La première fois que l’idée du suicide m’effleura l’esprit, c’était un samedi, le 19 septembre 1970 pour être précis. Je venais de rentrer d’une escapade adolescente et potache et de me laisser tomber comme un sac sur la banquette du salon lorsque ma mère m’annonça la mort de Jimi Hendrix. Je n’en crus pas un mot jusqu’aux informations du soir. Confirmation ! Le guitariste était mort la veille des suites d’un abus de barbituriques lié à une prise d’alcool. Le monde sans Hendrix ne me parut plus si enchanté que ça et mes parents me soûlaient avec leur scène de ménage perpétuelle. Je décidai donc d’en finir. Ma mère gardait des barbituriques dans l’armoire à pharmacie de la salle de bain et la réserve d’alcool de mon père était bien fournie. Je jurai par les grands dieux que je ne verrai pas le soir du dimanche suivant, puis je remis au lundi, au mardi…
Les semaines puis les mois passèrent jusqu’à ce jour funeste du 8 décembre 1980. Un abruti venait de buter John Lennon. Cette fois, c’en était trop. Ça, plus ma Valérie qui me plaquait pour cet enfoiré de Denis ? Impossible de continuer dans ce monde pourri. À l’époque, je travaillais au 18e étage d’une tour de la Défense. Il ne me restait plus qu’à me défenestrer ; purement et simplement. Mais ce lundi-là, le soir même, le père Léon arrosait son départ à la retraite. Je n’avais pas le cœur de gâcher la fête. Je l’aimais bien ce vieux type. J’optai donc pour le lendemain ou le surlendemain. J’étais décidé. Le jeudi d’après, je fus convoqué dans le bureau du chef de service qui m’annonça que ma candidature pour le département informatique avait été retenue. Bon ! Depuis le temps que je l’attendais ce poste. Ç’aurait été vraiment trop bête de laisser tomber, si vous me permettez ce bien involontaire trait d’esprit.
Et là encore le temps fila comme le vent.
Je survécu je ne sais comment à la mort de Bob Marley, le 11 mai 1981. Sans doute que je n’avais pas le temps de me suicider ce jour-là. Un rendez-vous urgent reporté si souvent que je ne pouvais plus reculer. Allez savoir.
Le 21 septembre 1987, Jaco Pastorius, le plus grand bassiste de tous les temps, se faisait tabassé à mort par un videur à la sortie d’un night-club. Lorsque j’appris la nouvelle, j’étais en train de nettoyer mon arme. Avec le plus grand calme, j’introduisis une balle dans le magasin et je m’enfonçai le canon dans la bouche et… Je réalisai soudain que je ne m’étais pas brosser les dents. Non. Je ne voulais pas mourir avec une haleine de chacal. Je filais à la salle de bain quand le téléphone sonna. C’était Nicole, cette chère Nicole, qui acceptait enfin de sortir avec moi. Impossible de terminer ma triste vie sans avoir passé ne serait-ce qu’une nuit avec la superbe Nicole, tant convoitée et si peu disponible. Je remis donc mon arme dans le tiroir de ma table de chevet et mon funeste projet à la semaine suivante.
Et là, en moins de temps qu’il ne le faut pour l’écrire, je me retrouvais en 1995. Le 14 juin, Rory Gallagher, grand bluesman devant l’Éternel, s’éteignait des suites d’un cancer du foie. Le soir même, je pris la plus belle cuite de tous les temps et je me jetai sous les roues d’une rame de métro qui n’arriva jamais. Juste un ahuri avec une casquette qui me demandait ce que je foutais couché sur les rails alors que la dernière rame était passée depuis dix minutes et que la station était fermée. Je me souviens lui avoir bredouillé que, bien décidé à me foutre en l’air, je reviendrai le lendemain. Je t’en fous. Le lendemain, j’avais oublié jusqu’à la raison de ma tentative de suicide.
George Harrison mourut le 29 novembre 2001 et là encore, je reportais mon suicide à cause de ma mère qui décida de quitter mon père qui venait de faire son coming-out. À son âge. Non mais sans blague !
2006, Syd Barrett, fondateur du Pink Floyd ! 2009, Willy Deville ! 2011, Amy Winehouse ! 2012, Dave Brubeck ! Et enfin, 2013. Là, ça a été le pompon. Dans la même année, Ray Manzarek, Lou Reed et Alvin Lee. Tous morts.
Mais qu’est-ce que je foutais encore dans ce monde de merde. Allez ! Ce coup-ci, c’était décidé, je me faisais sauter le caisson pour de bon. Demain. Non, pas demain, j’ai rendez-vous chez le coiffeur demain. La semaine prochaine, ou alors juste après les vacances.
2014 ! Déjà ?
Alors, cette année, on a eu Pete Seeger, Paco de Lucia et Jack Bruce. Bordel de merde ! Vous ne croyez pas qu’il y a eu suffisamment de mort dans la musique comme ça, docteur ? Hein ? Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Vous n’annoncez un cancer généralisé avec quoi, allez, trois mois à vivre et encore… Mais merde ! Je ne veux pas mourir moi. Ou alors l’année prochaine, dans deux ou trois ans… Je sais pas moi. Je viens tout juste de m’acheter la guitare de mes rêves, une Fender Stratocaster Two Tone Sunburst 1958. Chier ! Merde ! On pourrait pas remettre ça à plus tard ?
Évreux, le 30 novembre 2014, non, le 1er décembre, non, le 2 ou le 3. Comment ça le 4 décembre ?
Cela dit, s'il y a un moment où c'est mieux de procrastiner, c'est certainement face au suicide.