Cher monsieur Jean-Marc,
Je vous écris parce que je suis bien copine avec Lulu qui m’a dit que vous pourriez m’aider.
Je
me fais des cheveux pour une histoire un peu louche, au point que j’en
perds le sommeil et déjà que dans ma branche, on dort pas beaucoup, je
peux pas trop me permettre.
Je
m’appelle Francine mais les gens m’appellent Fanfan ou, le plus
souvent, ils m’appellent pas. J’ai connu Lulu du temps qu’on
travaillait ensemble chez la Rolande, jusqu’à ce que j’aille finalement
travailler chez Madame Suzanne. C’est pas que j’étais pas bien chez la
Rolande, au contraire, mais faut dire ce qui est : la clientèle est
plus chic chez Madame Suzanne et la turlute ouvrière, c’est sympa, mais
ça paie moins que la gaudriole bourgeoise.
On
est quand même resté en contact Lulu et moi et c’est quand je lui ai
raconté mon histoire qu’elle m’a dit que je devrais vous en parler,
rapport à votre métier. D’ailleurs, si je puis me permettre, vous avez
bien fait de pas garder Jean-Marc De la Motte. C’est vrai que John
MacDermott ça fait plus crédible, pour un détective.
Alors voilà. Chez Madame Suzanne, comme je vous disais,
la clientèle est plutôt chic. A cause du quartier, bien sûr, mais pas
seulement. Y a des petits extras que la clientèle de standing apprécie,
comme le thé et les fruits que Madame Suzanne offre gracieusement,
comme elle dit, et ça y avait pas chez la Rolande. Moi je vois pas très
bien pourquoi ils trouvent ça tellement distingué de manger une pomme
avant de s’envoyer en l’air avec une fille de joie, mais je suis pas de
la haute, alors je dois pas pouvoir comprendre.
Toujours
est-il que, donc, chez Madame Suzanne, il traîne pas trop de loulous
des mauvais quartiers, c’est plutôt du beau linge, alors ça permet de
travailler plus en confiance, vous voyez ? Je vous dis ça parce qu’on
se méfie jamais d’un gars en complet qu’on appelle « Monsieur », hein,
alors c’est pour ça que je l’ai cru, le petit mari , quand il m’a
raconté son histoire…
Le
petit mari c’était le voisin. Il habitait juste la maison à coté de
celle de Madame Suzanne. Les filles l’aimaient pas trop, et moi non
plus d’ailleurs, rapport à sa dame qu’on connaissait toutes. C’est sûr
que ça mettait personne très à l’aise, cette histoire : on saluait la
dame qu’était toute charmante et très enceinte et on savait qu’on
aurait sans doute le petit mari entre les cuisses dans les trois jours,
alors c’était pas agréable. On n’est peut-être pas très bien placé pour
donner des leçons de morale mais en attendant, nous, on trompe
personne. En tout cas personne qui serait pas au courant. Et puis pas
sous son nez. Bref, on l’aimait pas, le petit mari. Mais c’était un
client et le client est roi. Là-dessus, Madame Suzanne, elle est
intraitable : on ne met pas dehors un client qui paie et qui se conduit
correctement avec les filles.
Bon,
toujours est-il que le petit mari, c’était un habitué et comme tous les
habitués, il avait ses préférences. Au bout d’un moment, il demandait
souvent après moi. Il était du genre à plier l’affaire rapidement, par
contre c’était un qui causait. Avec moi en tout cas il causait et il me
racontait des trucs que je vous jure bien que j’avais pas besoin de
savoir ! Des trucs du genre intime, voyez. Le petit mari, il disait
qu’il était pas heureux en ménage… Bon, ça, ils le disent tous, à
croire que c’est une excuse valable dans leur milieu pour se payer une
tranche de plaisir avec une professionnelle, mais le petit mari, lui,
il s’arrêtait pas là. Bon, je vous passe les détails, parce que nous
c’est un peu comme les curés, voyez, on a un genre de secret
professionnel, mais en gros le petit mari il était prêt à tout ou
presque pour disparaître, comme qui dirait…
Moi, au début, je faisais
mine de l’écouter, par politesse et puis parce qu’il avait payé, de
toute façon, et tant qu’il causait moi je pouvais me remettre en ordre
tranquillement pour le suivant, mais au bout d’un moment il s’est mis à
échafauder un plan et il voulait que je l’aide.
C’était
franchement tordu alors j’étais pas trop partante, mais il a commencé à
parler d’argent et vous savez ce que c’est, hein ? Moi, si on me paie…
Notez bien, je suis pas vénale, mais les frais d’entretien, comme on
dit, c’est à notre charge et de nos jours, un brushing ou une manucure,
ça coûte une fortune, alors je crache pas sur une petite prime, voyez ?
Voilà
l’histoire : il voulait que je l’aide à faire croire qu’il avait été
kidnappé. Rien que ça ! Faut bien être de la bourgeoisie bedonnante et
bien-pensante pour inventer des trucs pareils plutôt que de dire à sa
bourgeoise qu’on s’en va, non ? Bref. Il disait qu’il était sûr qu’elle
paierait même pas et qu’au pire, si elle payait, ça l’empêchait pas de
disparaître, y aurait juste un peu plus d’oseille à partager… Alors
bon, vu qu’il parlait de montants avec plein de zéros, j’ai pas trop
chipoté non plus, voyez. Et puis s’agissait pas de faire vraiment
quelque chose de mal : il voulait juste que je me déguise pour faire
une vidéo, un genre de demande de rançon, et puis après quelques jours
on devait se retrouver au bord du canal pour qu’il me donne la
récompense qu’il avait promise.
Moi,
j’ai fait le truc et on a fait livrer la cassette à sa dame. Soit dit
en passant, il avait raison, elle a pas payé. C’est dingue, non ? Et
vous savez ce qu’elle a envoyé à la place de la rançon ? Un message qui
disait « Gardez-le » ! Notez, moi, ça m’a fait rire, j’avoue, mais lui…
Bon, c’est sûr que c’était pas le coup du siècle, le petit mari, mais
quand même… c’est pas très moral tout ça. Enfin moi, ce que j’en dis…
Toujours est-il que je suis allée comme prévu au rendez-vous près du
canal et il est jamais venu. Il devait me donner mon argent et partir
en barque jusqu’à je sais pas où, où il avait prévu de prendre une
voiture. Ou un train. Ou je sais plus quoi. Tout ça, c’était plus mon
affaire, voyez. Sauf que de petit mari y en avait point au rendez-vous
quant à sa barque, ben elle flottait mollement sur le canal, avec
personne dedans.
J’ai
bien pensé que j’avais été drôlement naïve de croire à ses promesses et
qu’il m’avait bel et bien roulée, mais pas deux jours plus tard voilà
que la flicaille débarque chez sa dame et lui dit qu’il est mort, son
petit mari… Je me suis renseignée un peu de-ci de-là, discrètement,
voyez, faudrait pas que Madame Suzanne apprenne que j’ai fait ce genre
d’heures supplémentaires, et figurez-vous qu’il se raconte que le petit
mari serait mort d’un enlèvement qu’aurait mal tourné. Alors qu’on sait
donc, vous et moi, qu’il a pas plus été enlevé que moi je suis pucelle.
Lulu
elle dit que quand un mystère est insoluble, c’est là que vous êtes le
meilleur, alors si vous êtes pas trop occupé en ce moment (mais Lulu
elle dit que vous avez autant de clients en un an qu’elle en une nuit)
ce serait bien gentil de voir si vous pouvez pas détricoter cette
embrouille. Et au passage retrouver au moins une partie des sous qu’il
m’a jamais donnés, feu le petit mari. Comme ça je pourrai même vous
payer. A défaut je vous proposerais bien un forfait à l’œil chez Madame
Suzanne, mais je sais ce que Lulu serait capable de vous faire alors je
me doute que vous serez pas intéressé. D’ailleurs elle a insisté pour
que vous passiez par elle pour me contacter si vous voulez bien
m’aider. Elle doit avoir confiance, mais pas plus que de raison.
Je vous remercie bien par avance, Monsieur Jean-Marc, et j’espère à bientôt pour le travail. Le vôtre, pas le mien.
Francine « Fanfan » Delonges.