L’homme en bleus. Mamido
De nos jours, on voit peu d’hommes habillés en bleus de travail, sauf à la campagne ou sur les chantiers, peut-être. Et même, ces bleus-là ne sont plus bleus, ils sont gris, orange, verts… Leur forme a changé, également : la salopette s’est transformée en combinaison, avec des manches longues et de grandes fermetures éclair devant, pour pouvoir la quitter facilement.
Non moi, je vous parle du vrai bleu, celui que portait mon grand-père toute la semaine et qu’il ne quittait que le dimanche pour sortir et que dès qu’il rentrait il renfilait, pour ne pas abîmer ses « beaux » habits.
C’était un vêtement au tissu inusable, dont la couleur unique avait donnée son nom au vêtement. Certains hommes portaient la veste bleue, avec le pantalon assorti. J’ai vu quelquefois mon grand-père ainsi. Mais lui, la plupart du temps portait la salopette, très pratique avec ses nombreuses poches. J’aimais particulièrement la petite, sur le devant, pour le crayon à papier, et celle pour le mètre, sur le côté de la jambe.
Le crayon à papier ! Il avait une forme particulière : tout plat, il n’était fait que pour tracer des traits… Pour le tailler, mon grand-père prenait son canif et enlevait de grands copeaux de bois pour dégager la mine. Le mètre, de couleur jaune se dépliait et pouvait tout mesurer…
Je n’ai jamais vu mon grand-père sans ces trois instruments (mètre, crayon, canif) même à la fin de sa vie, alors que, depuis longtemps, il ne travaillait plus.
Dans les magasins, il sortait son mètre à tout bout de champ, pour mesurer la largeur de la lame d’un outil, celle d’un meuble ou d’un appareil qu’il voulait acheter. Quelques temps avant Noël, au marché, je l’ai même vu mesurer une dinde, pour rassurer ma grand-mère qui s’inquiétait de savoir si celle-ci allait rentrer dans la coquelle !
A la pêche, le mètre lui servait à mesurer les truites.
Et ma fois, il faut le reconnaître, un canif et un crayon, ça peut toujours servir !!!
De ses autres poches, il lui arrivait de sortir des objets plus surprenants tels qu’un tournevis, une clé à mollettes, de la ficelle, une pince coupante…
Et bien sûr, il y avait toujours son immense mouchoir blanc à carreaux bleu marine, aussi grand qu’un foulard, toujours propre et bien plié. Celui-ci, que ma grand-mère remplaçait tous les matins, surgissait toujours à point nommé pour essuyer mes larmes, panser mon genou couronné ou contenir les mûres et les fraises des bois glanées lors de nos escapades.
Aujourd’hui encore, il me suffit de fermer les yeux pour voir mon grand-père, habillé de son bleu, avec dessous un gros pull en laine tricoté par ma grand-mère et son béret vissé sur la tête. Bougon et taiseux, il n’était pas d’un abord facile, mais il ne protestait jamais quand la petite fille que j’étais, nullement intimidée ou rebutée par cet aspect sévère, lui saisissait la main.
C’est pour cela que dans mon cœur et à jamais, sur le chemin qui mène à la rivière, cheminent côte à côte, main dans la main et en silence, la petite fille aux longues nattes, dont la jupe plissée danse au rythme de leurs pas et l’homme en bleus.