On a tous nos petits soucis (Poupoune)
« Finalement, j'aimais assez bien la cave. C'est vrai qu'il y faisait froid et humide. Et parfois j'y restais presque deux jours sans manger. Et puis y avait les rats, qui me faisaient peur, surtout au début quand je savais pas trop ce que c'était. Mais finalement... j'étais tranquille, à la cave. Il y traînait plein de trucs avec lesquels j'arrivais toujours bien à m'amuser. Bon, la nuit, il faisait trop sombre, mais la journée ça allait, le soleil passait un peu par le soupirail. Et comme c'était à la cave que Papa enterrait les femmes qui voulaient partir, y avait toujours de la terre fraîchement retournée et je faisais des châteaux et des tas de trucs chouettes. D'ailleurs j'ai toujours le goût pour le travail de la terre. Y a pas de mystère, hein, ça vient de là mes sculptures en argile. Et puis pendant que j'étais à la cave, je l'entendais pas crier. Enfin si, je l'entendais un peu, quand même, mais c'était pas après moi, alors j'arrivais à faire comme si je l'entendais pas. En plus, j'ai toujours pensé qu'elle était probablement là aussi, ma mère. Y avait pas de raison qu'elle y soit pas. Elle avait sûrement dû vouloir partir, elle aussi. Forcément. Alors elle devait bien être là aussi... Du coup, quand il me mettait à la cave, ben j'en profitais pour lui parler, à ma mère. C'était obligé qu'elle soit là. Elle aurait pas pu me laisser avec lui. Non. Elle aurait pas pu. Quand j'ai commencé à grandir, à... changer, il a commencé à moins me faire descendre. Et puis y a eu cette femme, là, qu'a pas duré longtemps, et puis plus rien. De moins en moins de bonne terre à la cave. Au début, j'ai cru que c'était une bonne chose. J'avais pas trop l'habitude des relations normales entre un père et une fille, hein, alors je savais pas trop quoi penser, non plus. Maintenant, je me rends bien compte que j'aurais pu comprendre plus tôt, mais après coup c'est toujours plus facile, n'est-ce pas? C'est étrange, mais vous savez, il m'arrive parfois encore aujourd'hui de la regretter, la cave. Finalement, j'y ai passé les moments paisibles de mon enfance. Et puis ma sortie de l'enfance a été un peu brutale, pour le coup, alors tout ce qui me rappelle avant... Oui, non, je sais, c'est stupide. Je me dis parfois que s'il n'avait jamais voulu me toucher j'y serais peut-être encore, dans cette cave. Avec toutes ces femmes, celles d'alors, celles qui auraient suivi, ma mère, peut-être. Sans doute. Mais il a voulu me toucher. C'est étonnant comme je l'ai laissé me frapper des années sans opposer la moindre résistance, et à la première caresse... Un coup. Un seul. J'étais pas encore bien épaisse, mais la rage... Les ciseaux. Dans son oeil. Je l'ai regardé mourir et vous savez quoi? Je n'ai strictement rien éprouvé du tout. Et je suis descendue attendre à la cave. Mais bon: le passé c'est le passé, hein? Assez parlé de ça. Comme je vous disais, j'ai donc aménagé la cave en salle de sport, j'ai pris un coach, une diététicienne, mais ce foutu régime, je crois bien que j'y arriverai jamais sans un bon suivi psychologique, docteur. »