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Le défi du samedi
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13 juin 2015

LA JARRE (EnlumériA)

Ce matin-là, Lord était dans tous ses états. Comme s’il avait passé la nuit sur un nid de frelons. Lui, d’habitude si pondéré, avait même failli me renverser une tasse de thé sur les genoux.

Lord m’avait convoqué – oui, c’était bien le mot, convoqué. Son ton comminatoire, la veille au téléphone, résonnait encore dans ma tête comme un ordre et non une invitation — Lord m’avait convoqué, disais-je, à la première heure. Sans faute ! Je sonnai chez lui à huit heures précises. Il me reçut échevelé, la chemise débraillée, les yeux divaguant en tous sens. C’était la première fois que je le voyais dans cet état. Il me fit entrer rapidement, non sans avoir jeté un regard inquiet dans la rue où seule une paisible vieille dame promenait son chien.

— On ne t’a pas suivi ?

Je haussai les épaules. Pourquoi diable m’aurait-on suivi ? Alors qu’il s’affairait dans la cuisine à préparer cette fameuse tasse de thé, je m’installai sur le sofa – mon fauteuil habituel étant hélas encombré de mystérieux documents jetés en vrac, d’une grosse loupe et d’un pied-de-biche.

Lord revint de la cuisine, trébucha, rattrapa de justesse la tasse de thé et me demanda de m’asseoir. C’était déjà fait. Il regardait sans cesse la pendule sur la cheminée. Plus le temps passait, et plus il faisait montre d’agitation. Je bus mon thé à petites gorgées en attendant une accalmie. Au bout de cinq interminables minutes, je lui demandai enfin les raisons de tout ce cirque.

— J’attends un colis.

— Tu attends un colis. Soit. Et alors ?

Lord se laissa tomber à côté de moi, croisa les jambes, les décroisa, renifla, s’éclaircit la voix, agita les mains devant son visage comme si les mots qui se bousculaient dans sa gorge avaient décidé de se précipiter tous en même temps vers la sortie.

— Oui ?

— J’attends…

— Un colis. Je sais, tu me l’as déjà dit. Je te signale qu’il est à peine neuf heures du matin et qu’aujourd’hui, c’est dimanche. Je doute que le facteur travaille le jour du Seigneur. Et tu m’as tiré du lit à sept heures, un dimanche, pour m’interpréter je ne sais quelle danse de saint Guy. J’attends des explications !

Lord prit une profonde inspiration.

— En fait, il ne s’agit pas d’un colis postal. C’est… disons… un arrivage clandestin. Par une société privée et confidentielle, si tu vois ce que je veux dire.

— Non. Pas vraiment.

Lord attrapa un des documents qui trainaient sur mon fauteuil habituel. Un cahier assez épais et jaunâtre dont les pages avaient été cornées jusqu’à l’épuisement. Il l’ouvrit. Les pages étaient couvertes d’une écriture cursive, serrée et nerveuse, illustrées çà et là de croquis à l’encre sépia. On discernait des plans, des schémas couverts de chiffres et de flèches et en page centrale une amphore de forme étrange. Le doigt nerveux de Lord se pointa sur le dessin. Je remarquais l’ongle en deuil. Décidément, cela n’allait pas bien chez mon ami ce matin-là.

— Regarde cette…

On frappa à la porte d’entrée. Cinq coups secs façon Gestapo. Lord bondit.

— Les voilà !

Quelques secondes plus tard, deux armoires à glace vêtues de noir pénétrèrent dans le salon. Leur mine peu engageante dénotait un total manque d’humour. Ils charriaient une imposante caisse de sapin marquée d’une série d’inscriptions en arabe. Lord leur demanda de poser la caisse près de la cheminée. Le plus grand des hommes sortit un document de sa poche sans dire un mot. Lord signa et les deux lascars prirent congé sans cérémonie. Je lançai un au-revoir ironique qui ne fit rire que moi. Pendant ce temps, Lord déclouait la caisse avec le pied-de biche.

— Viens voir. Tu vas comprendre, dit-il dans un jaillissement de paille.

De plus en plus intrigué, je m’approchai. Dans la caisse, une grosse jarre émaillée luisait doucement. De la même forme étrange que le dessin du cahier. Le col était obturé par un bouchon de cire noire. Des symboles chaldéens couraient en spirale autour du ventre de l’objet. Lord le souleva doucement et le déposa sur la table non sans prendre la précaution de le bloquer avec deux gros livres ; pour l’empêcher de rouler.

Je m’impatientai.

— Mais à la fin, vas-tu m’expliquer ?

Lord m’imposa le silence en posant son index sur ses lèvres. Il chuchota :

— Te rappelles-tu le voyage que j’ai fait à Noël dernier au Proche Orient.

— Oui, bien sûr. Tu es allé rejoindre des amis à Tel Aviv, mais…

— Je ne suis pas resté en Israël.

— Ah !

— Je me suis rendu en Syrie, dans la région de Palmyre, plus exactement. Oui, je sais, par les temps qui courent, ce n’est guère prudent, mais écoute. Tu connais ma fascination pour les anciennes légendes. Or, il se trouve qu’à l’automne dernier, j’ai découvert tout à fait par hasard, ce vieux manuscrit dans les affaires de cet oncle qui venait de décéder, souviens-toi.

L’affaire prenait un tour inattendu. Je m’approchai du bar et j’attrapai la bouteille de scotch et servit deux verres. Il était tôt mais une fois n’est pas coutume. Je bus l’alcool cul sec et attendis la suite du récit tout en inspectant avec attention la jarre sous ses moindres détails.

Lord délaissa le verre que j’avais posé près de lui.

— As-tu entendu parler de la pile électrique de Bagdad ? Dans les années 1930, un archéologue autrichien du nom de Wilhelm König a découvert une poterie assez étrange. Une vieille chose qui daterait de l’empire des Sassanides.

— Les Sassanides. Tu m’en diras tant.

C’est à cet instant précis que je retins avec peine un fou rire qui n’échappa pas à Lord.

— Oh ! Mais tu peux te marrer. C’est tout à fait sérieux, monsieur le cartésien. C’était un dispositif fermé par un bouchon en bitume. – il me désigna la jarre – un peu comme celui-ci. À l’intérieur, on a retrouvé une tige de fer entourée d'un cylindre de cuivre. Ces deux éléments étaient isolés par un tampon de bitume. Le cylindre était soudé en son fond par un alliage de plomb et d'étain. Une sorte de pile en quelque sorte. Voilà sa petite sœur. C’est un dissident djihadiste plutôt dégoûté qui me l’a vendue pour un aller simple au Brésil. Comme je ne pouvais faire entrer cet objet en France par les voies officielles, j’ai eu recours à un prestataire de service.

— Et qu’est-ce que tu comptes faire de cette… pile ? Alimenter ton congélateur ? Un conseil, fais-toi équiper de panneaux solaires.

Lord affichait la mine dépitée des grands jours.

— Tu ne crois pas un traître mot de ce que je te raconte. Mais comprends-tu vraiment les enjeux de cette découverte ?

Sans écouter plus que ça ses lamentables explications, je m’emparai de la grosse loupe qui attendait sur le fauteuil.

— Viens voir. Regarde là. Juste sous cette drôle d’inscription. Tu vois ?

Lord se pencha et regarda à travers la loupe que je maintenais sous son nez. Son nez qui s’allongeait, qui s’allongeait encore.

— Je crois, mon vieil ami, que ton dissident djihadiste t’a pris pour un jambon.

Sous la loupe, on distinguait distinctement l’inscription : « Made in China ».

 

Évreux, le 11 juin 2015

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28 mars 2015

L’appariteur (EnlumériA)


La première fois que j’ai rencontré Mr Beadle, c’était un dimanche matin. Je descendais péniblement l’escalier qui mène au salon. La soirée précédente avait été particulièrement désaltérante et j’étais équipé d’une très seyante casquette de plomb. Je ne me souvenais même pas comment j’avais regagné ma chambre.
Mr Beadle attendait en bas, droit comme un i, le visage fermé et réprobateur. Je sursautai.
— Qu’est-ce que vous foutez-là ? Comment êtes-vous entré ? Qui êtes-vous, d’abord ?
L’inconnu se découvrit laissant apparaître une raie au milieu superbement gominée, mais agrémentée de deux petits épis qui lui donnaient l’air d’un hibou.
— Je suis Mr Beadle. Votre appariteur.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
Je louchai vers la porte d’entrée. Le verrou était fermé à double tour. Une seule explication à cette mascarade. J’avais bu plus que de raison et je délirais. Quoi d’autre ?
— Vous n’existez pas.
— Vous me voyez ? Vous m’entendez ?
— Oui.
— Alors j’existe.
— Vous pourriez être une hallucination.
— Et vous parleriez à une hallucination ? Faut consulter, mon vieux.
— Vous permettez que je me prépare un café, demandai-je sans lui en proposer.
Je me coltinais une formidable gueule de bois, j’étais acerbe et pour tout dire, j’avais peur de ce type. Le café allongé d’un trait de calva me fit du bien.
Mon visiteur attendait sans montrer de signe d’impatience. Il était vêtu d’un Loden noir et le pli impeccable de son pantalon également noir se cassait sur des souliers cirés. Il portait des gants cramoisis. Un parapluie et un chapeau melon complétaient la panoplie du personnage. Le type même de l’huissier anglais. À part ces ridicules gants rouges. Il fit un pas en avant.
— De quoi parliez-vous hier, avec vos amis ?
— De tout, de rien. Je ne me souviens pas. On a surtout picolé.
— C’est là, le problème.
Je lâchai ma tasse dans l’évier. Un accès de colère me submergea. De quel droit cet olibrius se permettait-il de me juger ? Je me retournai pour le foutre dehors sans autre forme de procès. La plaisanterie avait assez duré.
— Dites donc, espèce de sale…
Le lascar avait disparu. Je me laissai tomber sur une chaise. J’avais terriblement mal au crâne et j’avais des hallucinations. À moins que ce ne soit une sinistre farce.
En proie à une angoisse grandissante, je passai le reste de la journée à légumiser devant la télévision, grignotant des biscuits salés et deux ou trois Dolipranes. En fin d’après-midi, je pris un bain qui me détendit un peu. La nuit tombait lorsque j’allumai mon ordinateur et me connectai à Facebook. La blague que m’avaient montée les copains devait faire le buzz sur le réseau. Je les devinais pliés en deux de rire derrière leurs écrans en échangeant des M.P. Mais curieusement, je ne trouvai rien de tout cela. Juste Robert qui avait posté la photo d’un bonhomme à la tête de bois avec un commentaire explicite sur notre soirée. Bon. Je décidai qu’il était raisonnable d’aller me coucher et je m’endormis assez difficilement, mais bien décidé à éclaircir cette affaire dès le lendemain.
Je descendis sur le coup de neuf heures, un peu plus en forme que la veille.
— Je constate avec plaisir que vous avez l’air plus reposé qu’hier, dit une voix que je n’étais pas prêt d’oublier.
Mon cœur s’emballa dans ma poitrine. L’homme en noir était encore là. Il porta sa main gantée de rouge à son chapeau pour un salut désinvolte. Je bredouillai deux ou trois menaces sans conséquences. Mes genoux tremblaient. Je me trouvais confronté à une situation inexplicable et je le vivais très mal.
— Asseyez-vous donc, mon ami. Vous êtes pâle comme un linge. Attendez, je vais vous chercher un verre d’eau.
Il se faufila dans la cuisine comme s’il était chez lui. Je l’entendais farfouiller, bricoler je ne sais quoi, puis mettre le four à micro-ondes en marche. Il y eu le ping caractéristique puis il revint avec un grand verre de lait chaud.
— J’ai trouvé mieux qu’un simple verre d’eau. Tenez. Buvez. J’y ai ajouté un peu de sirop de noisette.
Je bus le verre et le reposai d’une main tremblante sur la table. L’homme noir m’observait avec la plus grande attention.
— Écoutez, monsieur…
— Mister Beadle. Samuel Beadle.
— Que diable voulez-vous donc, monsieur Beadle ?
— Je vous l’ai dit, je suis votre appariteur. Je suis là pour vous conseiller.
— Me conseiller. Mais diable ! Que…
Il eut un mouvement d’impatience. Une lueur insolite étincela dans son regard.
— Cessez donc de jurer de cette façon. C’est indécent.
Il me montra l’ordinateur et la pile de papier qui se trouvait sur le bureau, juste à côté d’une bouteille de rhum presque vide.
— Vous en êtes où de votre manuscrit ?
Je haussai les épaules.
— Ne prenez pas cet air dégoûté avec moi, ajouta-t-il. Vous êtes en panne. C’est ça qui vous arrive. Vous êtes en panne malgré tout le carburant que vous consommez.
Il s’empara de la bouteille et la vida dans le pot du philodendron. Je m’insurgeai.
— Vous n’êtes pas bien. Ça va tuer ma plante.
Pour toute réponse, il ouvrit toutes grandes les portes de la crédence qui me servait de bar et sortit toutes les bouteilles qui s’y trouvaient. Toujours sans un mot, il les vida méthodiquement dans le pot. J’ai abasourdi. Sans réaction.
— Tuer votre plante ? Vraiment ? dit-il avec une pointe d’ironie.
Il s’empara d’une chaise qu’il plaça juste à côté de moi. Il s’installa en prenant bien soin de préserver le pli de son pantalon, puis il déboutonna son manteau et en sortit une grosse enveloppe rouge.
— Ceci, monsieur, est un contrat. Il stipule qu’à compter de ce jour vous cessez de boire et vous finissez votre roman. Signez-là !
Son ton comminatoire ne souffrait aucune contradiction. Il me tendit un stylo rouge et j’obtempérai sans trop savoir pourquoi. Lorsque je relevai la tête, il avait de nouveau disparu.

Ceci, voyez-vous, mes amis, s’est déroulé il y a un an jour pour jour. Hier soir, j’ai écrit le mot FIN sur la dernière page de mon manuscrit. Et savez-vous ce qu’il s’est passé ?
J’ai senti une main gantée de rouge sur mon épaule et j’ai cru entendre un chuchotement de félicitation. Vous reprendrez bien une tasse de thé avec moi ?

Évreux, 23 mars 2015

21 mars 2015

L’esprit d’escalier (EnlumériA)

En sortant de chez Lord, je repensais à cette fameuse citation de Martin Luther King : « Gravissez la première marche de la foi. Inutile de voir tout l'escalier, gravissez juste la première marche. » Et je me disais que j’avais encore une fois raté le coche. Cela faisait la troisième fois cette semaine que je réalisais — trop tard — que je n’avais pas répondu ce qu’il fallait au moment où il le fallait. C’est ce qu’on appelle l’esprit d’escalier : repenser à ce qu’on aurait pu répondre de plus juste en quittant un interlocuteur. Moi qui me targuais d’avoir de l’esprit à revendre, bravo. Et tout ça pour un stupide escalier peint.

Lord venait d’emménager dans ce nouvel appartement de l’East End, quartier indien et ancien terrain de chasse de Jack l’éventreur. Le triplex de Lord ne manquait pas de charme, loin de là. Le grand salon du rez-de-chaussée donnant sur ce petit jardin était à lui seul une splendeur avec sa haute cheminée armoriée, ses riches tentures de shantung et ses armoires vitrées ; véritables reliquaires dédiés à la porcelaine Rose Chintz où tout un petit peuple de théières et de tasses rehaussées de fleurs bleues et de feuillage vert pâle patientait sagement dans un crépuscule doré.

Nonchalamment installé sur un canapé rose indien encombré de coussins, je contemplais les murs safran ornés de reproductions étonnamment authentiques. Quatre toiles de Francis Bacon et de Georg Bazelitz. Lord jurait par ses grands dieux qu’il s’agissait d’originaux. Je n’en croyais pas un mot et je me demandais encore une fois quels étaient ces traumatismes d’enfance qui avaient suscité chez Lord ce goût immodéré pour les œuvres morbides d’artistes tourmentés.

Plus tôt dans la soirée, mon ami m’avait fait visiter son nouveau domaine comme d’autres auraient fait visiter un temple. Je savais par la bande que cette demeure avait appartenu à une courtisane très en vue dans les années folles. La dame disait-on, tenait son commerce dans la chambre donnant sur la rue, celle donnant sur le jardin n’était réservée qu’à son seul usage privé. Entendez par-là qu’elle abritait certaines amours saphiques dont la dame ne se privait pas. Une manière comme une autre de se divertir entre deux amants tarifés. À peine éclairé par un puits de lumière, l’escalier se faufilait tout droit entre les deux chambres jusqu’à l’atelier. Les contremarches étaient couvertes de curieux hiéroglyphes se ramifiant jusque sur les murs, ce qui créait un sentiment de déséquilibre assez déplaisant.

Lord me demanda de patienter puis il se déchaussa et gravit l’escalier sur la pointe des pieds. Arrivé sur le palier qui se trouvait dans la pénombre, il me suggéra de me déchausser à mon tour et de le rejoindre. Je me demandai l’espace d’une seconde pourquoi il fallait se déchausser pour visiter son atelier d’artiste, puis connaissant le côté farfelu de Lord, j’obtempérai. Ce dernier, lassé de la musique expérimentale, s’était découvert une nouvelle lubie pour la peinture… expérimentale. Dans la vie de ce diable de Lord, tout était expérimental, jusqu’à ses coupes de cheveux.

 

J’avais à peine posé le pied sur la première marche que Lord donna la lumière. Deux spots placés en vis-à-vis inondèrent l’escalier d’une lumière toute de vibrations.

Par la Saint Famille ! Ce que je vis alors était tout simplement époustouflant. L’instant d’avant, il ne s’agissait que d’un banal escalier de bois barbouillé de motifs pour tout dire assez naïfs ; l’instant d’après, tout un royaume chatoyant se révélait à mes yeux ébahis.

 

Sur chaque marche, les hiéroglyphes s’étaient métamorphosés en demeures miniatures aux toitures rehaussées de petites touches acidulées. De chaque toiture s’envolaient d’étonnants entrelacs surchargés de feuillages mélancoliques et de bourdonnements lointains. On aurait dit que tout un petit peuple vivait là. On entendait presque des envolées de rires taquins et l’on sentait comme par mégarde les effluves de mystérieux ragoûts aux fragrances exotiques. Une légère cavalcade attira mon attention à droite, un arpège de harpe ruissela comme de la poussière de fée sur ma gauche. Un souffle d’air frais fleurant le génépi me décoiffa. Quelque chose de sirupeux tentait d’escalader ma jambe. Un sentiment de panique m’envahit. La tête me tournait. De peur de tomber, je pris appui sur le mur et je ressentis une piqûre sous la paume. Une image de rosier grimpant effleura mon esprit. Plus haut, une voix tintinnabulante m’exhortait à continuer mon ascension.

 

Je ne pouvais pas. Une main géante m’agrippa et me tira en arrière. Je me retrouvai pantelant sur le plancher, désorienté et penaud. Quelqu’un chuchota quelque chose à mon oreille. Il faut monter, encore.

 

En haut, Lord me dévisageais avec, sur les lèvres, ce sourire narquois qui aurait irrité Gandhi lui-même. D’un geste autoritaire que je ne lui connaissais pas, il me fit signe de monter. Encore. Son sourire disparut pour faire place à une moue dubitative.

— Souviens-toi de Luther King.

— Quoi, Luther King ? Qu’est-ce que tu as mis dans mon verre ?

— Rien. Gravis juste la première marche. Le reste viendra tout seul. Nom de Dieu, Fais preuve de foi… pour une fois.

C’est avec méfiance que je réitéré ma tentative. Sans plus de succès. Dès que je posais le pied sur la première marche, j’étais assailli par toutes sortes de visions lysergiques1. À la troisième fois, je renonçai.

Lord me rejoignit. La déception se lisait sur son visage. Il me soutint pour revenir au salon, assez inquiet de mon air déconcerté, et m’installa sur le canapé.

Il me servit un verre de Redbreast et s’appuya nonchalamment sur le piano, bras croisés et sourire bon enfant. Il m’expliqua, avec force détails, qu’il avait mis au point une nouvelle manière de peindre qu’il appelait stéganographie2 perceptive.  

D’où sortait-il encore cette invention ? Je secouais la tête d’un air navré. Je ne comprenais pas un traître mot de ses explications et pour tout dire, il commençait à me fatiguer. Je vidai mon verre et, prétextant une migraine subite, je réclamai mon manteau. L’air frais de la rue me fit du bien. Une sorte de frisson parcourut mes reins et une légère moiteur désolait mon front. Je repensais à ce que Lord m’avait dit au sujet de Luther King et de cette première marche de la foi qu’il faut gravir. Si j’avais eu autant de finesse d’esprit que le pasteur de Montgomery, j’aurais répondu : « Tout ce que nous voyons n’est qu’une ombre projetée par les choses que nous ne voyons pas. »3 Mais voilà, ces derniers jours, j’étais surtout possédé par l’esprit d’escalier.

 

 

1) Qui se rapporte au LSD.

2) Art de la dissimulation : son objet est de faire passer inaperçu un message dans un autre message.

3) Autre citation de Martin Luther King extraite de The Measure of Man.

14 mars 2015

Pavane pour une infante défunte (EnlumériA)

en01

« Le Palais de l'Empereur est si vaste qu'un homme ne peut parcourir toutes les pièces en l'espace d'une seule vie. Des parties entières du Palais sont négligées et abandonnées et se mettent à mener une existence étrange, indépendante. »

Milos referma le livre qu’il était en train de lire, « La galerie des jeux » de Steven Millhauser. Ce passage lui rappelait le domaine de Pépé Ronan, son grand-père paternel, vaste demeure bretonne située à Beuzec-Cap-Sizun, non loin de Douarnenez, où il passait régulièrement les vacances d’été avec ses cousins et cousines. Pépé Ronan, grand admirateur de C.S. Lewis, avait baptisé son manoir Ker Paravel. Car il s’agissait bel et bien d’un manoir dont la multitude de pièces, de dépendances et de débarras défiait l’entendement d’un enfant de huit ans. Pépé Ronan n’occupait que le rez-de-chaussée ; c’est-à-dire une vaste cuisine pouvant accueillir une douzaine de convives, une grande chambre et un petit bureau attenant encombré des livres qui n’avaient pu trouver de place dans la bibliothèque. En été, dame Mathilde, la gouvernante, ouvrait trois des chambres du premier étage pour accueillir les cinq enfants. Les garçons dans la chambre jaune, les filles dans la chambre bleue. Le reste de la demeure, qui comportait deux étages et un grenier, était inhabité depuis des temps immémoriaux. J’entends par là, une période inconcevable pour la petite bande turbulente plus souvent occupée à jouer dans le parc qu’enfermée dans la maison. Les jours de pluie, tout ce joli monde s’adonnait à divers jeux de société dans la bibliothèque ouverte pour l’occasion.

Les années passèrent en quelques battements d’ailes. L’adolescence venue, les enfants s’envolèrent vers d’autres horizons. Et un jour de novembre, alors que Milos venait de fêter ses trente ans, Pépé Ronan, las de ce monde décevant, tira poliment sa révérence. Pour une raison mystérieuse, ce fut Milos qui hérita de Ker Paravel. Anthéa, sa mère retournée vivre à Athènes après son divorce, décréta que les velléités littéraires de Milos avaient orienté ce choix. Yannick, son père, désormais citoyen canadien, se moquait du quart comme du reste de cette décision. Milos accepta cet héritage encombrant bien décidé à le vendre dès que possible. Cependant, il décida d’y passer un dernier été avec Julia, sa jeune épouse.

La vieille Mathilde avait rendu son tablier depuis longtemps, mais sa fille avait repris le flambeau. Le métier de gouvernante était tombé en désuétude, sauf dans cette famille bretonnante où la tradition se perpétuait de mère en fille. C’est elle qui ouvrit la maison, l’aéra et la dépoussiéra en prévision de l’arrivée du jeune couple. Toutes les pièces furent ouvertes, sauf les chambres du second étage. Personne ne se souvenait où étaient les clés.

Ce soir là, Milos et Julia soupèrent d’un buffet froid déposé par le traiteur local. La jeune épouse était impressionnée par la solennité du lieu, mais un sourire d’enfant illuminait parfois son visage lorsque son regard se posait sur un détail pittoresque, un meuble tarabiscoté ou le portrait d’un aïeul crispé.

Milos se souvint que Pépé Ronan conservait un vieux chouchen dans un placard dissimulé. Ce fut là, sous une pile de serviettes de coton écru, qu’il retrouva un trousseau de clés oublié. Précisément celui ouvrant les chambres du haut.

Il faisait encore jour en ce soir d’été. Ils décidèrent d’explorer les anciennes pièces sans attendre. Un parfum d’aventure au cœur, ils montèrent quatre à quatre l’escalier et débouchèrent dans un long couloir en riant comme des fous.

La porte de la chambre du fond était entrouverte.

C’est à pas menus et timides qu’ils s’approchèrent, ne pouvant retenir quelques gloussements malgré une légère inquiétude. Qui avait ouvert cette porte ? Milos la poussa du bout des doigts. Julia ne put retenir un petit cri de surprise.

Au centre de la chambre, un grand métier à tisser se tenait campé sur ses pieds. De chaque côté, étendus comme des ailes, des fils d’argent s’épanouissaient vers les murs et le plafond. Il y eut un léger souffle d’air et aussitôt d’innombrables particules scintillantes s’éparpillèrent un peu partout. Milos siffla d’admiration. Julia lui demanda qui utilisait un métier à tisser. Une petite rumeur leur répondit. Ils firent quelques pas dans la pièce avec l’impression de pénétrer dans une boîte à couture.

— Qu’est-ce que c’est que ces choses ? On dirait des…

— C’en est ! approuva Milos. Elles ne te font pas peur ? D’habitude, tu…

— Celles-là sont différentes. Elles sont… merveilleuses. Hein ? C’est comme ça qu’on dit ?

Autour d’eux, des centaines d’araignées d’or trottinaient de-ci de-là, hésitantes et nerveuses. Puis, comme prises d’une soudaine inspiration, elles se regroupèrent pour former… – c’était à peine croyable – des mots.

— Elles écrivent, chuchota Julia.

Les araignées d’or s’étaient assemblées pour former la question :

 

« Où est notre Pénélope ? »

 

L’inscription se maintint pendant quelques secondes puis les mots se répandirent sur le plancher poussiéreux et les petites créatures remontèrent à toutes pattes vers le tissage sauf quelques-unes qui dessinèrent une flèche allant vers la chambre de droite.

Milos se souvint qu’il détenait le trousseau de clés. Il ouvrit la porte et un jaillissement ensoleillé illumina le couloir sombre.

— Il est tout de même pas loin de dix heures du soir, souligna sobrement Julia.

La pièce était meublée d’un grand lit et d’une armoire à glace. Juste à côté, il y avait une petite table de toilette portant une cuvette et un broc en émail. Un manteau d’officier était suspendu à une patère tout près de la porte. Il régnait une odeur de cuir et de tabac.

Près de la fenêtre, la silhouette d’un homme à contre-jour. Les rayons d’un soleil de midi plongeaient à travers les rideaux à demi fermés. C’était absurde.

L’homme s’approcha de ses visiteurs pour les accueillir. Il portait un uniforme désuet. Une tenue du temps de la Grande Guerre. Il était coiffé d’un béret et une croix de guerre décorait sa vareuse. Il les salua, un peu raide. Il s’exprimait avec une voix de baryton bien tempérée, un timbre d’orateur assez inhabituel pour un soldat.

— Je vous attendais. Veuillez, je vous prie, entrer dans mes humbles quartiers et vous installer confortablement.

Ils prirent place sur un canapé de velours bleu ciel, surpris et décontenancés. L’homme se présenta comme le lieutenant d’artillerie Justin Doineau, 1er corps d’armée colonial, classe 1909.

Julia remarqua sur la table de chevet une photographie sépia représentant le même canapé par un jour ensoleillé. Une jeune femme se tenait debout sur le côté. L’air rêveur, une main suspendue en l’air, comme déposée sur une invisible épaule.

L’officier garda le silence quelques instant puis il demanda où était sa Pénélope. Il répéta sa question deux fois, avec insistance. Milos bredouilla quelque chose, Julia garda le silence. Dehors, le chant d’un engoulevent égratigna le silence de la nuit naissante. Le soldat fit volte-face pour, l’instant d’après, prendre place sur le canapé de la photographie, droit et fier. Maintenant, la main de la jeune femme reposait sur son épaule.

Abasourdi, Milos décida qu’il était temps d’ouvrir la troisième chambre. Peut-être y trouveraient-ils une explication à cette comédie.

Contrairement à la chambre de l’officier, celle-ci baignait dans une lumière crépusculaire. Ils discernèrent dans la pénombre, une jeune femme assise et brodant. Elle se tourna vers ses visiteurs. Une larme coulait sur sa joue. Julia fit remarquer à Milos qu’elle ressemblait trait pour trait à la femme de la photographie.

Pourquoi m’avez-vous enfermée. Pourquoi refusez-vous de recevoir l’homme que j’aime ?

Sa voix éthérée paraissait traverser plusieurs voiles d’étoffe avant de parvenir aux oreilles des jeunes époux.

Regardez autour de vous, continua-t-elle. Regardez toutes ces tapisseries. Il faudrait une éternité pour les tisser toutes. C’est ce que m’ont paru ces longs mois de solitude. La lettre est arrivée hier, me dites-vous. Justin est tombé au Chemin des Dames et vous m’avez interdit de le revoir une dernière fois lorsqu’il s’est présenté lors sa dernière permission. Vous l’avez chassé, Père. Je vous hais !

Il fit encore plus sombre soudain. L’ombre de la jeune femme s’évapora comme à regret. Milos et Julia frissonnèrent dans l’air soudain glacial. Ils décidèrent qu’ils en avaient assez vu pour ce soir.

Après une nuit agitée, ils retournèrent à l’étage accompagnés de la gouvernante, décidés d’en avoir le cœur net. À part un vieux métier à tisser croulant sous les toiles d’araignée, ils ne trouvèrent que des chambres vides et silencieuses.

La jeune gouvernante raconta alors l’histoire qu’elle tenait de dame Mathilde, sa mère. L’étage avait été condamné par l’arrière-grand-père de Milos. La fille de celui-ci, sa grand-tante Pénélope, ayant fauté avec un jeune officier en pension au domaine, fut séquestrée pendant plusieurs mois. Elle est morte de mélancolie seulement quelques jours après avoir appris la mort de son Justin bien-aimé. Juste avant de rendre son dernier soupir, elle demanda à être enterrée auprès de lui au cimetière de Beuzec. Un ami s’était chargé de faire rapatrié la dépouille. Son père n’a pas voulu l’exaucer.

 

Milos reposa le livre sur la table et se leva pour se servir un verre de chouchen. Il se souvenait du jour où, sur l’insistance de Julia, ils s’étaient rendus au cimetière de Beuzec, blotti près de l’église. La tombe de l’officier était toujours là. Justin Doineau, 1890-1918.

Au moment de partir, Julia avait aperçut quelque chose scintillant dans les mauvaises herbes qui envahissaient la tombe. Elle se pencha et découvrit une petite broche en or… en forme d’araignée. Aujourd’hui encore, il lui arrivait de porter ce bijou insolite ; comme en hommage à cette étrange histoire.

Alors, en buvant son verre, Milos se dit qu’il tenait là un magnifique sujet de roman.

 

Évreux, 12 mars 2015

 

7 mars 2015

Participation d'EnlumériA


Chers défiants ! Cette semaine, je n’ai pas eu le temps d’écrire quelque chose sur le thème. Aussi, je me permets, exceptionnellement, de vous proposer un petit extrait d’un roman humoristique que j’ai sous le coude en attente d’un éditeur compréhensif. Le sujet me parait dans l’esprit du thème proposé cette semaine. J’espère que vous voudrez bien me pardonner cette petite tricherie passagère.

Extrait de : « Chroniques de Charmelune ».

On trouvait de tout chez monsieur N’dialo. Absolument tout ce qui vous passait par la tête. Une idée vous traversait l’esprit ? Comme par mégarde ? Pas de problème ! Vous pouviez être sûr et certain qu’Éléazar N’ dialo avait l’objet en stock.

Sa boutique se trouvait à l’angle du boulevard du Négoce et de la rue de l’oubliette. La rue du Négoce était l’ancienne rue commerçante de Montmorence au temps où l’église était encore orientable à merci. Lorsque l’église s’est définitivement bloquée plein sud – sous le règne de François IV le Vilain – les commerçants ont cru y voir un signe du destin. Ils se sont installés sur l’avenue Rigobert et entamé des transactions avec les Berbères et les Mauritaniens au grand dam des Espagnols qui ne voyaient pas d’un très bon œil cette nouvelle lubie.

C’est précisément par cette avenue Rigobert que Monsieur N’dialo débarqua un jour en grand équipage de colporteur multicarte. Les articles qu’il proposait avaient cette qualité particulière qui éveille dans le cœur de chacun une sorte de nostalgie bienheureuse propre à raviver les souvenirs les plus chers. Les articles de monsieur N’dialo avaient aussi l’avantage d’être plus oniriques qu’onéreux. Chaque semestre, on attendait sa venue avec l’impatience d’un enfant campé près d’un arbre de Noël. Et c’est avec de plus en plus de difficulté qu’on lui permettait de repartir. Touché par cette sollicitude, l’Africain, las des allées et venues intercontinentales, accepta de s’installer à Montmorence.

La municipalité, ravie de l’arrivée d’un nouveau contribuable, lui proposa une ancienne boucherie chevaline désaffectée qui lui convint tout à fait. Inutile de vous préciser que Dom Christobal, ignorant des opinions religieuses de l’Africain, resta sur sa réserve. Il ne voyait pas d’un très bon œil l’installation d’un possible mahométan sur sa paroisse voire d’un animiste animé d’on ne sait quelles intentions. Lorsqu’il apprit que monsieur N’dialo se déclarait agnostique, il proclama que la chose était encore pire et alla de ce pas lui faire entendre ses quatre vérités. Entendez par-là ses quatre évangiles. L’entrevue fut de courte durée. À peine s’était-il présenté que son attention fut attirée par une arme étrange suspendue à un clou. Monsieur N’dialo lui expliqua qu’il s’agissait d’un christolet, un revolver à trois coups permettant de massacrer son prochain au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. L’homme d’église, soulagé de trois cents maravédis, repartit le cœur léger et la poche lourde.

Au jour d’aujourd’hui, le buste de cheval surveille encore l’entrée de l’échoppe d’un œil suspicieux. On raconte qu’il n’hésite pas à rappeler à l’ordre un client timide ou hésitant qui n’entrerait pas dans la boutique, rien que pour jeter un coup d’œil qui n’engage à rien. À ce jour, personne n’est jamais reparti les mains vides.
À ce propos, Monsieur N’dialo avait conçu un astucieux dispositif pour chasser de votre esprit toute idée préconçue. Lorsque vous poussiez la porte du magasin, ce n’était pas le tintinnabulement délicat d’un carillon qui annonçait votre présence mais bel et bien un hennissement à vous glacer le sang. Aussitôt, le gigantesque Africain surgissait de son arrière-boutique, sourire carnassier en éclaireur, et demandait d’une voix d’airain l’objet de votre visite. Naturellement, vous aviez oublié. C’est alors qu’il vous rappelait qu’il était marchand de souvenirs et vous faisait faire le tour du magasin.
Sous vos yeux émerveillés s’étalaient des quinquennats bien lustrés, des burkinabécédaires, des cendriers de la marque Cassin, des bibelots, des bibles, des bimbeloteries nationales, des chinoiseries d’Abyssinie, des loutres empaillées et des outres sans failles, des balles au bond, des kits de bondages, des épluche-légumes en plumes d’autruche, des baies rouges du Cap-Vert, des turbans de Durban, un saxotromba d’Essaouira, un portrait de saint Frumence, apôtre d’Ethiopie, du papier d’Arménie, des gambas de Gambie, des massues massaïs, des bongos du Congo, des maracas du Maroc, des wood-blocks de Woodstock sans omettre un vieux fonds de balafons, et ça jusqu’à n’en plus finir.
Passé le premier instant de stupeur, votre regard soudain juvénile s’affolait, rebondissait de-ci, de-là, de droite à gauche et de haut en bas et soudain le miracle se produisait. L’objet de votre convoitise enfoui tout au fond de votre mémoire d’enfant surgissait, là, devant vous. Cela pouvait être un camion de pompier, un sac de billes, un nécessaire de couture, une poupée de chiffon ou encore le portrait de votre premier amour. Le boucher y avait trouvé un carnet d’adresses dans lequel étaient scrupuleusement notées les coordonnées de tous ses anciens copains de régiment. Figaro le Daim découvrit, tout au fond d’un tiroir ouvert par hasard, une paire de ciseaux soigneusement étiquetée ayant appartenu à son grand-père, barbier personnel de Napoléon III. L’attention de Maxime Ribouillard tomba subrepticement sur un manuscrit d’Olympe de Gouge. La petite marchande de bisous s’y coiffa de la perruque du chevalier d’Éon. Tournisse le charpentier ? Une baobalaïka pneumatique. On raconte aussi – mais là j’y vois une pointe d’exagération – que Claudika Dromos y récupéra au fond d’une ballerine usée un plectre ayant appartenu à un hypothétique amour de jeunesse, luthiste itinérant autant que turbulent disparu sans laisser d’adresse…

La suite ainsi que le début lorsque que ce sera publié plutôt qu’oublié. Comme quoi ça ne tient qu’à une lettre.

 

Évreux, 6 mars 2015

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28 février 2015

Comme un parfum de lilas (EnlumériA)

 
L’homme était aussi élégant qu’un bonimenteur de comices agricoles. Il portait beau mais d’une manière tellement ostentatoire que cela frisait le ridicule. Quant à la cravate, c’était une insulte au bon goût français. Après deux ou trois plaisanteries potaches, il présenta la jeune femme qui se tenait trois pas derrière lui. Timide comme une rosière, elle trottina jusqu’à lui, un sourire bon enfant plaqué sur le visage.
— Bonjour mademoiselle. Vous allez bien ? Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter mademoiselle Sylvie Bonsergent. Native du Périgord, elle en connait toutes les facettes, même les plus étranges. N’est-ce pas Sylvie ? Vous permettez que je vous appelle Sylvie ?
— Oui, je…
— Sylvie, mesdames et messieurs, possède un talent très particulier. Un don si étrange que les experts du C.N.R.S. vendraient leur âme pour l’étudier. N’est-ce pas Sylvie ?
— Non. En fait…
— Mesdames et messieurs, ce soir vous n’êtes pas venus pour rien. Vous allez assister à un prodige, que dis-je, un miracle. Sylvie va vous faire la démonstration de son talent. Vous allez avoir la preuve irréfutable que le surnaturel existe. N’est-ce pas Sylvie. Acceptez-vous de vous prêter à une petite expérience ?
— Bien sûr, je…
— Antoine ! – L’animateur se tourna vers les coulisses – Antoine ! Voulez-vous, je vous prie, nous apporter l’objet en question.
Un homme corpulent arborant une moustache clémencique surgit de derrière le rideau. Sa démarche chaloupée donnait presque le mal de mer. Il tenait un porte-manteau qu’il remit à l’animateur.
— Voyez ce porte-manteau, mesdames et messieurs. Il a été pris dans un endroit très connu. Maître Norbert, huissier de justice, ici présent peut l’attester. Mademoiselle Bonsergent qui ignore tout de sa provenance va nous raconter son histoire. Mademoiselle, procédez je vous prie.
— Si vous m’en laisser placer une, je pourrai peut-être expliquer en quoi consiste mon talent.
— Bien entendu, mais peut-être après votre numéro.
La jeune fille se rembrunit mais n’ajouta rien. Se tenant face au public, elle leva le porte-manteau qui était en fait une patère murale à quatre crochets. De ses petites mains graciles, elle en explora tous les contours. Elle gardait les yeux fermés comme pour mieux se concentrer. Le public retenait son souffle comme une grosse bête inquiète. Le gros moustachu s’en était retourné dans les coulisses et l’animateur tripotait sa cravate avec application. Il se passa une bonne trentaine de secondes avant que la jeune fille reprenne la parole.
— Je sens comme un parfum de lilas. Une odeur de papier et d’encre et peut-être de tabac.
Un murmure parcourut le public. Un vaste sourire blasé s’afficha sur le visage de l’animateur.
— Attendez ! Les images viennent doucement. On dirait… C’est un objet ancien. Je dirais cent ans au bas mot. Il y a de la musique, comme s’il y avait un bal non loin de l’endroit où était accroché ce porte-manteau. Et puis des livres…
— Des livres ? coupa l’animateur. Qu’est-ce qui vous inspire cette vision ?
La jeune fille leva les yeux au ciel.
— Je ne sais pas. C’est une impression. Quelque chose qui a un rapport avec la littérature… ou la peinture peut-être ; et le vin… ou la bière. Je dirais que cet objet était accroché dans un café ou un restaurant.
Une rumeur s’éparpilla dans la salle.
— Vous nous intriguez, Sylvie. Mais continuez, nous sommes toute ouïe.
— C’était un lieu de rendez-vous. On y discutait de poésie, des arts je dirais. C’est étrange, j’entends un poème où il est question d’albatros et de géants. Et puis j’ai des visions de peinture, de nature morte. On dirait du Cézanne ou du… Modigliani ? Je ne sais pas pourquoi ces noms me viennent à l’esprit, je n’y connais rien en peinture. Et toujours ce parfum de lilas.
La jeune femme blêmit soudain. Elle remit le porte-manteau dans les mains de l’animateur. Elle semblait effrayée.
— Les gens qui ont accroché leurs manteaux à cette patère ne sont pas tous des gens heureux. Je ressens de la tourmente, des interrogations et des âmes saccagées aussi. Et puis ce blouson de cuir si effrayant. Comme si la souffrance avait été parfois le moteur de celui qui le portait.
— Un blouson de cuir ? Qu’on aurait suspendu à cette patère ? Vous pouvez nous dire à qui il appartiendrait.
— Je ne sais pas. J’entends des chansons, de la gouaille… je vois un foulard rouge. Excusez-moi. Je suis épuisée.
L’animateur posa une main réconfortante sur l’épaule de la jeune fille et invita l’huissier à monter sur la scène.
— Maître, vous détenez une enveloppe dans lequel l’origine de ce porte-manteau est indiquée. Pouvez-vous l’ouvrir et nous révéler ce qu’elle contient.
L’officier ministériel ne se fit pas prier. Il décacheta l’enveloppe d’un geste prompt et en sortit un document ainsi qu’une photographie. Les chuchotements du public se turent. D’une voix posée, l’huissier lut le document.
— Ce porte-manteau était accroché depuis 1847, année de sa fondation, à la Closerie des Lilas, rendez-vous parisiens des écrivains, des poètes et des peintres.
Lorsqu’il montra la photo, le public se leva dans un tonnerre d’applaudissements. L’animateur eut un geste d’apaisement. Il expliqua en quelques mots la technique de la jeune médium. Elle nommait cela la clairsentance.
— C’est comme de la clairvoyance, sauf que cela se ressent avec le toucher, balbutia-t-elle. Cependant, permettez-moi de vous dire que je n’aurais nul besoin de mon pouvoir pour déterminer l’origine de votre cravate. De toute évidence, vous l’avez acheté à la Foir’fouille.


Évreux, le 27 février 2015

21 février 2015

L’enfer est le paradis (EnlumériA)


— Ça serait quoi pour moi, la définition du paradis sur terre ? C’est ça que vous me demandez ?
— Oui, monsieur. C’est exactement ça.
— Eh bien… de prime abord, j’ai bien une idée qui me vient à l’esprit, mais…
— Mais ?
— C’est-à-dire que c’est assez intime.
— Intime ? Vous voulez dire qu’il s’agit d’une…
— D’une dame, tout à fait. Vous comprendrez ma discrétion.
— C’est une dame que l’on connait ?
— En effet, monsieur. De plus, elle est mariée. Fort mal, mais le fait est là.
— Je vois. J’ose croire, cher ami, qu’il ne s’agit pas de mon épouse ?
— Non, monsieur. Soyez rassuré. Il s’agit d’une jolie femme.
— Vous êtes vexant, monsieur.
— Non. Ne croyez pas cela. Il se trouve simplement que nous avons des goûts différents.
— Soit. Mais cela ne répond pas à ma question.
— Qui était ?
— Votre paradis sur terre, monsieur ! Enfin ! La mémoire vous fait-elle défaut à ce point là ?
— Ah oui ! Cela me revient. Pardonnez-moi. Cette dame dont je parlais. C’est qu’elle m’occupe l’esprit, vous savez.
— Oui, certes. Mais nous n’allons pas y passer le réveillon. Votre réponse, monsieur. Nous avons tous répondu. C’est à votre tour de jouer le jeu… et sans finasser, s’il vous plaît.
— L’enfer, monsieur.
— J’ai peur de ne pas comprendre.
— L’enfer de la bibliothèque, voyons. Vous connaissez mon amour immodéré pour les livres.
— Les livres, bien sûr. Il est vrai que vous avez la réputation d’être un rat de bibliothèque.
— Tout juste, monsieur.
— Et je me suis laissé dire que la bibliothécaire était on ne peut plus avenante.
— Par le diable ! Je suis démasqué. Vous êtes malin comme un chat.
— À bon chat, bon rat, monsieur.


Évreux, le 20 février 2015
 

7 février 2015

Respect et traditions (EnlumériA)

Après une matinée somnolente ponctuée par les formules lapidaires de la chef de contrôle et le rire chatoyant de Marion, je pénétrais dans le réfectoire de ce pas lent et sénatorial qui est en quelque sorte ma marque de fabrique. Avec une moue blasée, je consultai rapidement le menu. Hésitant entre la pizza aux fruits de mer et le ragoût de mouton, j’optai finalement pour des spaghettis à la bolognaise.

Ce sacré Philippe était déjà à table, pérorant d’importance (j’allais dire comme d’habitude) devant une dame chignonnée et fagotée comme un camionneur et une blondasse maquillée pot de peinture à la mine dégoûtée. Les nouvelles recrues du service contentieux.

Je m’installai à côté de Filochard – surnom dont j’avais affublé Philippe – juste en face de la dame au chignon. Présentation rapide, sourire chafouin du pot de peinture et coup d’œil réfractaire du chignon. Nul besoin de me faire un dessin, la collègue s’adonnait sans conteste aux divertissements saphiques. Mais ne ressentant aucune appétence pour les amours corporatives, je me moquais bien de cette particularité.

Je pris la conversation en route. Remarquez bien que quand je dis conversation, c’est par pure convention. Le mot exact eut été… soliloque. Filochard parlait, s’écoutait parler et s’esclaffait de mots d’esprit dont lui seul saisissait la subtilité. De temps à autre le pot de peinture lui lançait un regard torve tandis que le chignon tentait une ingérence sous forme d’onomatopées.

Il était question d’un reportage sur l’Ouganda. Évoquant un passage où il était question de l’excision, Philippe s’emportait contre des pratiques qu’il proclamait barbares, rétrogrades et inhumaines. Sa colère provoquait de grands moulinets de fourchette au risque de projeter sur le pot de peinture une rafale de fruits de mer. Chignon s’impatientait. Je voyais qu’elle s’acharnait à trouver une brèche dans le mur de paroles philippique.

La nature est bien faite. La logorrhée donne soif et soudain, sans prévenir, le torrent verbal se tarit. L’orateur des cantines but à long traits un verre d’eau fraîche. Chignon s’engouffra dans la brèche.

Elle nous expliqua d’une belle voix d’alto que l’Afrique, elle connaissait bien. Elle y avait vécu de longues années à l’époque de son mariage. Entendant cette information pour le moins surprenante, je levai le nez de mon assiette et, repensant à mon impression première, je lui lançai quelque chose à propos d’une vocation tardive dont elle ne sembla pas très bien comprendre le sens exact. Sans importance ! D’une fourchette évasive, je touillais machinalement mes spaghettis qui n’avait pas l’heur de me mettre en appétit. J’attendais la suite de l’argumentation.

La dame nous expliqua qu’il s’agissait de traditions et qu’en tant que telles, nous n’avions pas le droit d’en mettre en doute le bien fondé. La blonde expliqua avec toute la navrance dont elle était capable que c’était une prescription de « ces arriérés de musulmans quand on voit comment ils traitent leurs femmes… » Bref ! Les balivernes habituelles des crétins désinformés par TF1 et consorts. Ignorant cet aparté, Chignon proclama à la fois son féminisme militant et son respect des traditions. Philippe s’étranglait de fureur. La blonde ricanait dans son rimmel. Et moi, je me demandais selon quelles prescriptions il la traitait le supporter de foot alcoolique qui devait lui servir de mari. Je rêvais de la ligoter et lui faire subir cette tradition si respectable. Le rasoir découpant sa chair molle de vieille femme aigrie. Le sang ruisselant sur ses cuisses et les hurlements de chèvre à l’équarrissage jaillissant de son gosier.

Philippe totalement dégoûté par la tournure qu’avait pris la conversation ne proférait plus un mot. La blonde peinturlurée crut bon d’en rajouter une couche en étalant à la face du monde son incommensurable ignorance des prescriptions coraniques.

Moi, décontenancé, je regardais mon plat de spaghettis avec un dégoût croissant. Mais qu’est-ce que c’était que cette pause déjeuner de merde ? Je me levai brusquement de table, le ventre vide et les oreilles pleines d’immondices.

La dame au chignon me lança un regard interrogateur et moi, je lui lançai mon plat de spaghettis au visage.

« Ne m’en veuillez pas, dis-je, c’est une tradition respectable là d’où je viens ! »

Évreux, 6 février 2015

31 janvier 2015

Barbe et pinceau (EnlumériA)


Psychiquement parlant, Jules Baudouin ne s’en était pas trop mal sorti, de la Grande Guerre. Mais physiquement, c’était une autre paire de manches. En fait, comme il aimait à le répéter, il était « revenu de la guerre avec une jambe qu’il avait perdue. »
Jules usait de l’autodérision avec bonheur et se montrait friand de ces absurdités stylistiques qui font le charme de notre belle langue. Grâce à son humour un peu décalé et sa finesse d’esprit, Jules avait su se préserver d’affres belliqueuses propres à déchirer l’âme des plus coriaces.
C’est à l’hôpital de campagne qu’il avait commencé à dessiner quelques croquis par-ci, par-là ; pour s’occuper l’esprit et tenter d’oublier la douleur lancinante qui le harcelait nuit et jour. Petit à petit, son crayon timide s’était enhardi. De retour dans ses foyers, il décida de tâter de la couleur. Cédant à son caprice malgré la précarité de ses finances, et au grand dam de son entourage, il utilisa les quatre sous qui lui restaient pour s’équiper de l’attirail complet du peintre du dimanche. Puis, trouvant l’atmosphère de Rouen étouffante, il exila son désœuvrement et sa jambe de bois aux portes du Vexin, chez l’oncle Eugène ; un veuf néophyte et sexagénaire, qu’un peu de réconfort sauverait momentanément d’une soudaine appétence pour le calva local.
Cet après-midi-là, Jules avait installé son chevalet sur la berge de l’Epte, tout près du petit pont de bois. Il n’y avait pas un bruit. Juste le chant des insectes dans les hautes herbes et le frisson de l’eau rafraîchissant la bouteille de blanc qu’il avait mise au frais dans un trou d’écrevisses.
Son tableau et la journée s’avançaient de conserve vers leur conclusion rougeoyante lorsque Jules vit arriver un étrange bonhomme à la démarche sénatoriale. Avec sa longue barbe de patriarche biblique, sa veste de drap sombre et son drôle de petit chapeau blanc, le promeneur semblait tout droit sorti d’un conte de Maupassant.
Lorsqu’il fut à quelques pas, l’inconnu s’arrêta pour bourrer une longue pipe de bruyère avec minutie. Lorsqu’il en eut tiré quelques bouffées, il se décida enfin à saluer Jules avec un je-ne-sais-quoi de malice sous le chapeau. Jules lui rendit son salut d’un bref signe de tête et se remit à l’ouvrage. La lumière changeait vite à cette heure et il ne laisserait pas cet importun lui gâcher son paysage.
— Vous vous débrouillez pas mal, l’ami.
— Je me débrouille, répondit Jules en songeant que le fâcheux était… « bien parti pour rester ». Assez satisfait de cette amusante répartie mentale, il décida qu’après tout, un peu d’amabilité ne lui coûterait pas plus cher qu’un coup de Muscadet.
— Un petit verre de vin blanc, l’ami, fit-il en attrapant la bouteille avec une aisance assez surprenante pour un unijambiste.
L’autre accepta l’invitation avec un hochement de tête entendu. Il but son verre cul-sec en ponctuant la dernière gorgée par un petit claquement de langue agaçant. Puis, pris d’une soudaine inspiration, il leva l’index à la manière de celui qui va dévoiler un secret sans précédent et dit :
— Regardez, là – Du bout de sa canne, il pointa la toile – Ici ! Je serais vous, j’y ajouterais une ou deux touches de jaune de cadmium et là… voyez, juste sous de cette branche, un léger glacis de vermillon. Pour le contraste. Le contraste, c’est le rythme d’un tableau. Et surtout, n’oubliez jamais que la peinture est un langage à lire avec le cœur, l’ami. Pas seulement avec les yeux.
Jules s’efforça de ne pas montrer l’agacement qui le gagnait. De quoi se mêlait-il, ce vieux fou ?
— Vous croyez ? répondit-il assez fraîchement.
— Oui, l’ami, j’en suis même certain. Attendez ! Vous permettez ?
Et sans attendre une quelconque permission, le bonhomme s’empara d’une brosse et asséna quelques touches nerveuses sur la toile de Jules.
— Vous voyez ? Regardez l’espace qui apparait maintenant, comme par magie.
De mauvaise grâce, Jules dut bien reconnaître que les conseils du bonhomme s’avéraient judicieux.
Il allait dire quelque chose, lorsque la voix de rogomme de l’oncle Eugène se fit entendre.
— Heu là ! M’sieur Claude. Vous voilà comme qui dirait à donner des leçons au n’veu.
Monsieur Claude s’esclaffa du rire jovial de celui que le doute n’habite pas.
— Ce n’est rien, l’Eugène. Juste un petit coup de main en passant. Il se débrouille très bien votre neveu. Bon, allez. Ce n’est pas que je m’ennuie, mais on m’attend. Bien le bonsoir. Et merci encore pour le verre.
Sur ce, le vénérable barbu reprit son chemin en sifflotant une rengaine de monsieur Chevalier.
Jules haussa les épaules.
— Non mais, tu l’as vu celui-là ? Comme si j’avais besoin de ses conseils. Franchement ! Pour qui il se prend, ton monsieur Claude ? Il ferait mieux d’en faire des pinceaux, de sa barbe !
L’oncle Eugène but une rasade de Muscadet à même le goulot, se torcha les lèvres d’un revers de manche et dit :
— Ben ! Y s’prend pour ce qu’il est et y pourrait t’en remontrer bien davantage, m’sieur Claude. Il habite de l’autre côté de l’eau, la grande maison, un peu plus haut. – L’oncle Eugène dévisagea un instant son neveu d’un air matois – Nom ded’zo ! Tu l’as pas reconnu ?
— Non. J’aurais dû ?
L’oncle Eugène se fendit d’un sourire large comme un cul d’âne.
— Bah dis ! T’es rien nigaud, toi. C’est Claude Monet !

Évreux, 28 janvier 2015

24 janvier 2015

Une journée ordinaire (EnlumériA)

Trois petits coups brefs réveillèrent René de sa trop courte sieste. Une femme d’une cinquantaine d’années se tenait dans l’encadrement de la porte. Un sourire incertain éclairait son visage pourtant soucieux. René se dit comme ça qu’elle n’était pas mal pour son âge. Un peu vieille pour lui, mais bon.

— Bonjour madame. Je peux faire quelque chose pour vous.

Pour toute réponse, la femme entra, posa son manteau et son sac sur le lit et poussa un long soupir de lassitude.

— Papa ! C’est moi.

Un sentiment bizarre, mélange de frayeur et d’agacement, ébranla momentanément l’humeur de René. Il haussa les épaules et regarda la femme avec un regard condescendant.

— Si c’est une plaisanterie, elle est d’un goût douteux. Vous êtes plus vieille que moi. Qui êtes-vous ?

— Ça y est, c’est reparti, marmonna la femme.

Elle prit place sur la chaise réservée aux visiteurs et ajusta sa jupe sur ses genoux.

— Papa. Regarde tes mains.

— Quoi, mes mains ?

D’un signe de tête autoritaire, elle réitéra son ordre. René regarda ses mains. Des mains noueuses et tavelées. Des mains de vieillard.

— Mais… je ne comprends pas, je…

— Papa ! C’est moi, Sylvie. Ta fille.

René se replia sur lui-même. Le livre qu’il lisait avant de s’endormir lui tomba des mains. Celle qui disait s’appelait Sylvie se baissa pour le ramasser. Elle lut le titre : Contes de la Fin du Monde.

— C’est intéressant ? Ça parle de quoi ?

René jeta un regard rapide vers la fenêtre. Le temps s’était assombrit. Il remit ses rares cheveux en place, comme pour se donner une contenance. La mémoire lui revenait peu à peu.

— C’est un recueil de nouvelles. La première parle d’une civilisation future qui a perdu jusqu’au souvenir de ses origines. L’Empreinte. J’aime bien. Ça passe le temps, il n’y a rien à la télé à cette heure.

— Tu veux qu’on aille faire un tour ? Pour te dégourdir les jambes.

René déclina l’offre. Il avait mal aux jambes.

— J’ai mal aux jambes. C’est couillon, hein, pour un ancien marathonien.

Sylvie lui adressa un sourire indulgent.

— C’est pas grave, va. Tiens ! Je t’ai apporté des douceurs et un DVD. Sur la route de Madison, de Clint Eastwood. Tu verras, ça devrait te plaire.

La conversation se poursuivit sur le mode pain d’épice café machine. À la fois sempiternel et tendre. Le flou mental de René s’estompait un peu. Puis vint le moment pour Sylvie de prendre congé. Bisous et je-reviendrai-jeudi. Fin de la représentation.

René dina d’une soupe de potiron et d’un morceau de fromage. Ensuite, il regarda le film que lui avait apporté Sylvie. Une histoire d’amour terrible et magnifique.

Tard dans la soirée, René sombra dans un sommeil peuplé de rire d’enfants. Lorsqu’il se leva, le soleil était déjà haut. Il remarqua que quelqu’un avait déposé un DVD sur sa table nuit. Sur la route de Madison.

Il en fit part à l’infirmière qui venait pour les soins.

— Regardez. On m’a apporté un film. Je l’ai pas vu celui-là. Je le regarderai ce soir, tranquillement.

 

Évreux, 19 décembre 2014.

17 janvier 2015

L’empreinte (EnlumériA)


C’est un robot-groom à la voix chuintante et au pas menu qui introduisit l’archéo-docteur Sorlens dans l’antichambre. Angoissé et vaguement fébrile, il tenait contre sa poitrine la petite mallette dans laquelle il conservait sa découverte. C’était la première fois qu’il rencontrait le Sondeur-Commodore Lëondradt ; et le voyage interminable et pour tout dire angoissant l’avait épuisé.
« Son excellence le Sondeur-Commodore Lëondradt va vous recevoir dans un instant, dit le robot-groom. Souhaitez-vous un rafraichissement pour patienter ? »
L’archéo-docteur Sorlens déclina l’offre et prit place sur un élégant fauteuil furtif aux formes incertaines. Il posa délicatement sa mallette sur ses genoux serrés et attendit. Les accords lancinants d’une musique venue de nulle part conférait à la pièce une atmosphère feutrée. Les minutes s’égrenaient comme à regret. Dans le vaste miroir qui ornait l’antichambre, Sorlens discernait un petit homme fluet aux épaules rentrées, à la silhouette étriquée, presque insignifiant. Cependant le regard clair et dur que lui renvoyait son reflet exprimait un indéfinissable sentiment de ruse mêlée d’opiniâtreté.  
La porte s’ouvrit enfin sur un homme de haute stature vêtu de l’uniforme pourpre propre à son rang. Sorlens reconnut immédiatement le chambellan Mercy, premier conseiller du Sondeur-Commodore.
— Docteur Sorlens. Salut et fraternité. Vous avez fait bon voyage ? Venez. Le Sondeur-Commodore vous attend avec impatience. Il a hâte d’apprécier votre découverte à sa juste mesure.
Sorlens se leva pour serrer la main du conseiller qui s’effaça aussitôt pour lui permettre d’entrer dans le bureau du Sondeur-Commodore. Ce dernier se tenait debout près de la baie vitrée. Un large sourire éclairait la barbe de jais qu’il portait à la mode du moment. Il était habillé avec la simplicité des moines Shonsay. Une bague d’onyx à sa main droite témoignait d’une touche de fantaisie.
— Ainsi, voilà notre éminent archéo-docteur. Merci d’avoir répondu à mon invitation. Je vous en prie, veuillez prendre place, dit le Sondeur-Commodore de cette voix ample et grave qui trahissait la présence d’implants vocodeurs.
Sorlens, plus intimidé qu’effrayé au final, s’installa du bout des fesses sur le siège, sa mallette toujours blottie contre sa poitrine. Lëondradt prit place en vis-à-vis. Il observait l’archéo-docteur d’un œil curieux. Il se rencogna dans son siège et croisant les bras demanda si Sorlens avait eu le temps d’apprécier Furianow, la capitale de Terra Austria. L’archéo-docteur se plia de bonne grâce à cette futile entrée en matière, puis fit mine de présenter sa mallette.
— Je crois que le temps de votre excellence est précieux. Me permettez-vous de…
— Mais, justement, j’allais y venir, coupa Lëondradt. Ainsi, il semble que vous ayez mis la main sur une découverte exceptionnelle. Mercy m’a parlé d’une sorte de référence à de vieux mythes. Pourriez-vous éclaircir ma modeste lanterne.
Pour toute réponse, Sorlens ouvrit la mallette et en présenta le contenu au Sondeur-Commodore. Celui-ci se pencha un peu, intrigué et perplexe.
— Je ne comprends pas très bien ce que c’est, fit-il sur le ton de la confidence. Pouvez-vous m’expliquer.
L’archéo-docteur se racla la gorge pour s’éclaircir la voix, puis sortit avec d’extrêmes précautions une plaque de syncristal dans laquelle était sertie une forme oblongue assez incompréhensible parcourue par de fins réseaux grisâtres ponctués de minuscules taches blanches.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lëondradt. On dirait une image à deux dimensions. C’est absurde.
— C’est une empreinte graphique, expliqua Sorlens. C’est très ancien. D’après les analyses, cet objet aurait aux alentours de 6 ou 700 années standards.
Lëondradt émis un sifflement admiratif.
— Tant que ça. Mais docteur, on dirait que cette chose a été manufacturée. Or chacun sait que le monde de cette lointaine époque n’était qu’un désert de poussière tout juste peuplé de lichens et de bêtes.
— Il semblerait que non. J’ai découvert cette empreinte dans une bizarre configuration rocheuse géométriquement parfaite. Un peu comme les vestiges d’une habitation. Mon équipe a également extrait du sédiment divers artefacts.
— Mais… Selon l’Académie d’Histoire Sainte, la raison a été révélée aux Hommes par Notre Sublime Sondeur, il y a seulement trois siècles. Toute autre explication relève…
— du mythe ?
— Ou du blasphème. La frontière est mince, docteur.
Un frisson parcourut les épaules de Sorlens. Il n’aimait pas ce qu’il venait de lire dans le regard de son interlocuteur.
— C’est vraiment ce que vous pensez ? Moi, je ne vous parle que de science, excellence. Regardez mieux cette empreinte et dites-moi ce que vous voyez.
Le Sondeur-Commodore se caressait le menton d’un air absent. Il adressa un bref signe de tête au chambellan pour l’inviter à regarder aussi. Ce dernier posa familièrement sa main sur l’épaule de Lëondradt et examina attentivement l’empreinte. Une expression de profond scepticisme mêlé d’incompréhension se lisait sur le visage des deux hommes.
— Voyez, Excellence. Observez bien les réseaux qui parcourent l’empreinte. Remarquez que cela ressemble à des tiges irrégulières.
— Oui. Comme si elles avaient été tordues et redressées. Mais, docteur, sur quoi sont-elles posées ces tiges ?
— Elles ne sont posées sur rien, expliqua Sorlens. La surface grise que vous voyez autour, c’est le ciel.
— Le ciel ? De cette couleur ? s’écria le Chambellan. Mais c’est absurde. Le ciel n’a jamais été gris. Il est jaune. Il a toujours été jaune depuis le premier jour de la création.
— Et pourtant, ce ne peut-être que le ciel parce que…
— Parce que ?
Sorlens attendit un instant. Le Sondeur-Commodore l’observait avec cet air étrange qui laisse présager quelque ennui à venir. Le Chambellan était blanc comme un linge. Un silence de mauvais aloi encrassait l’atmosphère. Au-dehors, le vrombissement aigre d’un orthoptère apporta une touche de bizarrerie supplémentaire.
— J’attends votre théorie avec impatience, dit Lëondradt d’une voix blanche.
— Ce que vous voyez sur cette empreinte était un… arbre, excellence.
Le Sondeur-Commodore se leva d’un bond, faisant sursauter du même coup Mercy et Sorlens. Les mains jointes dans le dos, il se dirigea vers la baie vitrée et regarda au dehors. Il semblait soudain extrêmement préoccupé. Le chambellan Mercy s’approcha du bar et se servit un verre de liqueur sans en proposer à Sorlens.
D’interminables minutes s’écoulèrent, chacun demeurant sur son quant-à-soi. On percevait la respiration oppressé du docteur et celle plus profonde du Chambellan. Lëondradt semblait de marbre.
Enfin, il se retourna vers l’archéo-docteur.
— Il semble que vous ayez soulevé un point de divergence. Je ne vous savez pas partisan de l’ancienne croyance. Docteur, si les savants de l’Académie d’Histoire Sainte disent que le monde a été peuplé par l’Homme il y a trois siècles grâce à Notre Sublime Sondeur, je le crois et si je dis que les arbres sont des créatures mythiques qui n’ont jamais existé, j’aime qu’on me croie. Ne suis-je pas, par mon statut, le commandeur des croyants ? Oseriez-vous mettre ma parole en doute ?
— Certes non, votre excellence. Mon but n’est que d’enrichir nos connaissances. Je…
— Nous allons conserver votre… empreinte afin de la faire étudier par nos savants. Je vous souhaite un bon séjour dans notre capitale, cher docteur. Je vous ferai part de mes conclusions dans quelques jours.
Ainsi, l’entretien était terminé. L’archéo-docteur Sorlens prit donc congé selon le protocole, accompagné par le robot-majordome qui prononça les formules d’usage.
Aussitôt seuls, les deux hommes se regardèrent avec un air de connivence. Le Sondeur-Commodore décrocha le téléphone.
— Capitaine Chonsoert. L’archéo-docteur Sorlens s’apprête à quitter le palais. C’est un homme dangereux. Stoppez-le !

Évreux, le 16 janvier 2015

10 janvier 2015

L’homme au manteau gris (EnlumériA)

Le Merrygold Exotic Tearoom était un établissement de style colonial, décoré de plantes vertes surdimensionnées, de bouddhas désœuvrés et d’hilares poussahs chinois obèses jusqu’à la lippe. Une atmosphère feutrée de salon proustien saturait les lieux fréquentés par des dandys post-victoriens, des punks dilettantes et crunchy ainsi que de vieilles dames compassées de mode. Un fond musical discret laissait croire que le fantôme d’Éric Satie hantait l’endroit de sa présence éthérée. Les habitués y dégustaient des crumbles aux fruits rouges arrosés de thé noir Marco Polo ou bien des cheesecakes accompagnés de Darjeeling Himalaya. D’autres, plus austères, se contentaient de quelques financiers timidement humectés de café Bluemountain ou Bourbon pointu. Quant à moi, mes préférences s’orientaient plutôt pour un Gunpowder et quelques biscuits fins à la vanille de Madagascar.

Je me souviens qu’au milieu de cette faune interlope évoluait parfois un personnage étrange et déplacé perpétuellement vêtu d’un manteau gris. Oh, Dieu ! La tristesse et la médiocrité de cette dégaine ! Ne croyez pas que je méprise le gris, non. Il en existe de somptueux comme l’anthracite ou le pinchard, le gris de Payne, le gris souris, l’ardoise ou encore le gris perle. Certaine auteure américaine n’en a-t-elle pas récemment vanté cinquante nuances. Mais là, mes amis, que vous dire à propos de cette affligeante teinture qui telle une pollution visuelle encrassait mon calme regard jusqu’à l’écœurement.

Cet après-midi là, alors que je venais de m’installer à ma table habituelle et que je dépliais mon Monde Diplomatique à la page économique, je constatais sans plaisir que le sinistre acolyte perturbait une fois de plus la sérénité du salon. Il s’était installé au même endroit que d’habitude ; à quelques mètres de moi. Comme si, sous l’influence d’un bizarre caprice, il lui avait pris le désir insolite de m’incommoder par son incongruité.

Je fréquentais ce salon de thé depuis quelques temps déjà et je dois bien admettre qu’il était déjà là. À vrai dire, il était toujours là, quelque soit l’heure à laquelle je me présentais, ce chevalier à la triste figure me devançait systématiquement. D’aucuns d’entre vous, chers lecteurs, m’enjoindraient sans doute de changer de place. J’aurais pu en effet. J’ai essayé deux ou trois fois d’ailleurs ; sans succès. Cependant, quelqu’un pourrait-il m’expliquer en vertu de quelle règle devrais-je m’effacer devant cette offense aux bonnes mœurs.

J’en étais là de ma sombre méditation lorsque la serveuse, une accorte jeune blonde toute sucrée dans sa petite jupe noire et son chemisier en dentelles de Calais se présenta pour prendre ma commande. Comment vous décrire le charme ineffable qui se dégageait de sa personne. Si Dieu, dans son infinie clémence, avait jugé bon de personnifier la grâce ultime d’un coucher de soleil à l’aube du monde, il aurait façonné cette créature à partir du cristal le plus pur au lieu de l’argile d’où il avait extrait l’Adam primordial. Sa beauté toutefois ne l’autorisait pas à me toiser avec un tel dédain. Cette moue dédaigneuse qui profanait son visage ne lui seyait guère et me déplaisait fortement. Elle m’adressa une salutation glaciale puis me demanda d’une voix sèche et impatiente si j’avais fait mon choix.

Alors que je confirmais ma commande, finalement comme d’habitude, je remarquais avec soulagement que son regard lourd de mépris s’adressait en fait à l’homme au manteau gris.

— Ah ! Vous aussi vous avez remarqué cet individu, murmurai-je avec un bref sourire de connivence. Vous le connaissez, ce malencontreux personnage qui ose perturber par sa présence un établissement si raffiné ?

Elle haussa les épaules, comme par inadvertance. De son côté, l’homme au manteau gris jeta vers moi un regard perdu que j’esquivai aussitôt. Un frisson me parcourut. Où avais-je déjà rencontré cet homme ?

— De qui parlez-vous encore ? demanda-t-elle enfin. Je ne comprends pas.

— Mais enfin ! De cet homme, là. Un peu plus loin. Ne me dites pas que vous n’avez vu à quel point il détonne dans ce salon. Je sais bien qu’il faut être tolérant, mais une telle médiocrité, une telle… — Les mots me manquaient — Même d’ici, j’ai l’impression qu’il empeste la naphtaline et le suint.

Comme prise d’une soudaine condescendance, elle me jeta un regard apitoyé et réitéra son incompréhension. Je sentis l’impatience me submerger.

— Mais enfin ! Vous ne voyez pas ? Ce type, avec le manteau gris, là !

Et je désignais avec véhémence, l’objet de ma rancœur. Elle se pencha enfin vers moi et me dit en articulant chaque syllabe :

— Ce qu’il y a là, monsieur, c’est un miroir. Eh ! Oh ! Monsieur. — Elle agitait sa main devant mes yeux — Vous comprenez ce que je dis où devrais-je vous le répéter à chacune de vos visites ?

Derrière moi, quelqu’un gloussa tandis qu’un autre chuchotait.

— Quelle tristesse. Le pauvre vieux ne reconnait même plus son reflet.

 

Évreux, le 6 janvier 2015

 

3 janvier 2015

Participation d'EnlumériA

Avertissement.

L’une de ces affirmations est totalement bidon ! À vous de deviner laquelle.

  1. Je me souviens que je ne voulais pas venir au monde, mais qu’une instance supérieure ne m’en a pas laissé le choix.
  2. Je me souviens de ma première visite chez le coiffeur. J’avais peur que ça fasse mal.
  3. Je me souviens des parfums de l’orangeraie que je traversais pour me rendre à l’école, à Boumerdès, anciennement Rocher Noir, en Algérie.
  4. Je me souviens du dernier film que je suis allé voir à Alger avec mon père avant de revenir en France : Les sept mercenaires.
  5. Je me souviens du caïd de l’école à qui j’ai cassé la gueule en CM2 parce qu’il commençait à m’ennuyer sérieusement.
  6. Je me souviens de ma première guitare, une gamelle épouvantable que j’avais achetée parce que la couleur me plaisait.
  7. Je me souviens de la chanson qui passait quand j’ai embrassé une fille pour la première fois. La demoiselle s’appelait Véronique et la chanson, c’était Let it be, des Beatles.
  8. Je me souviens de la première fois où j’ai joué sur scène. J’avais seize ans. Je tenais la basse et avec Claude, le guitariste et Gérard, le batteur, nous reprenions entre autres des morceaux de Jimi Hendrix. J’avais tellement le trac que j’ai joué le dos tourné au public pendant la moitié du concert.
  9. Je me souviens des deux master-class que j’ai suivies avec Barney Kessel, grand guitariste de Jazz devant l’Éternel.
  10. Je me souviens de ce mois de mai 1982 à New-York, de ma rencontre avec Keith Richards, le guitariste des Stones, et de la gentillesse de cet homme-là.
  11. Je me souviens de cette suspension du temps lorsque j’ai rencontré tout à fait fortuitement ma future épouse au détour d’un couloir. Son regard dans le mien avec cette certitude que le coup de foudre existe dans toute sa réciprocité.
  12. Je me souviens de la naissance de mon premier fils. Je l’ai tenu dans mes bras quelques minutes avant que le SAMU l’emmène à l’hôpital Trousseau où il a passé les six premiers mois de sa vie dans une chambre stérile, entouré de machines, sans aucun contact avec l’extérieur.
  13. Je me souviens de ma rencontre avec l’ange, juste avant l’aube. Ils n’ont pas d’ailes et sont d’une beauté terrifiante.
  14. Je me souviens d’un lendemain de cuite*, ma femme assise sur le lit attendant que je me réveille pour me dire : « Je demande le divorce. »
  15. Je me souviens de cet Ovni observé un soir d’été dans le ciel étoilé du Gers. Trajectoire impossible, en ligne brisée. D’abordvers l’Est, puis retour quelques minutes plus tard, vers l’Ouest.
  16. Je me souviens de ma conversion à l’Islam à la mosquée d’Argenteuil pleine à craquer, le premier jour du ramadan 2009, expliquant aux fidèles que j’avais enfin trouvé la religion qu’il me fallait après avoir lu la Bible, la Bhagavad Gita et surtout le Coran pour la quatrième fois.
  17. Je me souviens du concert donné en 2012 à Saint-Germain-en-Laye avec mon ancien groupe au complet, Varenkor, 30 ans plus tard. Le croirez-vous, mais d’anciens fans de l’époque étaient présents dans la salle.
  18. Je me souviens de la dernière fois où une femme m’a bien fait comprendre, en employant des termes d’une exquise cruauté, que c’était grillé pour moi de ce côté-là et qu’il fallait que j’accepte de passer le reste de ma vie avec mon chat pour seul compagnon.
  19. Je me souviens des premiers symptômes de la maladie qui a décidé de pourrir le restant de ma vie.
  20. Je me souviens du jour pas si lointain où j’ai réalisé que l’écriture et la musique allaient finalement sauver les meubles.
  21. Je me souviens que votre temps est précieux, aussi ne vais-je pas vous importuner plus longtemps.

 

Merci de votre attention.

 

Prenez soin de vous.

 

Évreux, le 29 décembre de 2014.

 

* Merci de m’épargner le commentaire vaseux trouvant un rapport avec le souvenir précédent. Ce serait par trop téléphoné.

 

 

27 décembre 2014

Un civet inattendu (EnlumériA)

Une lumière livide venait du dehors. Un ciel bas, couleur d’étain sale, s’appesantissait sur la vallée. Une grimace de dégoût accentua la lippe déjà écœurée par les longues années de galère de Max. Maxence pour l’état-civil. Un prénom bourgeois pour un gueux. Max referma la fenêtre sur l’humidité du dehors. Derrière lui, le poêle à bois sembla pousser un soupir de reconnaissance.

Max se laissa tomber sur son vieux fauteuil club récupéré sur un trottoir du centre ville. Un peu élimé par-ci par-là, mais plus confortable qu’on aurait cru. Il se roula une cigarette qu’il agrémenta de quelques graines d’herbe. Pour le parfum ; il y avait belle lurette que cette daube ne le défonçait plus. Il alluma son bédo avec le Zippo hérité de son frangin mort au Tchad dans une guerre insensée dont tout le monde se foutait. Il tira une longue bouffée, étendit ses jambes noueuses sous son vieux pantalon de velours et commença à réfléchir ; à haute voix. Des fois que ça fasse plaisir aux meubles.

« Résumons la situation. Demain c’est Noël donc par défaut ce soir c’est réveillon. » Satisfait de son syllogisme, il tira une autre taffe et reprit sa réflexion toute emprunte de philosophie de café du commerce. « Hier, t’as posé deux ou trois collets, histoire de concocter un bon civet pour ce soir et ce matin… Nada, macache, que dalle. Les lapins sont partis aux sports d’hiver. Donc ce soir, le programme, c’est solitude, comme d’hab, un coup de côte du Rhône et il doit bien rester un bout de saucisson et un pot de rillettes. Et une grosse flemme. Pas question de se coltiner la foule des blaireaux de Noël au centre commercial aujourd’hui. »

Max en était là de ses cogitations lorsqu’un grattement se fit entendre à la porte. Il haussa un sourcil circonflexe, détourna son regard délavé dans lequel vivait un profond scepticisme et fixa l’entrée en flairant l’air comme si celui-ci allait lui donner une information capitale. Un autre grattement. Un silence. Et puis une série de petits tapotements ressemblant à un numéro de claquettes en espadrilles.

« Ouais ? C’est quoi ? »

Pas de réponse claire. Une autre rafale de grattements. C’était tout.

Max se leva, son dos lui lança un avertissement lancinant repris en chœur par ses rotules. Il grommela quelque chose à propos d’une vieillesse en avance et s’avança vers la porte. Il posa sa main sur la poignée et attendit.

Rien. Il réitéra son ouais-c’est-quoi. Attendit encore sans problème. Après tout, ça faisait 15 ans, depuis que sa femme l’avait quitté pour un courtier en assurance, qu’il attendait un truc qui n’arriverait jamais. Il pouvait bien se payer le luxe de patienter encore quelques secondes.

Eh bien, non ! Il ne rêvait pas. Il y avait bien quelque chose qui grattait derrière la porte. Il ouvrit et ne vit rien que la rue, avec au bout un camion de déménagement cerné de gros bras. Sa pétasse de voisine partait vers d’autres horizons. Bon débarras !

Une petite voix flûtée lui fit baisser les yeux.

Un matou, mesdames et messieurs. Un chat tout bizarre, rouquin comme un feu de brousse avec des yeux immenses, verts. L’animal miaula encore, manifestant une certaine impatience mêlée d’inquiétude. Max grogna :

« Ben dis-donc toi. Tu manques pas de culot. Et pis d’abord, d’où c’est que tu sors ? Ah, tu veux rentrer. » Le chat entra. « C’est vraiment con, ce que je viens de dire », balbutia Maxence, (pour l’état-civil). Il referma la porte en haussant les épaules.

Le chat avançait avec précaution, humant l’air confiné du salon, posant chaque patte comme si le tapis était parsemé de punaises. Ses moustaches frémissaient. Il se retourna pour regarder Max avec des yeux suppliants et lança un feulement timide. Max se gratta la tempe d’un air pensif. Le chat sauta sur le fauteuil, tourna sur lui-même, puis s’installa tranquillement, un peu comme s’il était chez lui. Max approcha doucement.

L’animal n’avait pas bonne mine. Le poil était terne, une oreille était trouée et il y avait des taches grisâtres sur son dos. Max s’assit sur l’accoudoir, de plus en plus pensif. Il se dit comme ça que finalement, son réveillon ne serait pas si raté que ça, au bout du compte.

« Viens voir un peu là, toi. T’es pas bien gros. C’est quoi ces trous que t’as sur le poil ? » Le chat eut un mouvement de recul lorsque Max l’attrapa. Il tenta de se débattre un peu, puis se calma comme à contrecœur. Une résignation ineffable dans les yeux du chat provoqua chez Max un sentiment de malaise. Il écarta les poils à l’endroit marqué, un juron d’une grossièreté tangible fusa de ses lèvres puis il murmura. « Mais bordel, qui c’est qui t’a fait ça ? C’est des brûlures de clope ? »

Max reposa le chat sur le fauteuil et se mit à faire les cents pas dans la pièce. Il regardait le chat avec un intérêt certain. Une drôle de lueur gourmande brillait dans son œil. Il fit ouais ouais en souriant d’un air bizarre et sortit.

 

Il revint un quart d’heure plus tard. Le chat était toujours sur le fauteuil, attendant on ne sait quoi. « On dirait bien que ta vie de merde est terminée, minouche » fit Max. Il jeta un coup d’œil vers la vieille cocotte en fonte posée sur la table et attrapa le grand couteau qui traînait à côté. « Et moi, je vais me passer un drôle de chouette réveillon. »

 

La nuit était tombée depuis une bonne heure quand on frappa à la porte. Trois coups secs, bien nets et décidés. Max posa le verre de vin qu’il dégustait en écoutant un disque des Moody Blues. Sur le perron, une bonne femme maigre comme un clou et vêtue comme une courtisane de banlieue le défia d’un regard outrageusement chargé de khôl. Elle puait le tabac froid et le parfum bon marché.

« Excusez-moi de vous déranger un soir comme celui-là, monsieur Maxence. » Max vit qu’elle n’en pensait pas un mot. « Comme vous avez vu, je déménage.

— Ouais, j’ai vu.

— Je pars ce soir.

— Alors bon vent.

Il fit mine de refermer la porte.

— Attendez, s’il vous plait. Vous n’auriez pas vu mon chat ? Un chat rouge.

Max eut un geste d’agacement.

— Un chat rouge, hein. — Il se gratta la tempe, un peu comme pour marquer son embarras. — Non, j’ai rien vu.

La femme jeta un coup d’œil dans la pièce par-dessus son épaule.

— Ça sent bon chez vous, vous préparez quoi ?

— Un civet.

— Ah… Alors pour mon chat, heu… non ?

— Non désolé. Bon, écoutez, je suis occupé là. Bon déménagement et… oui, un conseil. Arrêtez de fumer. Ça sera mieux pour tout le monde.

Et il referma la porte sans autre forme de procès. Dehors, les pas s’éloignèrent. Max se frotta les mains. Les Moody Blues chantaient Nights in White Satin et sur le poêle à bois, un délicieux civet mijotait doucement dans la vieille cocotte en fonte. Il se resservit un verre de vin, un sourire satisfait sur les lèvres. Finalement, ç’avait été une bonne journée. Un lapin avait fini par se laisser prendre au collet, sa pétasse de voisine s’en allait et il venait de se faire un nouveau pote.

« Joyeux Noël, Greffier ! » lança-t-il en levant son verre au chat qui l’observait avec des yeux ronds. « Ben quoi ? Greffier, c’est pas plus con que Maxence comme nom, non ? Allez ! Mange tes rillettes ».

En guise de réponse, le chat s’étira.

 

Évreux, le 24 décembre 2014.

20 décembre 2014

Participation d'EnlumériA

Bien ! Alors, que les choses soient claires, je n’ai franchement pas eu le temps d’écrire quoi que ce soit cette semaine, surtout que le sujet était carrément nul. Désolé, Map.

J’ai passé mon dimanche après-midi à expliquer à cet illettré de Patrick Modiano que j’avais autre chose à foutre que de lui servir de nègre pour obtenir un autre prix Nobel à la con. Lundi et mardi, j’étais débordé. D’un côté, Keith Richards qui me téléphonait toutes les heures pour me demander de lui montrer de nouveaux accords pour le prochain CD des Stones et Nathalie Dessay qui insiste encore pour que je lui donne des cours de chant. Non mais sans blague ! Bon, comme j’étais dans un de mes bons jours, je lui ai promis de lui accorder un moment entre mon rendez-vous avec Spielberg pour son prochain film et la dernière main au scénario d’Avatar III ; James Cameron est complètement dépassé, le pauvre et…

Attendez ! Le téléphone sonne. Ah ! C’est Tim Cook, le président d’Apple, qui veut des conseils pour la campagne de marketing du prochain Iphone 7.

Bon sang ! Je suis débordé moi. Sans compter les finitions de la dernière B.O. de Hans Zimmer. Tiens ! Il me doit une fière chandelle celui-là. Si je n’avais pas été là pour la musique de Gladiator, on y serait encore.

Il est quelle heure, là ? Bon sang déjà ! Il faut que je me prépare. Ce soir, je dine avec Laetitia Casta et Monica Belluci. J’hésite entre les deux, mais j’avoue qu’elles commencent à me gaver toutes les deux avec leurs grands airs. D’ici à ce que je les laisse tomber pour Nicole Kidman, il n’y a pas loin.

Allez ! Je vous laisse, Jean Dujardin s’impatiente dans l’entrée. À plus.

13 décembre 2014

Argos (EnlumériA)


L’homme s’avança jusqu’au pupitre sous les applaudissements timides de l’assistance. Il était vêtu d’une cape et son visage était partiellement dissimulé par une capuche qui lui donnait l’air d’un pénitent. Lorsque le projecteur le captura dans son cercle de lumière, l’homme eut un mouvement de recul et, d’un geste prompt, il rabattit un peu plus la capuche sur son visage. D’une main gantée, il tapota le micro et toussota pour s’éclaircir la voix.
— Bonjour, je vois que vous êtes venus nombreux ce soir. Comme vous le savez, je m’appelle Arnaud Lepaon et la plupart d’entre vous on entendu parler de moi par l’intermédiaire des médias.
Quelques applaudissements supplémentaires crépitèrent çà et là. L’homme reprit :
— D’abord, je voudrais remercier les organisateurs de cette causerie, monsieur Jean Madorier, le maire de notre bonne ville de Verneuil-sur-Avre et son équipe, l’abbé Touron, curé de notre paroisse ainsi que les docteurs Condamine et Mességuier.
Nouvelle salve d’applaudissements. Hochements de tête entendus et sourires de circonstances des notables. Personne ne remarqua l’homme au visage grave, vêtu d’un costume sombre, qui siégeait au premier rang.
— J’aimerais commencer mon exposé par un rapide historique qui, je l’espère, mettra en lumière ce problème qui désormais fait le buzz sur les réseaux sociaux, comme on dit.
« Comme certains d’entre vous le savent déjà, je suis né avec une malformation congénitale appelée anophtalmie. C’est-à-dire que je suis venu au monde sans globes oculaires, autant dire sans yeux. L'anophtalmie est une malformation qui ne concerne qu'une naissance sur 100 000. Soit un ou deux cas par an en France. Il parait que mon père a répondu au médecin qui lui a annoncé la triste nouvelle que cela lui faisait une belle jambe que cette saloperie soit une rareté. C’était à son gamin que ça arrivait. Ma mère, elle, pleurait toutes les larmes de son corps. D’où l’avantage d’avoir des yeux. Les médecins ont dit qu’elle avait probablement contracté une rubéole congénitale, infection virale qui perturbe le développement normal de l’œil. D’autres ont avancé que mes parents seraient porteurs d’un gène défaillant. La réalité s’avéra toute autre. Dans les mois qui suivirent, des cas similaires au mien se sont multipliés au-delà de toute mesure dans la région d’Évreux. Une enquête assez confidentielle, il faut le reconnaître, démontra à l’époque, que la responsabilité de ce déplorable événement en incombait au centre de recherche sur le génie génétique, j’ai nommé L’U.G.I, Universal Genetic Institute, filiale à peine dissimulée de Google Magic Leap. Ces gens expérimentaient de nouvelles méthodes de culture céréalière en milieu humide. Bref ! »
Des murmures désapprobateurs retentirent un peu partout et il y eu même une puissante voix d’homme qui proféra une insulte bien sentie à l’égard des scientifiques. L’homme au costume sombre eut un mouvement d’impatience.
— J’ai grandi sans yeux jusqu’à l’âge de seize ans. Comme tout aveugle de naissance, je m’en sortais très bien avec les moyens que j’avais. Je réussissais dans mes études, et, bénéficiant de l’oreille absolue, je venais d’obtenir aisément un premier prix de violon au conservatoire de Rouen. Pour la petite histoire, j’avais même une petite amie, elle aussi non-voyante, mais pour d’autres raisons.
« Et puis les hommes en noir sont venus trouver mes parents. Ils représentaient la société Google Magic Leap qui, quelques années plus tard, souhaitait réparer un préjudice causé par une expérience ayant mal tourné par une autre expérience destinée à rétablir mon intégrité physique. Un dérivé du clonage humain encore à l’état expérimental, mais que ces gens affirmaient contrôler sans problèmes.
— Tu parles Charles, fit la voix d’homme sur un ton narquois. Quelques ricanements virevoltèrent dans l’assistance.
— Mes parents ont accepté le deal avec enthousiasme et naïveté. Pour ma part, j’étais assez réticent. N’ayant jamais connu le sens de la vue, je me sentais très à l’aise dans ma vie et je ne voyais pas — si vous me passez l’expression — l’intérêt d’y changer quoi que ce soit. Papa a toutefois su trouver les mots. Il y est encore allé de sa fameuse belle jambe et maman pleurait toutes les larmes de son corps à la perspective qu’il me pousse des yeux. Bleus ! Elle voulait qu’ils soient bleus. Les hommes en noir ont affirmaient que ce n’était absolument pas un problème. Avec les techniques modernes, ils pouvaient obtenir tous les coloris possibles et imaginables. »
Un oh d’étonnement s’éleva de l’assistance.
— Je me suis rendu à Montréal fin avril 2018. Juste avant les grandes manifestations de Nanterre. Je me souviens que lorsque j’ai entendu la description de ces terribles événements faisant suite à la suppression du RSA et des aides sociales — la police tirant à balles réelles sur une foule désespérée — je me suis demandé si un tel monde méritait vraiment d’être vu.
À l’évocation de ces événements, le maire toussa dans son poing d’un air gêné. Le curé pointait son nez sur ses chaussures de croque-mort. Le trublion du fond n’osa même pas intervenir.
Pas mécontent de son petit effet, Arnaud Lepaon continua son exposé.
— Le projet Argos, entendez, « Acquisition Résurgente Génique Ophtalmo-Subrogatoire », avait été mis au point au centre transhumaniste de recherches expérimentales de Smiths Falls, dans la région d’Ottawa. La préparation a duré six semaines. Je ne saurais trop vous décrire les techniques employées. Tout ce que je sais, c’est qu’au bout d’une pléthore d’examens et d’analyses en tout genre, ils m’ont trépané pour prélever un échantillon de mon cerveau, — Lepaon pointa son index sur son crâne — Ici. Dans le cortex visuel du côté du lobe occipital. Ils ont ensuite bouturé cet échantillon avec je ne sais quelle procédé nanotechnologique et ils ont réimplanté le tout dans mon organisme.
Le crépitement des appareils photos ne cessait pas. Lepaon eut une fois de plus un mouvement de recul.
— Euh ! S’il vous plait, arrêtez de prendre des photos, les flashes sont très durs à supporter malgré la capuche.
Il se prit le visage dans les mains pendant quelques secondes puis se ressaisit.
« Bon ! Revenons à nos moutons. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Dix jours plus tard, je ressentais des démangeaisons au niveau des orbites. Cela devint rapidement intolérables au point que l’on dû m’administrer de fortes doses de morphine. J’ai ensuite ressenti une sorte de pression derrière le front et mon cerveau ne comprenait pas les nouvelles sensations qu’il expérimentait. La lumière, mesdames et messieurs ! Je prenais conscience de quelque chose d’inhabituel dans ma perception du monde. Quelque chose qui n’était ni un son, ni un contact ni un parfum. Quelque chose qui s’appelait la lumière.
« Mes progrès furent rapides. En quelques semaines, j’appréhendais le monde, et mon environnement immédiat. Je découvris que cette télévision qui me cassait les oreilles était aussi une agression pour les yeux. Les miens étaient d’un très beau bleu azur. Grâce à eux, je vis enfin que la jambe de mon père n’était pas si belle que ça et que le visage de ma mère ruisselant de toutes les larmes de son corps était celui d’un ange.
« Ce fut l’état de grâce. J’utilisais les semaines suivantes à étudier toutes les facettes de l’univers que jusque là, je n’avais perçu que sous forme de sons et de sensations. J’en profitai pour négocier une opération similaire sur Virginie, celle qui était ma petite amie d’alors — et qui m’a depuis quitté pour les raisons que tout le monde sait — et je visionnai en boucle la saga Star Wars.
« Je suis revenu en France, le 18 janvier 2019. Les démangeaisons ont repris le 27 du même mois. Cela me grattait sur tout le corps et mon père affirma sans ambages que j’avais attrapé la gale. Diagnostic qui n’eut pas l’heur de convenir à notre médecin de famille, le docteur Condamine ici présent, qui m’orienta vers un dermatologue, le docteur Mességuier, qui y perdit lui aussi son latin. Bientôt, apparurent sur ma poitrine, dans mon dos et sur mes bras des sortes de grosses pustules violacées qui se rétractaient au touché. Cela n’était pas douloureux mais devint rapidement sensible à la lumière… »    
Un journaliste se leva et demanda si ces choses avaient un rapport avec l’intervention destinée à lui faire repousser des yeux. Des mains se levèrent un peu partout. Au premier rang, l’homme en costume sombre se leva. Personne ne remarqua l’objet qui prolongeait son bras droit qu’il tenait le long du corps.
Arnaud Lepaon fit un signe rapide de la main. Aussitôt, la scène fut inondée d’une intense lumière blanche. Il rejeta sa capuche en arrière. Un cri de surprise et d’effroi mélangés retentit dans la foule. Il se dépouilla rapidement de sa cape et apparut nu en pleine lumière. Au deuxième rang, une femme s’évanouit tandis qu’un jeune enfant hurlait de terreur. L’homme en costume sombre parcouru les quelques mètres qui le séparaient du pupitre en une fraction de seconde, braqua son pistolet sur Lepaon et lui tira une balle en pleine tête. L’orateur s’écroula comme un sac. L’homme en costume sombre profita de la panique pour s’éclipser toute affaire cessante.
Sur le sol gisait le cadavre d’un homme dont le corps était constellé de petits yeux cruels et vitreux.
Personne ne remarqua la vieille femme qui, dans les coulisses, pleurait toutes les larmes de son corps.


Évreux, le 12 décembre 2014.

6 décembre 2014

Demain, sans faute ! (EnlumériA)

La première fois que l’idée du suicide m’effleura l’esprit, c’était un samedi, le 19 septembre 1970 pour être précis. Je venais de rentrer d’une escapade adolescente et potache et de me laisser tomber comme un sac sur la banquette du salon lorsque ma mère m’annonça la mort de Jimi Hendrix. Je n’en crus pas un mot jusqu’aux informations du soir. Confirmation ! Le guitariste était mort la veille des suites d’un abus de barbituriques lié à une prise d’alcool. Le monde sans Hendrix ne me parut plus si enchanté que ça et mes parents me soûlaient avec leur scène de ménage perpétuelle. Je décidai donc d’en finir. Ma mère gardait des barbituriques dans l’armoire à pharmacie de la salle de bain et la réserve d’alcool de mon père était bien fournie. Je jurai par les grands dieux que je ne verrai pas le soir du dimanche suivant, puis je remis au lundi, au mardi…

Les semaines puis les mois passèrent jusqu’à ce jour funeste du 8 décembre 1980. Un abruti venait de buter John Lennon. Cette fois, c’en était trop. Ça, plus ma Valérie qui me plaquait pour cet enfoiré de Denis ? Impossible de continuer dans ce monde pourri. À l’époque, je travaillais au 18e étage d’une tour de la Défense. Il ne me restait plus qu’à me défenestrer ; purement et simplement. Mais ce lundi-là, le soir même, le père Léon arrosait son départ à la retraite. Je n’avais pas le cœur de gâcher la fête. Je l’aimais bien ce vieux type. J’optai donc pour le lendemain ou le surlendemain. J’étais décidé. Le jeudi d’après, je fus convoqué dans le bureau du chef de service qui m’annonça que ma candidature pour le département informatique avait été retenue. Bon ! Depuis le temps que je l’attendais ce poste. Ç’aurait été vraiment trop bête de laisser tomber, si vous me permettez ce bien involontaire trait d’esprit. 

Et là encore le temps fila comme le vent.

Je survécu je ne sais comment à la mort de Bob Marley, le 11 mai 1981. Sans doute que je n’avais pas le temps de me suicider ce jour-là. Un rendez-vous urgent reporté si souvent que je ne pouvais plus reculer. Allez savoir.

Le 21 septembre 1987, Jaco Pastorius, le plus grand bassiste de tous les temps, se faisait tabassé à mort par un videur à la sortie d’un night-club. Lorsque j’appris la nouvelle, j’étais en train de nettoyer mon arme. Avec le plus grand calme, j’introduisis une balle dans le magasin et je m’enfonçai le canon dans la bouche et… Je réalisai soudain que je ne m’étais pas brosser les dents. Non. Je ne voulais pas mourir avec une haleine de chacal. Je filais à la salle de bain quand le téléphone sonna. C’était Nicole, cette chère Nicole, qui acceptait enfin de sortir avec moi. Impossible de terminer ma triste vie sans avoir passé ne serait-ce qu’une nuit avec la superbe Nicole, tant convoitée et si peu disponible. Je remis donc mon arme dans le tiroir de ma table de chevet et mon funeste projet à la semaine suivante.

Et là, en moins de temps qu’il ne le faut pour l’écrire, je me retrouvais en 1995. Le 14 juin, Rory Gallagher, grand bluesman devant l’Éternel, s’éteignait des suites d’un cancer du foie. Le soir même, je pris la plus belle cuite de tous les temps et je me jetai sous les roues d’une rame de métro qui n’arriva jamais. Juste un ahuri avec une casquette qui me demandait ce que je foutais couché sur les rails alors que la dernière rame était passée depuis dix minutes et que la station était fermée. Je me souviens lui avoir bredouillé que, bien décidé à me foutre en l’air, je reviendrai le lendemain. Je t’en fous. Le lendemain, j’avais oublié jusqu’à la raison de ma tentative de suicide.

George Harrison mourut le 29 novembre 2001 et là encore, je reportais mon suicide à cause de ma mère qui décida de quitter mon père qui venait de faire son coming-out. À son âge. Non mais sans blague !

2006, Syd Barrett, fondateur du Pink Floyd ! 2009, Willy Deville ! 2011, Amy Winehouse ! 2012, Dave Brubeck ! Et enfin, 2013. Là, ça a été le pompon. Dans la même année, Ray Manzarek, Lou Reed et Alvin Lee. Tous morts.

Mais qu’est-ce que je foutais encore dans ce monde de merde. Allez ! Ce coup-ci, c’était décidé, je me faisais sauter le caisson pour de bon. Demain. Non, pas demain, j’ai rendez-vous chez le coiffeur demain. La semaine prochaine, ou alors juste après les vacances.

2014 ! Déjà ?

Alors, cette année, on a eu Pete Seeger, Paco de Lucia et Jack Bruce. Bordel de merde ! Vous ne croyez pas qu’il y a eu suffisamment de mort dans la musique comme ça, docteur ? Hein ? Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Vous n’annoncez un cancer généralisé avec quoi, allez, trois mois à vivre et encore… Mais merde ! Je ne veux pas mourir moi. Ou alors l’année prochaine, dans deux ou trois ans… Je sais pas moi. Je viens tout juste de m’acheter la guitare de mes rêves, une Fender Stratocaster Two Tone Sunburst 1958. Chier ! Merde ! On pourrait pas remettre ça à plus tard ?

 

Évreux, le 30 novembre 2014, non, le 1er décembre, non, le 2 ou le 3. Comment ça le 4 décembre ?

29 novembre 2014

Une certaine idée de la danse (EnlumériA)

Je vins au monde aux soieries Abraham, en 1925, quelque part dans la vallée du Rhône. Cette période ma jeune vie est assez floue. J’ai le vague souvenir d’une origine animale puis de mon passage dans d’étranges machines composées de cadres et de rouleaux enchevêtrés et virevoltants dans une stupéfiante danse mécanique. Je me souviens avoir peu à peu acquis ma couleur hyacinthe et ma forme définitive quelques mois plus tard. Lorsque je fus devenu une splendide écharpe, on me plia soigneusement et l’on me déposa dans une boîte de carton fleurant la colle fraîche et l’encre d’imprimerie. Je revis la lumière peu de temps après quand une modiste niçoise m’exposa dans sa vitrine. Je n’attendis pas longtemps pour qu’une cliente de passage m’adoptât par un bel après-midi de mai contre monnaie sonnante et trébuchante. C’est là que je pris conscience de ma véritable valeur.

La dame, fine et gracieuse malgré ses 50 ans, semblait survoler le sol plutôt que d’y marcher. Quelle sensation que le contact de son cou gracile et le doux balancement de sa démarche de danseuse. Malgré les deux tours que je faisais autour de son cou, je battais de mes pointes ses mollets gracieux, juste en dessous de l’extrémité de sa robe de lin.

Dès lors, ma vie fut un tourbillon de lumières, de rires et de musique ponctuée de phrases chantantes susurrées d’une voix de contre-alto par ma maîtresse. Étrange destin que celui d’une écharpe de soie hyacinthe devenue la parure d’une star aux pieds nus, vieillissante et bisexuelle.

Un jour, ma maîtresse s’enticha d’un garagiste du nom de Benoît Falchetto de vingt ans son cadet. Décidée à croquer son jeune mécanicien, elle acquit sur son conseil une Amilcar GS 1924, élégante automobile bleu azur équipée de gracieuses roues à rayons, prétexte à multiplier les rencontres avec son prince de la mécanique.

Un après-midi de septembre, sous un soleil propice aux amours improbables, Isadora m’enroula autour de son adorable cou et quitta son studio de danse au volant de son Amilcar, la tête pleine d’indicibles projets. J’entends encore ses dernières paroles : « Je vole vers l’amour !  » Le cœur rempli d’allégresse, elle me laissa danser au vent de son bolide. C’est en arrivant sur la Promenade des Anglais que, mue par une curiosité soudaine, je m’approchai inconsidérément de la roue arrière droite. La griserie de l’air filant autour de moi s’interrompit si brutalement que j’en ressenti un douloureux tiraillement. Par un incompréhensible concours de circonstance, je m’enroulai autour de cette roue de malheur sans parvenir à lâcher la gorge d’albâtre que j’ornais de ma chatoyance. On raconte que la soie dont je suis faite est une des plus résistantes au monde et que c’est pour cela que ma dame trouva la mort, la nuque brisée net.

Ainsi s’acheva ma destinée d’écharpe de soie et l’existence d’Isadora Duncan morte d’avoir été trop élégante et trop amoureuse de la vie.

 

Évreux, 27 novembre 2014

22 novembre 2014

Kesako ! (EnlumériA)

L’adolescent secoua la fine poussière qui poissait l’étrange objet. Il venait de le trouver dans un coffre de bois moisi, oublié au fond du garage. Il observait ce… machin, ce truc… — aucun nom de lui venait à l’esprit pour le désigner — d’un air dubitatif. Cela ressemblait à un empilage de fines plaquettes agrafées les unes aux autres par des sortes de petites épingles. C’était composé d’une matière souple et craquante qui dégageait une vague odeur de ranci. Sur le dessus, des dessins bizarres s’alignaient. Cela ressemblait à une vague écriture et c’était illisible. Il ouvrit l’objet. Il y avait d’autres signes similaires à l’intérieur. L’adolescent passa rapidement son index sur la surface lisse, mais rien ne se produisit. Il appela son jeune frère.
— Jimmy ! Vien voir !
— Keskya ?
— Mate ce ke G trou V.
— Vache ! C koi ?
L’adolescent se gratta le crâne en affichant une lippe dédaigneuse. Il posa une nouvelle fois son index sur la surface de l’objet et le fit glisser.
— Tu voi. On diré dé mo ; mé sa bouge pa.
— Sa ser a koi, un truc kom sa ? Si sa bouge pa, C petetre kya pu de bateri.
L’adolescent haussa les épaules et toisa son jeune frère d’un air condescendant.
— É tu la métré ou la bateri ? Tu voi bien Kya pa de plass. Tu C. Je croi savoir ce ke C. C 1 K yé.
— 1 K yé ?
— Io ! C T 1 truc ki servé a Papi pour a prendre a ékrir. Mate ! On diré du papié.
Le jeune frère poussa un long soupir ennuyé.
— Du papié ? Alor, C 1 truc de Yeuv. Sa ser a rien. Alé, vien. C leur de Secret Story. La C zon 30. On va manké le débu.
L’adolescent regarda une dernière fois sa trouvaille, puis sans plus s’en préoccuper, il la jeta dans la poubelle. Elle tomba à plat laissant les signes indéchiffrables bien en vue.

 

Cahier de Grammaire et de Conjugaison.

Évreux, 15 novembre 2015.

15 novembre 2014

Il aurait pu. (EnlumériA)

J’ai vu que c’était une Levantine au premier coup d’œil, une Iranienne ou une Égyptienne, quelque chose dans le genre, pour se promener attifée comme ça. À croire que ces femmes-là accumulent les couches de vêtements comme des strates nummulitiques. Moi, vous savez, je ne suis pas raciste, mais quand on s’habille comme ça, c’est bien pour cacher quelque chose ; des objets volés par exemple. Et avec ces-gens-là, moi ce que j’en dis… Hein ! Manquait plus que la freloche sur la tête.

Enfin, moi, j’ai bien vu ce qu’elle manigançait depuis un petit moment, la fatma. C’est quand votre vigile a eu l’attention attirée par les wesh-ma-gueule de service qu’elle a étouffé le truc. Sans mutir, comme ça. Ni vue, ni connue. Sauf que moi, j’ai pas l’œil dans la poche. L’objet aurait pu choir de sous ses fringues, ça aurait attiré l’attention de votre moricaud en uniforme, mais même pas. Adroite, la mouquère. C’est une tradition, chez ces gens-là. C’est pas que je sois raciste. Croyez pas ça. Mais, faut pas m’en jouer à moi. C’est moi qui vous le dis. Tout ça pour du pain et du lait. Non mais sans blague !

Enfin, bref ! Travoul soit qui mal déboule, comme on dit chez moi. Si vous avez besoin, vous avez mes coordonnées. Faut que j’y aille. Des affiches à coller, ce soir. Du genre bleu marine, si vous voyez ce que je veux dire. Enfin, on se comprend, on va pas courtauder entre nous, hein !

Évreux, 9 novembre 2014

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Le défi du samedi
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