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Le défi du samedi
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21 mars 2015

L’esprit d’escalier (EnlumériA)

En sortant de chez Lord, je repensais à cette fameuse citation de Martin Luther King : « Gravissez la première marche de la foi. Inutile de voir tout l'escalier, gravissez juste la première marche. » Et je me disais que j’avais encore une fois raté le coche. Cela faisait la troisième fois cette semaine que je réalisais — trop tard — que je n’avais pas répondu ce qu’il fallait au moment où il le fallait. C’est ce qu’on appelle l’esprit d’escalier : repenser à ce qu’on aurait pu répondre de plus juste en quittant un interlocuteur. Moi qui me targuais d’avoir de l’esprit à revendre, bravo. Et tout ça pour un stupide escalier peint.

Lord venait d’emménager dans ce nouvel appartement de l’East End, quartier indien et ancien terrain de chasse de Jack l’éventreur. Le triplex de Lord ne manquait pas de charme, loin de là. Le grand salon du rez-de-chaussée donnant sur ce petit jardin était à lui seul une splendeur avec sa haute cheminée armoriée, ses riches tentures de shantung et ses armoires vitrées ; véritables reliquaires dédiés à la porcelaine Rose Chintz où tout un petit peuple de théières et de tasses rehaussées de fleurs bleues et de feuillage vert pâle patientait sagement dans un crépuscule doré.

Nonchalamment installé sur un canapé rose indien encombré de coussins, je contemplais les murs safran ornés de reproductions étonnamment authentiques. Quatre toiles de Francis Bacon et de Georg Bazelitz. Lord jurait par ses grands dieux qu’il s’agissait d’originaux. Je n’en croyais pas un mot et je me demandais encore une fois quels étaient ces traumatismes d’enfance qui avaient suscité chez Lord ce goût immodéré pour les œuvres morbides d’artistes tourmentés.

Plus tôt dans la soirée, mon ami m’avait fait visiter son nouveau domaine comme d’autres auraient fait visiter un temple. Je savais par la bande que cette demeure avait appartenu à une courtisane très en vue dans les années folles. La dame disait-on, tenait son commerce dans la chambre donnant sur la rue, celle donnant sur le jardin n’était réservée qu’à son seul usage privé. Entendez par-là qu’elle abritait certaines amours saphiques dont la dame ne se privait pas. Une manière comme une autre de se divertir entre deux amants tarifés. À peine éclairé par un puits de lumière, l’escalier se faufilait tout droit entre les deux chambres jusqu’à l’atelier. Les contremarches étaient couvertes de curieux hiéroglyphes se ramifiant jusque sur les murs, ce qui créait un sentiment de déséquilibre assez déplaisant.

Lord me demanda de patienter puis il se déchaussa et gravit l’escalier sur la pointe des pieds. Arrivé sur le palier qui se trouvait dans la pénombre, il me suggéra de me déchausser à mon tour et de le rejoindre. Je me demandai l’espace d’une seconde pourquoi il fallait se déchausser pour visiter son atelier d’artiste, puis connaissant le côté farfelu de Lord, j’obtempérai. Ce dernier, lassé de la musique expérimentale, s’était découvert une nouvelle lubie pour la peinture… expérimentale. Dans la vie de ce diable de Lord, tout était expérimental, jusqu’à ses coupes de cheveux.

 

J’avais à peine posé le pied sur la première marche que Lord donna la lumière. Deux spots placés en vis-à-vis inondèrent l’escalier d’une lumière toute de vibrations.

Par la Saint Famille ! Ce que je vis alors était tout simplement époustouflant. L’instant d’avant, il ne s’agissait que d’un banal escalier de bois barbouillé de motifs pour tout dire assez naïfs ; l’instant d’après, tout un royaume chatoyant se révélait à mes yeux ébahis.

 

Sur chaque marche, les hiéroglyphes s’étaient métamorphosés en demeures miniatures aux toitures rehaussées de petites touches acidulées. De chaque toiture s’envolaient d’étonnants entrelacs surchargés de feuillages mélancoliques et de bourdonnements lointains. On aurait dit que tout un petit peuple vivait là. On entendait presque des envolées de rires taquins et l’on sentait comme par mégarde les effluves de mystérieux ragoûts aux fragrances exotiques. Une légère cavalcade attira mon attention à droite, un arpège de harpe ruissela comme de la poussière de fée sur ma gauche. Un souffle d’air frais fleurant le génépi me décoiffa. Quelque chose de sirupeux tentait d’escalader ma jambe. Un sentiment de panique m’envahit. La tête me tournait. De peur de tomber, je pris appui sur le mur et je ressentis une piqûre sous la paume. Une image de rosier grimpant effleura mon esprit. Plus haut, une voix tintinnabulante m’exhortait à continuer mon ascension.

 

Je ne pouvais pas. Une main géante m’agrippa et me tira en arrière. Je me retrouvai pantelant sur le plancher, désorienté et penaud. Quelqu’un chuchota quelque chose à mon oreille. Il faut monter, encore.

 

En haut, Lord me dévisageais avec, sur les lèvres, ce sourire narquois qui aurait irrité Gandhi lui-même. D’un geste autoritaire que je ne lui connaissais pas, il me fit signe de monter. Encore. Son sourire disparut pour faire place à une moue dubitative.

— Souviens-toi de Luther King.

— Quoi, Luther King ? Qu’est-ce que tu as mis dans mon verre ?

— Rien. Gravis juste la première marche. Le reste viendra tout seul. Nom de Dieu, Fais preuve de foi… pour une fois.

C’est avec méfiance que je réitéré ma tentative. Sans plus de succès. Dès que je posais le pied sur la première marche, j’étais assailli par toutes sortes de visions lysergiques1. À la troisième fois, je renonçai.

Lord me rejoignit. La déception se lisait sur son visage. Il me soutint pour revenir au salon, assez inquiet de mon air déconcerté, et m’installa sur le canapé.

Il me servit un verre de Redbreast et s’appuya nonchalamment sur le piano, bras croisés et sourire bon enfant. Il m’expliqua, avec force détails, qu’il avait mis au point une nouvelle manière de peindre qu’il appelait stéganographie2 perceptive.  

D’où sortait-il encore cette invention ? Je secouais la tête d’un air navré. Je ne comprenais pas un traître mot de ses explications et pour tout dire, il commençait à me fatiguer. Je vidai mon verre et, prétextant une migraine subite, je réclamai mon manteau. L’air frais de la rue me fit du bien. Une sorte de frisson parcourut mes reins et une légère moiteur désolait mon front. Je repensais à ce que Lord m’avait dit au sujet de Luther King et de cette première marche de la foi qu’il faut gravir. Si j’avais eu autant de finesse d’esprit que le pasteur de Montgomery, j’aurais répondu : « Tout ce que nous voyons n’est qu’une ombre projetée par les choses que nous ne voyons pas. »3 Mais voilà, ces derniers jours, j’étais surtout possédé par l’esprit d’escalier.

 

 

1) Qui se rapporte au LSD.

2) Art de la dissimulation : son objet est de faire passer inaperçu un message dans un autre message.

3) Autre citation de Martin Luther King extraite de The Measure of Man.

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Commentaires
V
l'évocation du ragout témoigne de ton étonnate fantaisie
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W
On peut comprendre le narrateur, c'est que sur la première marche on fait escale à tort !
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Y
Superbe !
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B
Excellent ! Tenue en haleine du début jusqu'à la fin je ne connaissais pas " l’esprit d’escalier" Et ce que j'ai lu alors était tout simplement époustouflant.<br /> <br /> <br /> <br /> MERCI EnlumeriA
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P
"Gravis juste la première marche. Le reste viendra tout seul. !" appliquer ça dans sa vie et tout ira bien , plus facile à dire qu'à faire... merci pour ce beau partage !
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K
à regarder.....
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K
Mon cher ami , ce récit m'a plongé dans ton escalier à la fois poétique et étrange, j'ai eu les chevilles saisies de frissons en te regardant essayer de le monter.. je me suis aperçue que cet escalier était plus qu'un trompe-l'oeil, plus qu'une peinture sténographique en perspective, il était le reflet de l'âme de celui qui l'avait peint...<br /> <br /> Son escalier était le fruit de son esprit et plus haut il était plus grand était l'esprit.. <br /> <br /> <br /> <br /> j'ai le mien en mon atelier.. à faire encore des marches peindre pour quelques années durant..<br /> <br /> <br /> <br /> je t'ai lu avec délectation ... j'étais si bien assise sur ce sofa rose aux coussins moelleux regarder les tableaux de F Bacon... je n'ai rien bu , je t'ai suivi tout simplement ...<br /> <br /> superbe récit<br /> <br /> <br /> <br /> bravo et bisous je reviens écrire avec vous cette semaine...KatyL
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M
Je suis toujours aussi admirative !!! Ton style est époustouflant et je peux reprendre à mon compte cette phrase que j'applique à ton écriture : "un royaume chatoyant se révélait à mes yeux ébahis." Enorme BRAVO EnlumériA !!!
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J
Bravo ! Super bien mené, et sans le savoir, tu as fait des échos de la vie de l'artiste. <br /> <br /> Félicitations, c'est un de tes meilleurs que tu as publiés ici.
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