Adieux d'un radié = irradié radieux ? (Joe Krapov)
« L’œil de Caïn est dans la tombe et te regarde !».
N’en déplaise au père Hugo et même aux Péruviens depuis que « Le Pérou n’est plus ce qu’il n’était », le chef du Purgatoire s’appelle Le Cahain. Professeur H. Le Cahain, c’est écrit sur sa blouse. La tombe quant à elle ressemble bien plus à un hôpital tchèque ou à une centrale nucléaire désaffectée qu’à un tombeau de pharaon. Ou alors, à un asile psychiatrique.
Je viens de regagner ma cellule, escorté par deux jeunes infirmières très gentilles. Des bombes sexuelles, en fait ! Je me sens tout péteux. J’ai vraiment l’air d’un con avec mon disque dur externe à la main, ses fils qui pendouillent, sa prise USB que je ne peux brancher nulle part. Il n’y a pas de prises de courant par ici, pas d’ordinateurs. Ce qu’on a fait avant, quand on était vivant, ne les intéresse pas et ils inscrivent toutes mes réponses à leurs damnées questions sur des copies papier perforées. Bombardé, je suis, à chaque séance.
D’ailleurs, ceci expliquant sans doute cela, les psychologues féminines qui entourent K1 sont plutôt Knon elles aussi. Ah mon salaud ! Il ne doit pas s’emmerder lui, avec la doctoresse Trépas et la thérapeute Lefaucheux. Surtout qu’il est le seul gars ici pour tout ce régiment de filles en manque d’infos sur les mortels qui ont glissé.
Mon petit doigt me dit que Dieu leur a proposé le même marché qu’à moi-même, au K1 qui avait un penchant pour la belle et à l’Abel qui n’aimait pas les câlins et leur préférait la bouteille : « Préférez-vous un monde sans femmes mais où l’alcool coule à flots ou un monde sans alcool où la parole des femmes coule à flots ? ».
Mon petit doigt me dit que c’est une question piège. Mais j’ai bien l’impression que toutes leurs questions sont ainsi. Depuis que je suis ici, des parties de mon corps ont disparu : sexe, anus, gros orteil et j’ai découvert que toute ma sagesse – si j’en eus un jour ! – est allée se loger dans mon auriculaire ! Demain je foutrai les autres doigts à l’index et je le laisserai répondre à ma place à leur batterie de questions stupides du genre :
Préférez-vous passer une semaine avec Daniela Lumbr aux eaux ou deux avec Irène Nemir au ski ?
Combien font Adriana Sixfoissept maintenant qu’ils sont séparés ?
Préférez-vous le menu ou la carte ? La carte ou le territoire ? La poire ou le fromage ? La chèvre ou le chou ? L’enfer ou la damnation ? Placid ou Muzo ? Poirot ou Vinaigrette ?
Quel esquimau escamote les gelati Motta et que fait Monica couverte d’ecchymoses à Formose ? Qui mérite des calottes dans la glace d’hier?
Est-ce que Marcel Duchamp est un marchand d'Ussel ? Si Mme Butterfly rit jaune est-ce que Lulu rit noir ? Si E raie K est ce que la carie bout ?
Qui a écrit « Banquise, si mon village a quelques traits d’un vœu pieux, dites vous « cabotinage, patenôtres et puis adieu » ?
Au château de Chantilly préférez-vous les anges du plafond, les statues du parc ou la crème sur la glace ?
Avez vous déjà dirigé une chorale ? Faites voir vos mains !
Etes-vous plutôt cœur ou culotte ?
Préférez-vous l’artilleur de Metz au grenadier de Flandres ? Combien le cordonnier Pamphile peut-il tirer de haïku de la place Stanislas à Nancy si son alène est mauvaise ?
Si vous dites que « kayak » est un palindrome combien de femmes de lettres allez-vous émouvoir ?
Sachant qu’il n’y a pas d’aurore boréale à Madrid et qu’un train plein de dynamos a déraillé à Kiev, calculez la durée du film d’Eric Rohmer « Ma nuit chez l’esquimaude ». Vous vous inspirerez dans votre réponse du poème de Jean Tardieu :
« Pourquoi qu’a dit rin qu’a fait rin qu’a pense à rin ? Par(d)i pascalien à dire, à penser ni fait à faire ! »
Combien sommes-nous à subir ces interrogatoires absurdes autant que déstressants ? Passons-nous tous devant le même jury ? Nous pose-t-on à tous les mêmes questions ? Dans le même ordre ?
On ne dort plus ici, on ne mange plus, on ne boit plus, on ne pisse plus mais ce n’est pas invivable pour autant ! Dans cette cellule toute blanche tapissée d’alvéoles caoutchouteuses il n’y a rien à faire, rien à lire, rien à écouter ni entendre. Pas de miroir pour se voir et, à considérer mes jambes de coton qui flottent au-dessus du plancher, je me dis que je dois avoir une mine de papier mâché. C’est hyper-reposant au total. Je m’attendais à pire :
« Longtemps je me suis douché de couleurs,
Longtemps je me suis couché de douleur
Devant le malheur de partir
Et pourtant il s’avère que l’aventure est bonne.
Rien ne sert de mourir
S’il faut se faire tartir dans son coin
Mais s’il y a le home-cinéma
Sur la loggia
On y réfléchit à deux fois !"
Car je peux aussi aller sur la loggia, là où il y a l’écran géant ou la fenêtre. Derrière la vitre ou sur la toile on voit des images apaisantes. Le héros des films est un magicien flegmatique. Il flotte les pieds nus dans des paysages blancs. Il entre dans des isbas, sert à boire à des Inuits, se promène à Bruxelles ou dans des carnavals en compagnie d’une rousse maigrichonne et d’une négresse plantureuse.
Quand je l’ai assez regardé je retourne dans la pièce aux murs de trampoline faire des cabrioles en chantant cette vieille chose d’Higelin : « Je suis mort, qui qui dit mieux ?»