Elle trimait dur derrière le comptoir d’un bistrot de la basse ville. Pauvre fille, elle ne comptait pas sa peine, ses heures, ni les quolibets des alcoolisés qui l’emmerdaient à longueur de nuit. « Hé, Suzanne, va te regarder dans une glace !... Ne sors pas dans la rue, tu ferais peur à une armée de zombis !... Ha, ha… » ; « Ben, c’est pas toi qui défilerais dans un cortège de mode !... » ; « Premier prix de mocheté !... » ; « Tu t’es peint la bouille avec un seau à charbon ?... Ha, ha !... ».
Malgré son maquillage et les masques changeants des ombres des faibles éclairages, c’est vrai, elle n’était pas franchement jolie, Suzanne ; la fée beauté avait dû épuiser ses enchantements de belles frimousses sur les nouveaux-nés d’avant elle, pour que la sienne soit si peu avenante.
Plus que par charité chrétienne, le patron, un arrière-petit-fils Thénardier, sans doute, s’était dit que dans les lumières tamisées du bar, tous les chats sont gris, et que pour une éventuelle augmentation, si elle venait à la réclamer, il lui rappellerait bien vite son triste physique…
Mal fagotée dans des fringues sans relief, les choses de la séduction, ce n’était pas son fort. Les hommes, elle connaissait, oui, de loin, surtout ceux qui passaient leur cruauté sur elle. Les vagues revenantes de ces méchancetés gratuites semblaient glisser sur elle ; vaille que vaille, elle maintenait son rictus souriant sur la ligne de flottaison de son visage ; elle se disait : c’est parce qu’il est soul qu’il dit ça, pour alléger son purgatoire.
La vie, c’est une école, et jamais on ne sort de la cour de récré. Il y a toujours des grands pour taper sur les petits, des jaloux pour soupçonner et des méchants pour emmerder les gentils…
La rumeur aidant, elle était devenue l’attraction de la rue ; certains disaient qu’elle était la fille illégitime de deux célébrités du cirque Barnum ; les autres, qu’elle avait eu un accident de poussette quand elle était nourrisson, enfin, des conneries du genre.
Avec toute cette médisance publicitaire, le patron se frottait les mains. Pour rajouter au mélo et profiter plus encore de la situation, au milieu des consommateurs, de temps en temps, tel un dresseur de gargouille, il braillait : « Suzanne !... Va nettoyer les chiottes !... Il y en a encore un qui a dégueulé à côté !... » ou bien : « Suzanne !... Remonte deux caisses de bière de la cave !... » ou bien encore : « Suzanne !... Va donc vider ces cendriers !... Suzanne !... Dépêche !... Suzanne !... Prends la commande de ces trois attablés !... Tu sortiras les poubelles et quand les éboueurs passeront, ne reste pas à côté, ils pourraient te prendre !... Ha, ha !... ».
Bien sûr, ces ragots venimeux de voie publique étaient arrivés jusqu’à nos oreilles de bambocheurs émérites ; il se disait qu’elle boitait, qu’elle avait un œil de verre, presque plus de cheveux et des verrues plein les mains ! Entraînés par les uns, persuadés par les autres, je me devais d’aller voir cette « attraction » nuiteuse.
Dans la bande, on avait un toulonnais, un costaud, façon nounours faux débonnaire ; son accent de gardien du stade Mayol, ses gros yeux, ses gros bras, ses croquenots, taillés pour recevoir du quarante-huit fillette, ça éteignait le plus souvent les débuts de bisbille.
Quand il prenait une colère, il ne fallait pas se trouver sur son chemin ; d’un seul poing, il pouvait composter son adversaire et le renvoyer jusqu’à son département de naissance.
Ceci explique cela, c’était le « vago » du bord. Ses parents bossaient à la Poste de Toulon ; sa mère était même « receveur principal », autant dire qu’elle faisait la pluie et le beau temps aux PTT. Alors, naturellement, le fils dans la marine, il était vaguemestre…
Nous, on l’appelait Belou ou Balou, parce qu’il était un grand amateur de miel, surtout celui dans le Chouchen ; depuis qu’il avait découvert ce doux breuvage, il en faisait une consommation d’ours bien léché…
Comme si une représentation était en cours, il y avait du monde quand on est entrés dans le bar ; mélange d’ombres et de silhouettes imprécises, c’était une foule inconsistante et disparate se mouvant aux aléas des entrées et des sorties, des coups à boire et des exclamations ponctuant des discussions. De temps en temps, on entendait un : « Va te cacher, laideron !... », et tout le monde riait en chœur, comme dans un spectacle où l’auditoire échangerait avec la scène.
Bizarrement, cela ne nous faisait pas rire ; peut-être n’étions-nous pas assez bourrés, peut-être devions-nous nous intégrer plus au contexte pour apprécier ces boutades entre la scène du comptoir et ce pseudo-public. « T’es moche comme un pou !... ». Un « ha, ha, ha » général répondit à ce brocard malveillant.
Mais non, on n’arrivait pas à se dérider d’un seul sourire ; je regardais mes potes et on avait les même grimaces qui disaient « Mais qu’est-ce qu’on fout ici ?... ». Aussi, je me disais que s’ils s’étaient moqués, eux aussi, ils n’auraient pas été mes potes ; je savais qu’ils pensaient la même chose. Très vite, comme si nous voulions connaître le dénouement de ce mauvais numéro, nous ne restâmes plus que deux, Balou et moi…
Dans un recoin de son bar, le patron, tout content de sa poule aux œufs d’or, se frottait les mains en recomptant ses billets. Enfin, nous arrivâmes à nous poser le long du zinc…
Non, elle n’était pas si désagréable que cela à regarder, Suzanne. Au contraire, ce qui pouvait paraître vilain, pour ceux qui visent le standard de la beauté, lui donnait un charme personnel, pas désagréable du tout. Allez me chercher quelqu’un qui possède l’universalité, la vérité vraie de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas ! On dissertera !...
Sa dégaine fatiguée, son visage renfermé, ses gestes ouvriers, cela ne venait pas d’elle mais de ceux qui la conspuaient à l’habitude. Rappelez-vous de la cour de récré. Il me semblait que son aura croûteuse était son fragile blindage. Bien sûr, des salves de lazzis assassins traversaient cette si fine carapace… « À boire, mocheté !... », « Presse-toi, la guenuche !... ». Quand ils jetaient quelques pièces sur le comptoir, en guise de pourboire, ils ne pouvaient pas s’empêcher de rajouter : « Hé, boudin !... Va te refaire une beauté !... Y a pas assez ?!... T’as qu’à économiser !... Ha, ha !... ».
Les méchancetés qu’on lui balançait me raidissaient ; à la tension palpable à côté de moi, je sentais mon pote dans le même état de rébellion que moi. Pourtant, défenseurs de la veuve et de l’orphelin, des faibles et des opprimés, ce n’était pas indiqué sur notre étendard de sortie nocturne. Trop occupée à toutes ses tâches laborieuses, sinon avilissantes, elle ne nous remarqua même pas…
Pour me démarquer ou pour faire comme si je la connaissais, je l’appelai « Suzy » ; déjà, ça enlevait le « âne » à son prénom… J’appelai fort pour me singulariser encore plus ; comme s’il n’y avait que Balou et moi qui puissions le voir, d’un revers de manche, elle essuya ses larmes ; vaguement inquiète, elle s’approcha de nous…
Tout à coup, gentiment, Balou lui réclama la bise du bonsoir en lui montrant sa joue ; pour ce faire, il avait plié son bras, et je me souviens que son biceps avait triplé de volume.
Quand notre Belou s’embarque dans une croisade, quand il s’investit autant, quand plus personne ne peut le raisonner, il vaut mieux s’écarter et se taire ; il est comme un taureau obnubilé par les boutades adversaires ; empathique, les railleries lui sont dorénavant adressées, les sarcasmes le percutent, les persiflages le hérissent. Si, aujourd’hui, il était tranquille, depuis gamin, il savait tout des choses de la difformité, des moqueries et des mises à l’écart…
Elle s’approcha de lui en se demandant bien à quelle sauce elle allait encore se faire dévorer. Elle s’appliqua en posant ses lèvres sur la joue de mon pote ; à cet instant, de sa petite voix, le silence général murmurait : « Ne me fais pas mal plus que je souffre déjà… ».
Tout aussi gentiment, il réclama un Chouchen, en tournée générale, à lui et à moi… Un moment, libérée du joug de l’opprobre, ou jour de gloire, Suzy se pressa avec une gestuelle superbement aérienne, en allant récupérer la bouteille sur une étagère…
Dans un équilibre instable, l’ambiance hypocrite était trop retenue. Le calme avant la tempête : oui, c’est comme cela que j’appréhendais le moment. Les autres buveurs étaient comme des nuages d’orage hésitant à faire tomber leur rincée ; pas de la dernière pluie, la grimace en coin, le patron du boui-boui se grattait la tête en se disant que cela allait bastonner dans pas longtemps.
Pour dire comme il ne faisait pas bon, je vis même un sourire sur le visage de Suzanne ; non pas un sourire de vengeance, mais un sourire de bien-être, un sourire de grande volupté éphémère, un sourire divin, celui qu’on se rappelle toute une vie…
Coup de tonnerre !... Puisqu’il fallait que cela arrive, du fond de la salle, on entendit distinctement : « Hé, la laideur, apporte-moi une autre liqueur !... ». Pas de chance pour lui, comme il n’avait rien vu et rien entendu, il était encore dans la dynamique des autres mauvais drilles participant au grand concours de la méchanceté gratuite ! Ce fut l’étincelle allumant le baril de poudre, la goutte qui fit déborder le verre…
Dare-dare, la plupart des consommateurs s’évacuèrent par la petite porte d’entrée !... Ha, ha !... C’est fou comme il passe des gens par un minuscule espace quand ça chauffe l’enfer à leurs miches !...
Prenant une bouteille au hasard dans la vitrine, c’est Balou en personne qui alla le servir ; sans se détourner des tables et des chaises, il était comme une vague géante de tsunami dévastant tout sur son passage. Tu parles, l’autre, il ne pouvait pas s’imaginer que ces quelques mots de trop seraient la paille qui allait le relier, pendant un long moment, entre sa soupe et un coin de sa bouche ! Oui, la bouteille, si elle n’était pas de liqueur, il la prit en pleine poire…
J’ouvris le tiroir-caisse bien garni ; je ramassai tous les biftons et je regardai dans les yeux le patron blotti dans un coin. « Dédommagement ?... », lui dis-je, en levant le menton vers Suzanne. Il hocha la tête parce qu’il savait qu’il avait été trop loin…
Sirène de flics, cris dans la rue, pétarades de semelles courant sur le goudron, il était temps qu’on décarre. « Viens, Suzy, on t’emmène !... », cria le nounours Balou !... Le ton était si impérieux, les événements si rapprochés et si tumultueux, que la fille, choquée par tout ce ramdam, nous suivit sans broncher. Une fois dehors, comme les contes de fées, ça n’existe pas, elle ne se transforma pas en princesse charmante mais, nous, cela nous fit un bien fou, cet air de liberté sans compromission.
« On t’emmène chez toi… », professa Balou tandis que je remplissais son sac à main avec la poignée de biftons. « Demain, à dix-sept heures, on ira voir mes parents ; je te présenterai, ils te trouveront bien une place au tri ou à un guichet de leur Poste !... ».
Suzy était sur un nuage ; elle n’arrêtait pas de rire et de pleurer en même temps. Elle se plaça entre nous deux, elle nous prit à chacun le bras, et nos pas étaient légers, légers, légers… Nous arrivâmes devant son vieil immeuble ; Balou oblitéra le rendez-vous du lendemain ; avec des « merci » à répétition, elle nous serra dans ses bras puis elle disparut sous le porche…
Sur le chemin du retour, on marchait fièrement comme deux chevaliers en retour de bonnes actions. Je n’ai jamais su si c’était pour rire ou s’il était sérieux, mais il dit, avec son bel accent varois : « En tout cas, avec la langue qu’elle a, elle pourra toujours recoller les timbres… ». Il était comme ça, le gars Belou…