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Le défi du samedi
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24 janvier 2015

Une journée ordinaire (EnlumériA)

Trois petits coups brefs réveillèrent René de sa trop courte sieste. Une femme d’une cinquantaine d’années se tenait dans l’encadrement de la porte. Un sourire incertain éclairait son visage pourtant soucieux. René se dit comme ça qu’elle n’était pas mal pour son âge. Un peu vieille pour lui, mais bon.

— Bonjour madame. Je peux faire quelque chose pour vous.

Pour toute réponse, la femme entra, posa son manteau et son sac sur le lit et poussa un long soupir de lassitude.

— Papa ! C’est moi.

Un sentiment bizarre, mélange de frayeur et d’agacement, ébranla momentanément l’humeur de René. Il haussa les épaules et regarda la femme avec un regard condescendant.

— Si c’est une plaisanterie, elle est d’un goût douteux. Vous êtes plus vieille que moi. Qui êtes-vous ?

— Ça y est, c’est reparti, marmonna la femme.

Elle prit place sur la chaise réservée aux visiteurs et ajusta sa jupe sur ses genoux.

— Papa. Regarde tes mains.

— Quoi, mes mains ?

D’un signe de tête autoritaire, elle réitéra son ordre. René regarda ses mains. Des mains noueuses et tavelées. Des mains de vieillard.

— Mais… je ne comprends pas, je…

— Papa ! C’est moi, Sylvie. Ta fille.

René se replia sur lui-même. Le livre qu’il lisait avant de s’endormir lui tomba des mains. Celle qui disait s’appelait Sylvie se baissa pour le ramasser. Elle lut le titre : Contes de la Fin du Monde.

— C’est intéressant ? Ça parle de quoi ?

René jeta un regard rapide vers la fenêtre. Le temps s’était assombrit. Il remit ses rares cheveux en place, comme pour se donner une contenance. La mémoire lui revenait peu à peu.

— C’est un recueil de nouvelles. La première parle d’une civilisation future qui a perdu jusqu’au souvenir de ses origines. L’Empreinte. J’aime bien. Ça passe le temps, il n’y a rien à la télé à cette heure.

— Tu veux qu’on aille faire un tour ? Pour te dégourdir les jambes.

René déclina l’offre. Il avait mal aux jambes.

— J’ai mal aux jambes. C’est couillon, hein, pour un ancien marathonien.

Sylvie lui adressa un sourire indulgent.

— C’est pas grave, va. Tiens ! Je t’ai apporté des douceurs et un DVD. Sur la route de Madison, de Clint Eastwood. Tu verras, ça devrait te plaire.

La conversation se poursuivit sur le mode pain d’épice café machine. À la fois sempiternel et tendre. Le flou mental de René s’estompait un peu. Puis vint le moment pour Sylvie de prendre congé. Bisous et je-reviendrai-jeudi. Fin de la représentation.

René dina d’une soupe de potiron et d’un morceau de fromage. Ensuite, il regarda le film que lui avait apporté Sylvie. Une histoire d’amour terrible et magnifique.

Tard dans la soirée, René sombra dans un sommeil peuplé de rire d’enfants. Lorsqu’il se leva, le soleil était déjà haut. Il remarqua que quelqu’un avait déposé un DVD sur sa table nuit. Sur la route de Madison.

Il en fit part à l’infirmière qui venait pour les soins.

— Regardez. On m’a apporté un film. Je l’ai pas vu celui-là. Je le regarderai ce soir, tranquillement.

 

Évreux, 19 décembre 2014.

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Commentaires
P
Hé oui, c'est dans la panoplie du troisième âge, option amnésie. Terrible et pathétique à la fois. Beau texte, bien amené.
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V
temoignage émouvant j'ai eu du plaisir à te lire merci
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K
je t'aime bien ainsi , mais moi suis une petite fleur bleue parfois et tendre trop !!! en écriture tout est bon à lire si pas trop glauque ou haineux ! ( seule restriction)<br /> <br /> tout n'est pas rose dans la vie alors il faut tout lire
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K
ton récit est poignant et vu à la place du malade, mais aussi de sa fille...<br /> <br /> je connais aussi cette maladie qui n'a pas dans sa famille ? cela devient trop courant et c'est fort inquiétant !!<br /> <br /> ton récit est tout en douceur je trouve , je me suis attendrie sur la fille et le père...<br /> <br /> il ne se rend pas compte et du coup il est comme un oiseau qui se pose sur chaque journée sans y réfléchir !! bravo et bisous
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B
Oui une terrible histoire qui me rappelle un moment vécu moi c'était avec mon grand-père <br /> <br /> <br /> <br /> magnifiquement raconté et sublimement écrit bravo EnlumeriA
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E
C'est gentil, tout ces compliments, mais c'est pourquoi au fait ?
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P
Analyse très fine mais sans désespérance de cette sombre réalité. Très bien vu.
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W
Moi non plus je n'ai pas gardé le souvenir de Sur la route de Madison, c'est grave docteur ?
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J
Une belle évocation d’une atteinte irrévocable, qui affecte surtout l’entourage.
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J
Ahlala, Sur la route de Madison, c'est de la daube. Sylvie tire sa vengeance comme elle peut.<br /> <br /> <br /> <br /> ;-)
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J
J'aime beaucoup l'histoire racontée de l'intérieur. C'est assez rare qu'on adopte ce point de vue. Et je trouve que c'est plus positif, moins "pathétique" que les bouts de symphonie que l'on trouve sur le sujet un peu partout (je me lâche, là !).<br /> <br /> <br /> <br /> L'idée de revivre toute journée en ayant oublié la précédente me plaît beaucoup. Outre que ça permet de faire de la place dans la vidéothèque, ça me rappelle le film "Un jour sans fin" :<br /> <br /> <br /> <br /> https://www.youtube.com/watch?v=78DQZy4l-5A<br /> <br /> <br /> <br /> Ca pose la question - qui pourrait être un Défi du samedi un peu intello - "Quel dévédé aimeriez-vous garder si vous deviez n'en garder qu'un ?"<br /> <br /> <br /> <br /> La soupe au canard, des Marx Brothers ? ;-)
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M
Si juste et si bien raconté !!! Une réalité devenue si fréquente hélas comme le souligne Vegas !!!
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N
*tu as très BIEN mis en scène... (tu vois, j'en oublie mes mots ! :P)
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N
Oui, une terrible histoire qui me ramène personnellement à un vécu douloureux... C'était exactement ça, la mémoire d'un proche qui défaille, entrecoupée par des instants de lucidité qui ne duraient (hélas) jamais très longtemps... C'est terrifiant de se dire qu'on aura (statistiquement parlant) de plus en plus de "chance" de finir ainsi... Tu as très mis en scène ce dialogue très réaliste (je ressors d'ici l'estomac un peu noué, je dois dire...)
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V
Terrible histoire devenue si fréquente de nos jours... si je finis ma vie de cette manière, je veux qu'on m'apporte Sur la route de Madison! Ha oui alors
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