfant et la mère souriaient. Devant ce chien sans nom,
peluche douce de certitudes, des larmes ont perlé au fond de vous-même.
L’enfant et la mère se sont éloignées. Les deux petites filles au même prénom
se sont fait signe au revoir ; l’une tenant un petit chien marron fripé
dans sa main toute ronde ; l‘autre tenant la fin de son enfance au fond de
son regard, en faisant l’impossible –ne pas pleurer- pour qu’elle lui échappe
définitivement. »
— Allo, Monsieur Édiperoi ? — Lui-même. — Ça tient toujours pour 17 heures ? — Pardon ? — Pour le divan, samedi à 17 heures ? — Ah, oui ! samedi, 17 heures.
Madame Jocaste Édiperoi s’étonne. Son époux, nouvellement installé au troisième étage d’une résidence cossue sur la Croisette, se sépare, pour une somme dérisoire, de son divan, acheté à prix d’or à un designer italien de la plus grande notoriété. — Adalbert chéri, pourquoi vous défaire de votre instrument de travail ? Le cuir irritait-il la peau du dos de vos clientes ? — Jocaste aimée, à chaque fois que j’exhorte mes “patientes” à se détendre : “Installez vous sur le divan, confortablement... Vous y êtes à l'aise ? Bien calée ? Respirez un grand coup... Encore plus profondément.... Fermez les yeux... Complètement... Parfait... Vous êtes dans un endroit agréable, où ce qui se passe est bon. C'est sans doute hier, la semaine dernière, il y a 3 mois, 2 ans, 20 ans... Vous vous en souvenez.... Où êtes-vous ?...” à chaque fois, avant même qu’aucune ne puisse énoncer le moindre souvenir, mon divan meugle à fendre l‘âme. On jurerait un veau sous sa mère. — Adalbert ! J’ai toujours su que vous aviez un don !
Monsieur Whiskas
était un psychologue de haute tenue, à la pointe de la technologie. Il allait
jusqu'à proposer des consultations sur le web, en mode Chat sur Toubib.fr
:votre généraliste et spécialiste en ligne, c'est vous dire !
Il était de ceux
qu'on appelle aujourd'hui des psy-in, des psy aux eaux tranquilles et
bien édulchlorées, bien loin des nazes-bean, les psy-out
arriérés aux remous agités.
Malgré tout, il
avait un cabinet qui avait pignon sur rue (ne pleurons pas même si c'est
affligeant).
D'ailleurs, cet
après-midi, il était à son bureau, au 15 rue du Chat-qui-pêche, soliloquant
avec un confrère - plutôt psy-out - Monsieur Baballe. Hélas, je ne peux
pas vous rapporter leur discussion certainement hilarante, car la secrétaire de
Monsieur Whiskas, Mademoiselle free-skis les interrompit, tout en godillant
entre le traditionnel divan et le bureau Louis XV en faux ébène de Guyane du docteur Whiskas.
- Monsieur Whiskas, excusez-moi de
vous déranger mais vous avez votre rendez-vous qui arrive. le 15 h 15.
- Bien. Faites-le patienter quelques
minutes, le temps que je prenne congé de mon cher ami Baballe.
Monsieur Whiskas
était de ceux qui estimaient qu'un patient pouvait patienter... Pourtant le
15-15, ça sonnait doublement comme une urgence...
- Désolé vieux, mais j'ai mon 15-15
qui arrive alors...
- 15-15 !!! Et Nadal est à trois
points du match !!! Pour remporter son quinzième Roland-garros d'affilé !!!
c'est extraooordinaiiireu !!!
- Hhmmm... effectivement... On se
revoit bientôt, n'est-ce pas ?
- Hein ??? euh, oui oui... Un cas
intéressant au moins ton 15-15 ?
- Hhmmm... effectivement... un cas
qui a du mordant. Pour te dire, mon 15-15 a pris un pseudo qui veut tout dire :
sebarjo.
- Ah ouais quand même !!! Ouah tu
m'intéresses drôlement là hein !!! Je crois que je vais rester encore un peu
hein... Car il y a balle de match !!! Nadal est au service ! Le vent
tourbillonne sur le central mais il reste concentré et s'appr...
- Hhmmm... effectivement... dis donc
vieux, je crois que je viens de voir un ballon passer dans la rue, là... collé
à une Nike pas niqué du tout - un vrai billard -qu'on dirait même celle de
Zizou...
- Hein ??? Ouahhh ! Allez zou !!! Je
file hein !!! J'avais complètement oublié que j'avais un rendez-vous !!! Désolé
hein, de te laisser tomber mais tu comprends hein, le boulot c'est le boulot,
hein !
- Hhmmm... effectivement... A la prochaine...
- Tropd'la balle, hein !!! Et on
perd pas la boule hein, entre temps hein. Hin-hin-hin !!!
Docteur Baballe
sortit en courant et en criant à tue-tête ce refrain que l'on entendit résonner
longtemps dans le cabinet d'ordinaire quiet du Docteur Whiskas : Et un, et
deux, et trois zéro !!! hein !!! Hin-hin- !!!
...
Moi, Sebarjo alias
Monsieur Canin, j'étais le 15-15 du Docteur Whiskas. Son amuse-gueule
avant son quatre heures si vous
préférez... Mais toujours à l'heure ! A quinze quinze pétantes chaque jeudi de
chaque semaine. Cétait ma seule victoire dans la vie, cette arrivée au chrono.
Mon Marignan à moi en quelque sorte...
- Monsieur Canin, si vous voulez
vous donner la peine d'entrer pour vous étendre...
- Oui, il est grand temps Docteur,
car ça ne va pas du tout...
- Encore un os ?
- Oui !!! Et encore, je le ronge...
- Détendez-vous, allongez-vous. Tout
va bien se passer, vous allez voir.
- Oui je sais. Comme chaque jeudi...
- Bon. Reprenons si vous le voulez
bien. Donc... Vous vous voyez toujours en chien ?
- On ne peut mieux ! C'est de pire
en pire. Par exemple, vous voyez le mâtin, vers 10-11 heures, j'ai toujours un
creux...
- Comme d'habitude..hmmm...
- Eh bien maintenant, ce n'est pas
une petite faim que j'ai ! J'ai les crocs !!! Voyez, les crocs !!! Crocs !!!
- Crocs, crocs... Comme
d'habitude... hmmm...
- Je sens mon estomac qui crie !
Crie !!! Il est commme aux abois !!!
- Comme d'habitude... hmmm...
- Ca empire donc...
- Comme d'habitude... hmmm...
hmmm...
- ...
- enfin, je veux dire...
effectivement... mais rassurez-vous, tout va bien se passer, vous allez voir.
- Comme d'habitude.
- Comme d'habitude... hmmm...
- Et puis je fais des rêves...
- Intéressant ça oui... Original...
Racontez-moi ça... Original ça oui... Intéressant...
- Eh bien voilà Docteur... Tenez,
pas plus tard que la nuit dernière... j'ai rêvé que j'étais un chien...
- Comme d'habitude... hmmm...
- Oui, mais un chien de papier !!!
Tout moche, tout fripé ! Tout chiffonné ! Car voyez-vous, je m'étais niché pour
une petite sieste au creux d'un tambour de machine à laver... Et je suis passé
au lavage avec prélavage et même à un essorage à plus de 1500 tours...
- hmmm... effectivement...
- Et ce n'est pas tout... On m'a
suspendu sur un fil à linge au milieu de chaussettes dégoulinantes... en papier
elles aussi !!! Par les oreilles, ça fait mal !!! Docteur, vous croyez que
c'est une otite ?
- hmmm... effectivement...
- Tant mieux, ce n 'est pas les
oreillons !!!... Mais le plus fou dans cette histoire... c'est que je me suis
retrouvé comme ça, en train de sécher, sur Internet !!! Le lendemain... Flashé
dans une vitrine de magasin !
- hmmm... effectivement...
- Et encore, c'est rien à côté de la
nuit d'avant... Là, j'ai rêvé que je me mariais avec Ségolène Royal !!!
- Mais il y a du mieux, il y a du
mieux...
- Mais non !!! Imaginez le
lendemain... Le titre des journaux... Le mariage Royal-Canin a du chien !
Ou encore Royal-Canin, un mariage boulette ou croquette ??? Enfin voyez,
l'horreur quoi... Et Martine Aubry de répliquer, qu'il ne fallait pas en
faire un fromage !!! Pas facile avec les dames de Hollande tout de même...
- Mais il y a du mieux, il y a du
mieux...
Etc etc...
Je vous raconte ça,
c'était il y a quinze ans... quand il y avait encore d'autres partis politiques
que celui de notre cher Président...
Mais j'en ai eu
assez d'aboyer inutilement sur Monsieur Whiskas qui ressassait sans cesse ses
clichés de psy-out... Car en vérité, il n'était pas psy-in pour
un sou... Alors le Whiskas, je l'ai croqué. Comme si j'étais un félin alléché
par une poule sur un mur qui ferait psychoti-psychota... Et aujourd'hui,
c'est le docteur Canin qui reçoit au 30 rue du Chien-qui-chasse et qui fait
patienter ses patients pendant qu'il soliloque avec son confrère Docteur
Bouboule.
D'ailleurs, je dois
vous laisser, cher ami, car j'ai mon 30-30 qui arrive... Un certain Sold'
Pit-Bull...qui se prend pour une star du show-bizzz... Et vu sa truffe, je sens
que j'ai dû mal à le blairer ce nase... Va falloir que je me méfie... tout psy-in
que je suis !
Mon vague à l’âme se dissout dans le sifflement de la bouilloire rouge.
L’eau bout, posée sur la vieille cuisinière à bois qui ronronne, qui
s’essouffle, qui crache, qui gémit.
La chaleur valse avec les courants d’air clandestins, insinués entre les
mauvaises planches du chalet. Et ce n’est pas grave.
L’odeur âcre, de poussière et de bois humide, me grise.
Sur la toile cirée rouge de deux grandes tables, des vases improvisés pour
des brassées jaunes de coucous.
Le plancher craque. Les bûches éclatent. La bouilloire chante.
Je sais que tout près, il y a le grand champ à roulades, la forêt, la
rivière.
Sur le divan, paupières closes, je joue à la bataille de peluches et je
peux toucher le toit avec mes pieds.
Le volet est percé d’un sapin.
« Oui, docteur, vous disiez ? Vous n’êtes pas là pour les
images ricoré ? Vous voulez du drame, de la tragédie, des lapsus
révélateurs, de l’inconscient croustillant ? Là, ça fait trop cliché de bonheur ?
Ah ben je crois que vous vous êtes trompée de patiente… Comment ? Le salon
détente, c’est la porte à côté ? Oh pardon… je me disais bien qu’avec
votre tête de vieux grincheux… »
Quand je vais chez le psy, je
n’ai pas besoin de beaucoup d’artifices pour me sentir bien. Car, la
main qui m’accueille est tellement chaleureuse que je suis déjà toute
apprivoisée. Le « bonjour Sylvie » est si tendre et sincère, que je me blottirais entière dans la douceur de ses yeux.
Quelques
pas de plus, et je suis dans une petite pièce assez impersonnelle, où
vous attendent 3 gros fauteuils de velours bleuté. D’une apparente
sérénité, que je m’y love avec gourmandise, en prenant soin de vivre?
pleinement chacune de mes sensations. Et là, confortablement installée,
je confie ma vie…Et j’y suis bien.
-« On m’l’avait dit,,, mais j’le croyais poâ » ! -« Elle est maboule de la citrouille ». -« Elle consulte » !
-« Moi j’crois qu’elle est amoureuse... Son p0v’e mari qui s’doute de rin » !
Quand je vais chez
m’ameBoul, je suis tout de suite dans la ZenAttitude. La pièce aux
lumières tamisées respire la magie des parfums de l’orient. Et la
fontaine d’eau de pluie, égraine goutte à goutte les secondes de
quiétude volées à la course du temps ! Nue sous l’éponge orangée, ma
peau s’offre aux biens faits d’un massage aux huiles essentielles. Petit
à petit, mon esprit se détache de mon corps pour courir sur les plaines
sauvages de mon imagination. Et je quitte ce monde matériel, pour
devenir petite poussière qui virevolte aux rythmes de la mélodie…. Et
je suis bien
-« On m’l’avait dit qu’y s’passait des choses louches lâ-bas…. Mais j’le croyais pôa » !
-« E’ dit qu’elle a mal partout ».
-« Drôle de r’bouteuse c’te M’ameBoul »!
-« Moi j’crois qu’elle aime les femmes … Son p0v’e mari qui s’doute de rin » !
Quand je prends rendez-vous
pour une coupe, je sais déjà que le résultat ne sera pas à la hauteur
de mes espérances. C’est ainsi à chaque fois que je sorts du salon.
Mais je sais qu’au moins j’aurai, en plus d’un carré bien coupé, un
instant de plaisir entre les 10 doigts de la shampouineuse. Impatiente
sur mon fauteuil, je me prêterai volontiers aux parlottes de bienvenue
et aux patatis et patatas,,,, car bientôt tout cela cessera, dés que je
sentirai un filet d’eau glisser de ma tête vers la nuque. Et que par la
suite, j’offrirai ma chevelure aux milles petites caresses actives qui
la parcourront de long en large, et de haut en bas. Les yeux fermés je
profiterai pleinement de cet instant de détente. Plus rien n’aura
d’importance…. Je suis bien.
-« Moi j’prèfére la faire v’nir à domicile !
-« Comme ça vot’Maurice y peut veiller qu’é prend rin pendant qu’z'avez l’dos tourné !.
-«Bin vrai ! L’a quand même de drôle de mœurs dame Roulleaux…
-" c’est une jouisseuse » !
-« Et son p0vre mari qui s’doute de rin » ! ……KD G H BJ….. -« Hé Georgette, vous pensez qu’m’ame Roulleaux elle pourrait … » -« Enfin Raymonde, vous z’y pensez pâ ! et pi votre Maurice qu’est-qui dirait d’tout ça, hein »? -« ben rin,,,,,,, -« Raymonde, à quoi qu’vous pensez don‘ ? -« Ben, à c’p0v’ mari qu’est tout seul… » !
Mon épouse m’a dit que je ne devrais pas raconter ça. Bien
sûr elle a raison. Les jolies femmes ont toujours raison. Mais en même temps,
quand on va chez le psy, c’est bien pour accoucher de quelque chose, non ?
La psychanalyse, c’est un accouchement qui dure plus de neuf mois. Sans forceps
et au tarif de 500 francs la séance à l’époque, on comprend que certaines
libérations soient longues à venir.
Il était donc une fois un psychanalyste parisien chez qui
moi, Jean-François Lejolusse, je me rendais depuis un certain temps déjà. Tout
allait bien : je commençais à m’habituer aux silences du praticien, à ses
questionnements insidieux et surtout à son divan moelleux. Je me sentais un peu
comme madame Récamier dans ce canapé, mais une madame Récamier en bois de
cercueil, comme dans le tableau de René Magritte.
Ce jour-là, comme je lui avait raconté un rêve de ciseaux,
il m’avait demandé de lui évoquer un endroit agréable où j’aimais à me rendre,
où je me sentais bien, où tout ce qui se passait était bon. A l’époque, je n’étais
bien nulle part et tout ce qui se passait autour de moi, pour ainsi dire, ne me
concernait pas. J’étais là sans y être tout en y étant. Je faisais souvent par exemple le rêve du pyjama et des
pantoufles. C’est une journée normale, vous prenez le chemin de l’école ou du
travail et quand vous arrivez dans la classe ou au bureau vous vous apercevez
que tout le monde est habillé normalement alors que vous êtes en pyjama et en pantoufles.
Finalement, en cherchant bien, je trouvai le biais pour
satisfaire mon Siegmund. Il y avait un autre endroit comme ça dans la réalité
où le fait de se trouver vêtu de manière différente amenait un certain malaise
bientôt suivi d’une sorte de bien-être passager, voire d’une déliquescence
proche de la béatitude. Un moment de bonheur trimestriel où le fait d’être mêlé
à un autre groupe d’hommes de tous les âges ne générait aucune angoisse. Une espèce
de sport rituel qu’on pratiquait depuis l’enfance. On nous y avait initié en
nous accompagnant, en nous aidant à prendre place sur le fauteuil de bois pour
devenir aussi grand que l’officiant. Et puis, en grandissant, on y allait tout
seul, arrivant rarement le premier même à l’heure de l’ouverture. Du coup on
attendait parmi les rois et présidents de républiques, les actrices de cinéma,
les dessins humoristiques et les joueurs de football. On feuilletait
« Marie Splatch », on regardait le merlan frire ou plutôt faire, et
puis bientôt c’était notre tour. Le coiffeur tendait la blouse de nylon vert
amande, bleu ciel ou même rose pâle, on y enfilait les bras comme un condamné
tend ses mains aux menottes et puis on s’installait sur la chaise électrique.
Tout le public présent assistait à l’exécution, entendait
vos dernières volontés.
- Pas trop court !
Intérieurement vous ajoutiez : « … qu’au moins
maman me reconnaisse ! »
- Bien dégagé sur les oreilles ! « … et sur la
queue, comme prient les taureaux aux arènes espagnoles. »
- Les pattes à mi-hauteur ! » « … sous
entendu d’oreille » et les ciseaux démarraient leur fandango.
Chute des tifs et « chut ! » des substantifs.
Pas question que je pipe mot à ce mâchouilleur de vieux mégots. Est-ce que ça
existe encore les Gitanes maïs ? Et l’eau de Cologne du Mont Saint-Michel ?
Et les grands miroirs dans lesquels on peut voir les autres clients qui
attendent, ceux avec lesquels le garçon-coiffeur fait la causette puisque vous
ne daignez pas discuter avec lui des
résultats du dernier match du P.S.G., de l’augmentation du coût de la vie, de
votre travail ou de vos études. A vrai dire, ces deux derniers points, le
coiffeur s’en fout. Votre goût immodéré
pour la lecture, la « grande » musique, le théâtre, vous avez bien
fait de le laisser dans la poche droite de votre manteau. Ici la conversation
sent bon le concierge voire le ragot de quartier. Déjà, vos lunettes vous ont
trahi. Si jeune et déjà intello…
- C’est intéressant ! commenta le psy. Continuez dans
cette voie-là ! »
Remarquez, à Paris, le coiffeur de la rue Chabanais, il a dû
passer toute sa vie à en remettre sur le nez de ses clients, des
lunettes : toute la Bibliothèque nationale venait se faire coiffer chez
lui ! Bon, à l’époque, tout comme aujourd’hui, il y avait surtout des dames à
chignon dans cette noble institution, mais la rue de Richelieu, entre la Bourse
et l’Opéra, et les vieux messieurs qui avaient connu d’autres dames dans cette
même rue Chabanais… Est-ce qu’il avait imaginé qu’il atterrirait un jour ici,
le Pied-noir d’Oran aux fines moustaches, aux gestes distingués, aux doigts
boudinés et doucereux, à l’accent de « Po po po dis » parfaitement
similaire à celui d’Enrico Macias quand Paris l’avait pris dans ses bras ?
Allez savoir !
Des moments en dehors du temps. Tout s’arrête et l’on
n’entend plus que le bourdonnement régulier de la tondeuse électrique.
Plus tôt, il y avait eu les cosmonautes. J’habitais encore
en province. Le salon, sur une petite place bordée de platanes, était tenu par
elle et lui, la femme et le mari, tous deux revêtus « à la
Bogdanoff » de combinaisons blanches brillantes. Je n’y suis pas resté
longtemps, même si c’était bon de sentir aussi près de soi un corps de femme
qui s’agitait rien que pour vous. Mais bon, peigne et ciseaux en main, ça
limite les épanchements et le mari tout près et pas de placard où se cacher, ça
craignait pour les émois quand même. Surtout, je n’ai pas aimé qu’elle me
demandât, comme ça, la deuxième fois, ma date de naissance. Ca ne se fait pas
de demander ces renseignements-là à un jeune homme ! En fait, c’était pour
calculer mes biorythmes. N’importe quoi ! J’ai changé de coiffeur, je suis
allé chez Jean-Marc, comme tout le monde !
C’était marrant ! D’évoquer auprès du psy posté derrière
mon crâne le moment dangereux où le rasoir attaque les petits poils au bas de la
nuque, sous les pattes ou au-dessus de l’oreille fraîchement dégagée, ça me
faisait presque autant de bien que lorsque je m’étais mis à accepter le
shampooing avant la coupe ! Le fauteuil qui pivote, bascule en arrière,
l’eau chaude, les doigts qui vous massent les cheveux tandis que vous fixez du
regard le plafond en écoutant la soupe de Cherry FM sur la radio du moustachu
qui ne lit et donne à lire que France Football !
- Je vous fais une friction ? »
- Non, merci. Ce n’est pas la peine ! »
A vrai dire, je ne saurai jamais ce que c’est qu’une
friction. Je refusais les surplus, de peur qu’ils ne soient facturés en
supplément au moment de payer.
Et je ne saurai jamais si le psychanalyste était à même de
me guérir de ce dont je souffrais : quand je m’étais rendu compte que ce…
dégénéré me caressait les cheveux, alors que je dégoisais sur son divan, je
n’avais fait ni une ni deux. Je l’avais planté là et j’étais parti en claquant
la porte, sans le payer. Lui, de sa voix efféminée, bredouillait encore des
choses du genre : « Vous savez, Jean-François, il n’y pas que les
garçons-coiffeurs à vous trouver du charme. Moi-même, si vous vouliez… ».
***
Je n’ai renoué avec la psychanalyse que bien plus tard, au
moment de mon mariage avec madame Lapsi. Madame Lapsi est une psy. Ce que
j’apprécie, chez mon épouse, c’est qu’elle se mêle très peu de ce que j’écris
ici ou là. D’autre part elle m’a guéri de ma pingrerie d’une façon abrupte mais
efficace : c’est elle qui s’occupe de toutes les questions d’argent à la
maison. Enfin, elle m’a fait découvrir le nirvana suprême. Je n’ai plus besoin
d’aller dépenser des sous chez le coiffeur ou chez un monsieur Siegmund :
c’est elle qui me coupe les cheveux désormais et m’écoute raconter ma vie.
Je me sens mal à
l’aise chez ce psy. Je ne les aime pas de manière générale. Leur retenue glacée
m’effraie. Il me demande un moment heureux. Ce ton tranquille me ramène au temps
du collège, à cette prof de français détestée. Elle aussi avec la même
tranquille assurance. Elle aussi nous demandait de nous dépouiller de notre
intimité. Il nous fallait coucher sur le papier – quatre pages minimum - des extraits de nos vies, des sentiments,
des impressions. Tout ça pour inscrire une mauvaise note bien en vue, surlignée
de rouge, au bas de la copie.
Il répète la
question, je ne réponds toujours pas. Je jette un coup d’œil alentour pour
prendre contact avec la chambre inconnue. Le canapé est recouvert d’un frais
liberty et la fenêtre s’ouvre sur un jardin. J’aperçois les corolles rosées d’un
cerisier et un merle qui se balance avant de plonger dans le vide. Sur le mur
crème, deux ou trois estampes japonaises et une photographie en noir et blanc,
un garçonnet sur le chemin de l’école. Un souvenir agréable ? C’est si
simple en fait…
Tu es trop grand
maintenant, je vais te couper… Il enfouit sa
bouille ronde dans mon cou et s’arrache à mes bras. J’aimerais t’enlever quelques années. Je
regarde s’éloigner la silhouette emmitouflée dans le caban bleu marine qu’une
amie a prêté et qui lui va si bien. Un dernier signe de la main avant que la
voiture des grands-parents ne disparaisse.
J’attrape l’un
des doubles du doudou originel qui traîne dans l’entrée et gravis les escaliers.
Sa chambre se trouve à gauche, au bout du couloir. La couette est roulée en
boule comme toujours. Je serre contre moi l’oreiller Barbapapa et ne peux
m’empêcher de le porter à mon visage. Son odeur d’enfant est restée là,
incrustée dans les replis de coton.
Je m’allonge sur
le lit en chien de fusil et je ferme les yeux. Je viens de fermer le livre
d’images. Les volets sont clos. Nous nous pelotonnons l’un contre l’autre. Je
chantonne. Toujours cette même comptine. Les notes se taisent dans le calme de
l’après-midi. J’entends son souffle, je compte ses soupirs. Déjà le sommeil
m’entraîne dans le paradis accueillant des rêves. Juste une minute, savourer mon
tout petit.
Au loin,
j’entends une voix étrangère qui me demande à nouveau : un moment
heureux ? Je n’ai toujours pas appris à répondre. Et puis, tout se
mêle : hier, demain, aujourd’hui. Le désir de la fillette, de la jeune femme.
D’une vieille dame au seuil de sa vie aussi, silhouette fragile qui se dessine
le long de mes jours. Avec ce besoin inchangé de respirer encore une dernière
fois, l’odeur de sommeil de mes brigands. Jusqu’au bout.
Je suis allongée dans la prairie. Le soleil
grignote doucement chaque parcelle de mon corps et de petits insectes essaient
timidement de le parcourir. Je voudrais bien les chasser, mais il faudrait
bouger et je n’en ai pas envie. Les brins d'herbe chatouillent mon ventre, je
crois que je n'ai jamais été aussi bien.
Il est à côté de moi, il me regarde, je le
sais mais ma tête dit bonjour aux fourmis. Les feuilles des arbres bruissent
timidement.
Au loin, j'entends le bruit de la route
Loin, très loin...
Nous avons pris les chemins buissonniers.
Nous avons roulé jusqu'au bout du chemin,
et marché jusqu'à nous perdre.
Il s'est assis sur un bout de la couverture
et il a regardé le paysage d'un air un peu gêné.
J'ai souri de sa timidité et j'ai enlevé ma
robe. C'était la première fois qu'il me voyait nue et je n'avais pas peur de
son regard. Je me suis déshabillée comme la fleur s'ouvre le matin à la rosée
sans pudeur, sans crainte, et j'ai attendu que le soleil vienne m'embrasser.
Le soleil n'a pas résisté.
Il m'a embrasée...
Éblouie, j'ai fermé les yeux quand ses
doigts de feu se sont posés sur mon ventre. C'était doux et brulant à la fois. Ses mains ont frôlé mon bassin, lentement,
comme une torture délicieuse. Il a posé
sa bouche sur la pointe de mes seins et c'était comme si enfin il pouvait boire
à mon âme.
Je ne sais dire comment le soleil fait
l'amour.
Je sais ses mains de feu, sa bouche
assoiffée et son corps brûlant qui
enveloppait le mien.
Un instant, j'ai cessé d'exister parce que
la vie meurt à approcher de trop près ce qui la nourrit.
Un
instant, j'ai cessé d'exister et mon corps tout entier a oublié qu'il était
corps et âme aussi.
Une brindille dans une prairie, un fétu de
paille emporté par le vent de l'été...
Le soleil m'a regardé jouir et il a souri.
Je ne sais pas dire le sourire du soleil mais
je sais qu'il est resté en moi.
Alors, monsieur, quand vous me verrez
pleurer parce que le monde est cruel, quand vous me ferez une belle ordonnance
remplie de petites pilules qui font voir la vie en rose, n'oubliez pas de me
rendre ce sourire.
Une fête. Un hommage. Pour célébrer sa première bougie. Une
fête. Sa fête. Ils s’attendaient à quoi ? Un poème ? Une chanson, « Y’a
la Joye. Bonjour,
bonjour Val et Kloëlle. Y’a la
Joye ? » Nan, alors là, rien de tout cela.
Je lui ai fait sa fête. Ben ouais quoi, ça suffit. J’avais
pas que ça à foutre les week-ends. Fallait le supprimer ce blog. Une
secte ! Oui, une secte que c’était. Je voulais retrouver ma liberté. Et
briser les fers de tous mes compagnons d’infortune, eux-aussi opprimés par ces
défis. Je dis que c’était folie de rester enchainés plus longtemps. Bien sûr,
ils m’en veulent. Leurs paupières n’sont pas encore désilées à ces esclaves
volontaires. Lorsque j’ai agi et mis un terme à cette tyrannie, leur nombre ne
cessait d’augmenter, aux « participants », comme ils aimaient les
nommer. C’était effrayant, une armée de samediens-défieurs étaient en train de
se former. Ils embrigadaient en France, Navarre, Gelbik, … partout, même en
Iowie. Le gang des quatre. A terme, il y avait risque de dictature totalitaire,
bientôt il aurait été obligatoire d’être samedien. Ils prenaient pas garde ces
idiots, ils voyaient rien ! Alors il fallait que cela cesse, je lui ai
fait sa fête au blog… Un jour on me remerciera !
Un feu d’artifice final. Ça a giclé, des octets partout. Je leur
ai fait misère. Après le site, à la nuit noire, ça a été la fête des
« admins », surtout les deux mères fondatrices… Ah ces deux-là !
Noméo, quelle idée d’instaurer cette dictature de l’écriture ! Elles l’ont
bien mérité, l’ont bien cherché. Elles ressemblaient à plus rien après j’dois
dire. Vous connaissez la recette de la chair à saucisse ? Non ? Moi
oui. Voila. Finito. Le défi du samedi, y’a plus ! Je vous ai tout dit. Je
lui ai fait sa fête, docteur.
…
Ça schlingue dans cette piaule… Vous avez fumé du chichon ou
quoi ? Pas très confortable votre futon, au fait. Et c’est quoi ce barbu
en photo partout dans la pièce ?
…
Bon, c’est à votre tour de causer. C’est bon, vous m’avez
écoutée ? Vous avez bien vue que je suis folle. Folle à lier. Pas avec des
foulards en soie dans une chambre éclairée aux bougies. Mais folle à lier, à
lier de chez à lier, avec la camisole de force, la camisole chimique, la
totale. Alors, c’est bon ? J’ai le droit à l’irresponsabilité pénale,
einh ? C’est ça doc, pas de zonzon pour ceux qu’ont plus leur
raison ? Et puis, à propos, dites-moi, on a accès à Internet dans les H.P.
au moins ? Faut pas déconner ! Sans ma dose de Web, j’en aurais bien
de la peine car je vais être enfermée pour longtemps.
…
Eh oh, j’vous parle. Vous pouvez au moins répondre à ma
question !! Elle va pas s’envoler, vous pouvez lever deux minutes le nez
de votre grille de mots croisés !!
Depuis que l'on est rentré de vacances, Chat-Limar n'a pas l'air d'aller bien. Ca ressemble à une bonne vieille déprime, en pire. J'ai essayé de lui parler : - Ben alors mon chat, qu'est-ce qui ne va pas ? - Tout ! - Tu as envie de faire quelque chose ? - Rien...
Nous
voilà bien avancé. En désespoir de cause, je l'ai emmené chez le
vétérinaire. Quand j'ai récupéré le chat, je lui ai demandé ce qui
n'allait pas (au véto, pas au chat). L'homme de l'art a pris un air
docte, a chaussé ses lunettes et m'a dit : - C'est une grossesse nerveuse. - Chez un mâle ??????
Ca
alors, je savais que la science faisait des progrès, mais pas à ce
point. Il se trouve qu'un charmant vieux monsieur qui habite plus haut
dans ma rue se trouve être psychologue à la retraite. Je lui ai donc
expliqué mon problème et il a accepté d'ausculter mon chat.
Voici le récit par le minet contrarié : - Alors il m'a dit : inchtallez vous ichi et détendez-vous. Il m'a demandé de m'imachiner dans un chendroit confortable. - Le jardin ? - Non la couette. Et de choichir mon chactivité préférée. - Dormir. - Nan, MANGER !!!! - Et ? - Il m'a demandé de lui raconter un chouvenir particulièrement plaisant... - Les chuchettes à la chouris ? - Che chais même plus quel goût cha a depuis que TU M'AS MIS AU REGIME !!!!! (sanglots déchirants) -
En même temps, euh, là tout de suite, impromptu, je reviens juste de
chez le marchand avec un énorme sac de chuchettes à la chouris, tu en
veux une ? A la réflexion, prends-en plutôt deux ! Tiens, et une
troisième pour la route...
Ndlr :
avant que l'on m'accuse d'être une mère à chat indigne, je tiens à
préciser que Chat-Limar, qui devrait faire dans les 4 kg max vue sa
taille, s'approche allègrement des 6 kg. Mais oui. Ceci expliquant le
régime...
Le cabinet du psy est
un véritable paradis. Situé au cœur de l’ancienne cité, non loin du
centre ville dans une petite rue pavée. Je suis d’abord assis face à
lui, c’est un homme âgé, digne, ni chaleureux, ni glacial, plutôt
bienveillant ; mon regard balaye la pièce :
derrière lui une grande baie vitrée triangulaire permet de voir, luxe*
inoui en centre ville, un jardin. Dans le fond du jardin, on devine la
maison d’habitation, de bonne taille mais sans prétention. Mais
surtout, il y a cette bibliothèque, sur deux des murs de la salle, les
livres couvrent les murs, et montent jusqu’au plafond, une
échelle-escalier, permet d’atteindre les ouvrages haut placés.
Le divan c’est pas mon truc, je réfléchis à ce que je vais bien pouvoir trouver pour prolonger mon incursion dans cette pièce.
L’idéal
serait d’obtenir du psy qu’il aille me chercher un rafraichissement,
style cocktail coloré avec plein de fruits en déco, j’incline à ce que
ce divan le soit – inclinable- (ce sera mieux
pour déguster le cocktail), le regret c’est que ce psy vieux jeu n’aie
pas équipé ce fauteuil d’un système de massage du dos comme on en trouve chez les coiffeurs…
-dites docteur, pendant que vous allez me préparer un drink, je
peux jeter un coup d’œil aux livres, allez soyez chic dites oui ! vous
ne seriez pas assez cruel pour me laisser plus de dix minutes dans une
telle bibliothèque et me refuser de feuilleter, de toucher, de caresser
les ouvrages ?
Maintenant que je suis dans la place, je dois trouver
le moyen de m’y incruster. Avant de venir, j’ai bien révisé mes vieux
cours de psychiatrie, pour lui mijoter aux petits oignons un beau
syndrome qui le questionne, pour qu’il me laisse plonger dans son
univers de livres bien rangés. Eviter aussi bien sûr de trop bien
faire, ce serait l’internement garanti et la bibliothèque de l’HP **est consternante (la collection harlequin ou les SAS sont ce qu’ils ont de plus intello, c’est vous dire !).
Long silence
Je suis sur le divan
Il attend
Alors
je décide la franchise, je lui avoue que mon seul but en prenant rendez
vous avec lui, c’est de me prélasser dans son divan, en feuilletant
quelques livres de sa bibliothèque, dans ce bureau éclairé en sirotant
un énorme verre de jus de fruit avec ou sans alcool… que je veux bien payer pour çà…
Ah ! pour la musique, si ce n’est pas abuser, ma version préférée de la flûte enchantée c’est celle de Nikolaus Harnoncourt de 1987.
Merci à tout à l’heure…
Zigmund
*luxe : ceux qui ont ajouté mentalement Skywalker sont aussi gravement atteints que moi
« Finalement, j'aimais
assez bien la cave. C'est vrai qu'il y faisait froid et humide. Et
parfois j'y restais presque deux jours sans manger. Et puis y avait les
rats, qui me faisaient peur, surtout au début quand je savais pas trop
ce que c'était. Mais finalement... j'étais tranquille, à la cave. Il y
traînait plein de trucs avec lesquels j'arrivais toujours bien à
m'amuser. Bon, la nuit, il faisait trop sombre, mais la journée ça
allait, le soleil passait un peu par le soupirail. Et comme c'était à
la cave que Papa enterrait les femmes qui voulaient partir, y avait
toujours de la terre fraîchement retournée et je faisais des châteaux
et des tas de trucs chouettes. D'ailleurs j'ai toujours le goût pour le
travail de la terre. Y a pas de mystère, hein, ça vient de là mes
sculptures en argile. Et puis pendant que j'étais à la cave, je
l'entendais pas crier. Enfin si, je l'entendais un peu, quand même,
mais c'était pas après moi, alors j'arrivais à faire comme si je
l'entendais pas. En plus, j'ai toujours pensé qu'elle était
probablement là aussi, ma mère. Y avait pas de raison qu'elle y soit
pas. Elle avait sûrement dû vouloir partir, elle aussi. Forcément.
Alors elle devait bien être là aussi... Du coup, quand il me mettait à
la cave, ben j'en profitais pour lui parler, à ma mère. C'était obligé
qu'elle soit là. Elle aurait pas pu me laisser avec lui. Non. Elle
aurait pas pu. Quand j'ai commencé à grandir, à... changer, il a
commencé à moins me faire descendre. Et puis y a eu cette femme, là,
qu'a pas duré longtemps, et puis plus rien. De moins en moins de bonne
terre à la cave. Au début, j'ai cru que c'était une bonne chose.
J'avais pas trop l'habitude des relations normales entre un père et une
fille, hein, alors je savais pas trop quoi penser, non plus.
Maintenant, je me rends bien compte que j'aurais pu comprendre plus
tôt, mais après coup c'est toujours plus facile, n'est-ce pas? C'est
étrange, mais vous savez, il m'arrive parfois encore aujourd'hui de la
regretter, la cave. Finalement, j'y ai passé les moments paisibles de
mon enfance. Et puis ma sortie de l'enfance a été un peu brutale, pour
le coup, alors tout ce qui me rappelle avant... Oui, non, je sais,
c'est stupide. Je me dis parfois que s'il n'avait jamais voulu me
toucher j'y serais peut-être encore, dans cette cave. Avec toutes ces
femmes, celles d'alors, celles qui auraient suivi, ma mère, peut-être.
Sans doute. Mais il a voulu me toucher. C'est étonnant comme je l'ai
laissé me frapper des années sans opposer la moindre résistance, et à
la première caresse... Un coup. Un seul. J'étais pas encore bien
épaisse, mais la rage... Les ciseaux. Dans son oeil. Je l'ai regardé
mourir et vous savez quoi? Je n'ai strictement rien éprouvé du tout. Et
je suis descendue attendre à la cave. Mais bon: le passé c'est le
passé, hein? Assez parlé de ça. Comme je vous disais, j'ai donc aménagé
la cave en salle de sport, j'ai pris un coach, une diététicienne, mais
ce foutu régime, je crois bien que j'y arriverai jamais sans un bon
suivi psychologique, docteur. »
Ca sent le fauve, c'est sauvage et chaud, le grain irrégulier, un
toucher exceptionnel, double piqure à l'anglaise, du buffle sans doute
? mais à son mouvement d'impatience je comprends que mes commentaires
sur la qualité du divan, ce n'est pas ce qu'il attend de moi. Dommage,
alors je raconte ma petite enfance dans les rangs de vigne
bourguignons... il en a retiré ses lunettes ce connaisseur ! Du coup,
ça sent moins le buffle et plus le bois de chêne et la moisissure, mes
odeurs de gosse qui remontent des caves de Gevrey comme autant de
souvenirs enfouis. Ensuite ça sent moins bon même si le mot
pollution n'a pas encore été inventé, l'Ile de France et les
déménagements au hasard des mutations d'un père gendarme; il a remis
ses lunettes avec lassitude: les casernes c'est pas son truc. Alors j'abrège les études et mai 68 qui doit pas être son truc non plus ! J'embraye
sur la musique, les groupes de hard rock avec les copains Jacky, JC,
Eric et les soirées M.J.C; et la vie en communauté et l'Olympia et
Bercy et Las Vegas! Là il a franchement tiqué, alors je rembobine...
jusqu'à l'Olympia j'avais bon; après j'ai dû me laisser emporter,
l'odeur du buffle qui revient avec un relent de patchouly. Je sens
bien qu'il se méfie, aussi je le fais plus classique au risque de
l'ennuyer: la guitare est au clou, la bague au doigt, les enfants à
l'école, la maison construite, auto, boulot, dodo; il a dû entendre ça
tant de fois. Bon alors avions, expositions, commissions, ça fait déjà
plus class. Je voudrais bien qu'il accroche quelque chose
d'interessant, de magique, d'extraordinaire dans mon épopée. Quoi ?
Recommencer, nom, prénom, date de naissance ? On n'est pas au Quai des
Orfèvres! Pas de buffle là-bas, quelques ronds-de-cuir tout au plus. J'ai
dû rêver, moi qui m'attendais à un tir nourri de questions compliquées,
façon 'Qui veut gagner des millions', il a fallu que je tombe sur un
discret, un sournois masqué en Ray-Ban fumées, un faux-cul quoi ! J'ai
dormi ? J'en suis déjà aux enfants partis faire leur vie aux States et
puis la retraite et puis le divorce après trente trois ans de
mariage... pourquoi il enlève encore ses lunettes ? Il voudrait des
preuves ? l'acte de vente de la maison, la photo de mon amie ? Si je
suis heureux ? Tiens, là je viens de prendre une question en pleine figure et machinalement, je fais celui qui n'a pas entendu. Je triture la double piqure à l'anglaise, un toucher exceptionnel, un grain incomparable, c'est
sauvage et chaud, ça sent le buffle, mais ça, il s'en fout...
Ah non, il y a erreur. Je ne vais
pas chez le psy ! Vous pensez que
je devrais ???
Installez-vous sur le divan,
confortablement.
Ah non, il y a encore erreur.
Divan et confortable ? Ben non, les deux mots sont antonymes !!!
Vous y êtes à l'aise ? Bien
calé(e)s ?
Non, pas du tout, et puis il y a
un mec avec un violon et une fille avec une harpe et ils essaient de me faire
des chatouilles ! OH ! Et puis, la petite brune là, elle vient de me
filer un coup de coude !!! OUILLE !!!
Respirez un grand coup...
Non, impossible, j’ai chopé une
bronchite la semaine dernière, je tousse comme pas possible ! Et puis, je
pense bien que je suis allergique à ce stupide divan, et … ATCHOUM ! HAK ! AHEUX !!! Dis, t’aurais pas un Kleenex ? Des pastilles au
moins ? Un verre d’eau ? Ah,
merci ! Glou, glou…
Encore plus profondément....
AAAAAAAAAAHAAAAAAAROUUUU ! Oh, désolée, oh non, j’ai craché tout mon eau
sur le pauvre monsieur en chapeau de pirate ! Ça va, Monsieur ? Pardon ? OH ! C’est quoi comme juron, ça ? Et puis non, c’était pas
exprès ! Monsieur ? Monsieur ?
Fermez les yeux...
Oui, il vaudrait mieux, parce que
je pense que j’ai vu le monsieur en chapeau de pirate en train d’aller chercher
un gros seau d’eau…
Complètement...
Euh, d’accord, mais vous êtes sûr
qu’il n’est pas fâché ?
Parfait...
Puisque vous le dites, mais je
vous assure que ce divan n’est guère confortable !
Vous êtes dans un endroit
agréable, où ce qui se passe est bon.
Ah, d’accord, chez les Défiants
du samedi ! Ah yes…
C'est sans doute hier…
Ah oui, leur premier anniversaire…
… la semaine dernière, il y a
3 mois, 2 ans, 20 ans... Vous vous en souvenez....
Eum, non, il y a 20 ans,
j’imagine que Val et Janeczka jouaient encore dans leur bac à sable…
Où êtes-vous?
SPPPPPPPPPPPPPPPPPPPOUUUUUUUUUUUUUUCHE !
Euh, là, à présente, dans une
grande flaque d’eau. Z’auriez pas de serviette au moinsse ?
Ah, merci. Alors, oui, j’allais vous raconter…
Pardon ?
L’heure est terminée ?
Déjà ?
Alors, d’accord, tant pis, à la
prochaine !
Pardon ?
Il y aura un supplément pour le
nettoyage du divan ? Mais c’était pas moi, Docteur, c’était l’homme au
chapeau de pirate…et la fille avec la harpe…et le mec avec le violon…et la
petite brune…et les autres, tous les autres !!! Mais où sont-ils tous passés ?!?
Pardon ?
Ah bon ? Il n’y a eu que
moi ? Mais vous ne les avez pas
vus, vous ?