Son père lui avait dit : "Ma fille ! Ne t'avise pas de faire défiler les garçons à la maison ! Choisis bien ton chéri et ne te trompe pas, le premier sera le dernier ! Je n'en accepterai pas d'autre."
Eh oui ! Son père était comme ça ! Une espèce de despote qui régnait en maître absolu sur la maisonnée. Sa discrète épouse et sa fille, unique, lui étaient totalement inféodées.
Pas facile, la vie avec un tel tyran, mais comme ils tenaient un commerce, ils voyaient beaucoup de monde et les journées leurs semblaient, malgré tout, supportables.
Un jour, quatre jeunes cadres dynamiques et pleins de vie, accompagnés de leur patron débarquent chez eux. Le boss avait tenu à les inviter dans cette brasserie où il avait ses habitudes.
Le plus jeune des quatre attira tout de suite l’attention de la fille du maître des lieux. Elle était fascinée et ne le quittait plus des yeux. Lui était mal à l’aise d'être ainsi observé, il lui adressa un timide sourire.
Le lendemain, après le travail, le jeune est revenu, seul. Elle lui souhaite la bienvenue, il s’installe et passe commande. Elle ne se sent pas bien, le trouble l'envahit et ses gestes sont empruntés. Il ne peut s'empêcher de la suivre des yeux. Le courant passe…
Le soir, à la fermeture, elle dit à son père : « C’est lui ! C’est lui que je veux ! »
Il revient de plus en plus souvent, consommer son eau gazeuse ou son expresso. Elle se rend parfois à la sortie de son travail pour le ramener chez elle, ou plutôt chez son père. Quelques mois après, il quitte la petite chambre qu’il louait chez un particulier et vient s’installer chez elle. Il fait maintenant partie de la famille. Le tyran l’a accepté.
Il fait maintenant partie de la famille et il a remarqué qu’elle avait pour son père un regard étrange, un mélange de crainte et d’admiration. Il a aussi remarqué qu’elle ne mangeait pratiquement rien. Il lui en a fait la remarque plusieurs fois. Pour lui faire plaisir, elle s’efforce de grignoter ou fait semblant. Il se dit qu’il l’aidera à se débarrasser de cette mauvaise habitude. Pas un problème pour lui, il se sent tellement fort ! Les mois passent… on parle de mariage.
Ils se sont mariés lors d’une belle journée de juillet. Ils se sont mariés, émancipés et ont construit leur propre nid, un peu à l’écart, mais pas trop loin quand même. Pendant que lui travaille, elle, rend souvent visite à ses parents et continue de les aider dans le commerce. Tout va bien.
Tout va bien mais elle ne mange toujours pas beaucoup. En fait, elle mange de moins en moins. Elle mange de moins en moins, mais elle s’arrondit. Elle est enceinte. Elle appréhende, mais ils sont heureux tous les deux. Un petit garçon fait bientôt son apparition. Il est accueilli comme un prince. Son grand-père, le tyran, est fier. Le deuxième prénom du petit est le sien. Il est fier, il est fier et il est fou, fou de son petit-fils.
Les jours passent, elle est à nouveau enceinte. La santé du papy-tyran se dégrade rapidement, mais il a son petit-fils près de lui et ça le réconforte. Il ne verra pas le deuxième enfant de sa fille, le mal qui le rongeait l’a foudroyé.
Sa fille est abattue, anéantie, détruite. Le jour des obsèques il a fallu plusieurs personnes pour la maîtriser. Une véritable crise d’hystérie. Elle voulait rejoindre le tyran, dans sa fosse. Ce jour-là, tout a basculé. Il a découvert qu’elle était amoureuse de son père. Le choc !
Elle prend ses distances avec son mari. Elle le fait passer du statut d’époux à celui de père… de père de remplacement. Ne voulant pas rajouter à sa douleur, il accepte, par amour.
Le deuxième enfant est ensuite arrivé. Un beau bébé, un garçon. Elle n’a manifesté aucune joie. Elle n’a jamais accepté ce petit garçon que son papa à elle n’a pas connu. Elle ne le connait pas non plus. Elle n’a d’yeux que pour l’aîné, le chéri du tyran. Elle aime toujours son mari, son mari que son père avait adoubé et accepté. Elle l’aime toujours, mais plus comme avant, elle l’aime comme on peut aimer un père.
Elle est maintenant très perturbée.
Délicatement et avec grande patience, il essaye de l’aider. Le soir, côte à côte sur leur lit, ils parlent, ils parlent encore, pendant toute la nuit, pendant des nuits entières...
Il essaye de démêler l’écheveau.
Petit à petit elle se confie. Il sent qu’elle va bientôt se libérer, briser ses chaînes qui l’étouffent. Il en découvre un peu plus tous les jours. Il a ainsi appris qu’elle est anorexique et boulimique depuis toujours. Pour ne pas décevoir son père, elle ne garde pas ses aliments, elle se fait vomir depuis ses quatorze ans. Depuis que son tyran de père lui a dit qu’il n’aimait pas les gros et encore moins les grosses.
Il comprend maintenant pourquoi, elle peut encore enfiler ses jeans d’adolescente. Il comprend de plus en plus, mais il ne comprend pas pourquoi elle se refuse à lui depuis la mort de son père.
Et pourtant si, il le comprend, il le comprend même très bien, trop bien. Il se doute qu’il s’est passé quelque chose entre son père et elle... il y a longtemps. Un drame comme il en arrive quelquefois dans les familles et que l'on cache sous une chape de plomb. Il a bien essayé de le lui faire dire, pour l’aider, pour exorciser cet enfer, pour qu’elle se libère de ce poids.
Plusieurs fois, gentiment et patiemment encouragée, elle a failli le faire.
Elle a failli le dire… elle allait le dire et, au moment de le faire, stop ! Marche arrière toute ! Pour elle, sortir de cet enfer qu'elle a fini par accepter, c’est sauter dans l’inconnu. Elle préfère rester avec ses démons et ses cauchemars.
Lui ne saura jamais.