Le cube
Hélène a dit, c’est moi
qui prends le livre. Normal c’est moi qui lis.
Elle a une jolie voix, Hélène,
c’est pour ça que c’est elle qui lit. Même si elle
est bien sage et qu’elle n’aime pas trop se mettre en avant.
Gérard a pris le cube, ma sœur
a pris les affaires de plage et quant à moi, j’ai pris la
bouffe et la vaisselle. Nous allions manger au bord du canal. On
trouverait bien un coin d’ombre, il y a toujours de l’ombre
quelque part, au bord d’un canal.
Au passage à niveau, je leur ai
dit, on prend par la voie, et ils m’ont suivi le long des rails. Ce
sont des rails rouillés. Il n’y a qu’une seule voie, et de
l’herbe pousse anarchiquement à travers le ballast. Hélène
s’est inquiétée de savoir s’il y passait des trains
et j’ai dit que bien sûr. En effet c’était au temps
où la ligne n’était pas encore à l’abandon.
Il y passait habituellement un train de marchandises par jour,
généralement vers onze heures du soir. Le convoi était
composé d’une motrice diesel et d’une poignée de
wagon, parfois un seul et unique, et quand j’étais gamin et
que j’entendais au loin la scansion de la motrice je me levais
prestement et je tirais les rideaux afin d’observer le chauffeur
baisser lui-même la barrière du passage à niveau,
traverser lentement, s’arrêter à nouveau et relever la
barrière. Sachant cela, Hélène a rosi de plaisir
à l’idée de cette transgression. Même si c’est
une fille bien sage. Et nous avons marché le long des rails.
Je ne sais pas si j’étais
vraiment amoureux d’Hélène. Ça aurait pu se
faire, d’ailleurs nos mères nous auraient bien mariés
séance tenante. Mais c’est justement pour ça. Nous
nous connaissions depuis trop longtemps. Nos chemins étaient
appelés à diverger, je le sentais. En fait je l’aimais
bien, voilà. Et elle me le rendait. Tout est dans ce « bien ».
De toute manière elle est bien sage. Aussi.
En file indienne, nous avons marché
le long des rails jusqu’au pont métallique qui enjambe le
canal. L’un dans l’autre, ça faisait un bon kilomètre
et ça me paraissait moins fatiguant que de descendre par les
rues poussiéreuses pleines de bagnoles et de chiens qui
aboient dans les jardins. Et pour le retour, il n’y aurait pas
photo. Ça monterait beaucoup moins par la voie ferrée.
Nous n’avons vu aucun train. Ça
a dû ennuyer les vaches qui paissaient dans la prairie
d’assaut, et qui se sont contentées de nous regarder nous.
De toute façon la vache qui regarde passer le train avec
intérêt est un mythe, qu’on se le dise.
A l’extrémité du pont,
nous avons dévalé le raidillon jusqu’à la
digue, que nous avons longée jusqu’aux bains. A cette heure
là, bientôt midi, il n’y avait presque personne, alors
nous avons pu aisément choisir notre emplacement. Nous avons
posé les serviettes de bain dans l’herbe, en prenant soin de
délimiter ainsi un territoire suffisamment large pour que
Robert et Jean-Marc, qui avaient planté une canadienne sur le
terrain de camping voisin, puissent se joindre à nous sans
difficultés. Ne croyez pas qu’on ait choisi un coin à
l’écart et à l’abri des regards. Non, non. En plein
milieu, juste à côté du plongeoir. Nous étions
les rois de la plage.
Les gars nous ont rejoints, armés
de leurs sandwiches. Nous avons déballé notre
pique-nique et Hélène a voulu bénir notre
modeste tablée. D’habitude c’est un homme qui fait ça,
il me semble, et la mission aurait dû m’incomber en tant
qu’hôte, mais bon, Hélène était en verve
et nous l’avons laissée faire. Même si normalement
elle est bien sage. Elle a donc prononcé un bénédicité
de bon aloi, à savoir ceci : « un bifteck sans
moutarde, c’est comme un baiser sans moustache ». C’est
à dessein que je mets des guillemets, car la phrase n’est
pas de mon cru, loin de là, mais est une citation de l’auteur
dont Hélène avait coutume de nous faire lecture, en ces
heureuses journées.
Lorsque les agapes ont eu pris fin,
Robert est reparti au camping. Je reviens, disait-il d’un air
mystérieux, ne parvenant pas pour autant à éveiller
plus que ça notre curiosité. De toute manière on
s’en foutait, on attendait la lecture. Il est revenu un quart
d’heure plus tard, nanti d’un pack de heineken, d’une paire de
sirènes hollandaises et de quelques buveurs de bière
alsaciens. Ça promettait. De toute manière il n’était
pas question de prendre la bagnole, alors quand on aurait éclusé
la mousse, on pouvait encore aller remettre ça chez Janine, la
guinguette plus loin le long du canal.
Gérard a déposé
son cube à l’endroit approprié, à savoir sur
une plate forme en ciment qui avait supporté autrefois je ne
sais pas quoi dont il restait des moignons de ferraille rouillée.
Nous avons fait cercle autour du cube. Hélène s’est
juchée dessus, le livre à la main. Elle a avalé
prestement une goulée de bière afin, disait-elle, de
s’éclaircir la voix et elle a lu. Ça n’a pas tardé
à démarrer. Dès les premières lignes du
chapitre nous étions tous pliés de rire, sauf les
hollandaises qui n’y entravaient rien, et Hélène
elle-même était obligée de s’interrompre pour
laisser passer une crise inextinguible de fou rire (elle tellement si
sage d’habitude). Puis elle reprenait, et nous riions de plus
belle, et Hélène riait aussi, et s’interrompait
encore, et les gens, intrigués, commençaient à
s’agglutiner autour de nous pour profiter de l’oracle, au lieu
d’aller se baquer, les bains ça sert à ça
pourtant, mais disons à leur décharge que ce n’est
plus comme avant, que l’eau est devenue moins appétissante,
si on peut dire, de toute façon nous on s’en foutait, il
n’était pas question de se baigner ainsi lestés de
rôti froid et de mayonnaise, sans parler de la heineken. Et
encore moins question de boire l’eau du canal.
A un moment je me suis dit que ce
serait peut-être sympa de faire une traduction simultanée
de ce que déclamait Hélène. En anglais, pour les
sirènes hollandaises. Mais j’ai vite renoncé, car
comment rendre dans un idiome que je maîtrisais à peine
toutes les subtilités délirantes du texte. Je me suis
contenté de leur expliquer pour le cube, qui était
autrefois une sorte de petit coffre où je rangeais certains de
mes jouets, les plus précieux, et qui depuis avait acquis un
usage de tabouret. Les hollandaises se sont levées pour aller
nager, et comme nous étions encore tous pliés de rire à
cause de la lecture de la très sage Hélène, je
me suis encore senti obligé de leur donner, dans mon anglais
primaire, les références de l’ouvrage au succès
incontestable : « Béru et ces dames »
de Frédéric Dard, alias San Antonio.