Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le défi du samedi
Visiteurs
Depuis la création 1 050 390
Derniers commentaires
Archives
13 décembre 2014

Argos (EnlumériA)


L’homme s’avança jusqu’au pupitre sous les applaudissements timides de l’assistance. Il était vêtu d’une cape et son visage était partiellement dissimulé par une capuche qui lui donnait l’air d’un pénitent. Lorsque le projecteur le captura dans son cercle de lumière, l’homme eut un mouvement de recul et, d’un geste prompt, il rabattit un peu plus la capuche sur son visage. D’une main gantée, il tapota le micro et toussota pour s’éclaircir la voix.
— Bonjour, je vois que vous êtes venus nombreux ce soir. Comme vous le savez, je m’appelle Arnaud Lepaon et la plupart d’entre vous on entendu parler de moi par l’intermédiaire des médias.
Quelques applaudissements supplémentaires crépitèrent çà et là. L’homme reprit :
— D’abord, je voudrais remercier les organisateurs de cette causerie, monsieur Jean Madorier, le maire de notre bonne ville de Verneuil-sur-Avre et son équipe, l’abbé Touron, curé de notre paroisse ainsi que les docteurs Condamine et Mességuier.
Nouvelle salve d’applaudissements. Hochements de tête entendus et sourires de circonstances des notables. Personne ne remarqua l’homme au visage grave, vêtu d’un costume sombre, qui siégeait au premier rang.
— J’aimerais commencer mon exposé par un rapide historique qui, je l’espère, mettra en lumière ce problème qui désormais fait le buzz sur les réseaux sociaux, comme on dit.
« Comme certains d’entre vous le savent déjà, je suis né avec une malformation congénitale appelée anophtalmie. C’est-à-dire que je suis venu au monde sans globes oculaires, autant dire sans yeux. L'anophtalmie est une malformation qui ne concerne qu'une naissance sur 100 000. Soit un ou deux cas par an en France. Il parait que mon père a répondu au médecin qui lui a annoncé la triste nouvelle que cela lui faisait une belle jambe que cette saloperie soit une rareté. C’était à son gamin que ça arrivait. Ma mère, elle, pleurait toutes les larmes de son corps. D’où l’avantage d’avoir des yeux. Les médecins ont dit qu’elle avait probablement contracté une rubéole congénitale, infection virale qui perturbe le développement normal de l’œil. D’autres ont avancé que mes parents seraient porteurs d’un gène défaillant. La réalité s’avéra toute autre. Dans les mois qui suivirent, des cas similaires au mien se sont multipliés au-delà de toute mesure dans la région d’Évreux. Une enquête assez confidentielle, il faut le reconnaître, démontra à l’époque, que la responsabilité de ce déplorable événement en incombait au centre de recherche sur le génie génétique, j’ai nommé L’U.G.I, Universal Genetic Institute, filiale à peine dissimulée de Google Magic Leap. Ces gens expérimentaient de nouvelles méthodes de culture céréalière en milieu humide. Bref ! »
Des murmures désapprobateurs retentirent un peu partout et il y eu même une puissante voix d’homme qui proféra une insulte bien sentie à l’égard des scientifiques. L’homme au costume sombre eut un mouvement d’impatience.
— J’ai grandi sans yeux jusqu’à l’âge de seize ans. Comme tout aveugle de naissance, je m’en sortais très bien avec les moyens que j’avais. Je réussissais dans mes études, et, bénéficiant de l’oreille absolue, je venais d’obtenir aisément un premier prix de violon au conservatoire de Rouen. Pour la petite histoire, j’avais même une petite amie, elle aussi non-voyante, mais pour d’autres raisons.
« Et puis les hommes en noir sont venus trouver mes parents. Ils représentaient la société Google Magic Leap qui, quelques années plus tard, souhaitait réparer un préjudice causé par une expérience ayant mal tourné par une autre expérience destinée à rétablir mon intégrité physique. Un dérivé du clonage humain encore à l’état expérimental, mais que ces gens affirmaient contrôler sans problèmes.
— Tu parles Charles, fit la voix d’homme sur un ton narquois. Quelques ricanements virevoltèrent dans l’assistance.
— Mes parents ont accepté le deal avec enthousiasme et naïveté. Pour ma part, j’étais assez réticent. N’ayant jamais connu le sens de la vue, je me sentais très à l’aise dans ma vie et je ne voyais pas — si vous me passez l’expression — l’intérêt d’y changer quoi que ce soit. Papa a toutefois su trouver les mots. Il y est encore allé de sa fameuse belle jambe et maman pleurait toutes les larmes de son corps à la perspective qu’il me pousse des yeux. Bleus ! Elle voulait qu’ils soient bleus. Les hommes en noir ont affirmaient que ce n’était absolument pas un problème. Avec les techniques modernes, ils pouvaient obtenir tous les coloris possibles et imaginables. »
Un oh d’étonnement s’éleva de l’assistance.
— Je me suis rendu à Montréal fin avril 2018. Juste avant les grandes manifestations de Nanterre. Je me souviens que lorsque j’ai entendu la description de ces terribles événements faisant suite à la suppression du RSA et des aides sociales — la police tirant à balles réelles sur une foule désespérée — je me suis demandé si un tel monde méritait vraiment d’être vu.
À l’évocation de ces événements, le maire toussa dans son poing d’un air gêné. Le curé pointait son nez sur ses chaussures de croque-mort. Le trublion du fond n’osa même pas intervenir.
Pas mécontent de son petit effet, Arnaud Lepaon continua son exposé.
— Le projet Argos, entendez, « Acquisition Résurgente Génique Ophtalmo-Subrogatoire », avait été mis au point au centre transhumaniste de recherches expérimentales de Smiths Falls, dans la région d’Ottawa. La préparation a duré six semaines. Je ne saurais trop vous décrire les techniques employées. Tout ce que je sais, c’est qu’au bout d’une pléthore d’examens et d’analyses en tout genre, ils m’ont trépané pour prélever un échantillon de mon cerveau, — Lepaon pointa son index sur son crâne — Ici. Dans le cortex visuel du côté du lobe occipital. Ils ont ensuite bouturé cet échantillon avec je ne sais quelle procédé nanotechnologique et ils ont réimplanté le tout dans mon organisme.
Le crépitement des appareils photos ne cessait pas. Lepaon eut une fois de plus un mouvement de recul.
— Euh ! S’il vous plait, arrêtez de prendre des photos, les flashes sont très durs à supporter malgré la capuche.
Il se prit le visage dans les mains pendant quelques secondes puis se ressaisit.
« Bon ! Revenons à nos moutons. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Dix jours plus tard, je ressentais des démangeaisons au niveau des orbites. Cela devint rapidement intolérables au point que l’on dû m’administrer de fortes doses de morphine. J’ai ensuite ressenti une sorte de pression derrière le front et mon cerveau ne comprenait pas les nouvelles sensations qu’il expérimentait. La lumière, mesdames et messieurs ! Je prenais conscience de quelque chose d’inhabituel dans ma perception du monde. Quelque chose qui n’était ni un son, ni un contact ni un parfum. Quelque chose qui s’appelait la lumière.
« Mes progrès furent rapides. En quelques semaines, j’appréhendais le monde, et mon environnement immédiat. Je découvris que cette télévision qui me cassait les oreilles était aussi une agression pour les yeux. Les miens étaient d’un très beau bleu azur. Grâce à eux, je vis enfin que la jambe de mon père n’était pas si belle que ça et que le visage de ma mère ruisselant de toutes les larmes de son corps était celui d’un ange.
« Ce fut l’état de grâce. J’utilisais les semaines suivantes à étudier toutes les facettes de l’univers que jusque là, je n’avais perçu que sous forme de sons et de sensations. J’en profitai pour négocier une opération similaire sur Virginie, celle qui était ma petite amie d’alors — et qui m’a depuis quitté pour les raisons que tout le monde sait — et je visionnai en boucle la saga Star Wars.
« Je suis revenu en France, le 18 janvier 2019. Les démangeaisons ont repris le 27 du même mois. Cela me grattait sur tout le corps et mon père affirma sans ambages que j’avais attrapé la gale. Diagnostic qui n’eut pas l’heur de convenir à notre médecin de famille, le docteur Condamine ici présent, qui m’orienta vers un dermatologue, le docteur Mességuier, qui y perdit lui aussi son latin. Bientôt, apparurent sur ma poitrine, dans mon dos et sur mes bras des sortes de grosses pustules violacées qui se rétractaient au touché. Cela n’était pas douloureux mais devint rapidement sensible à la lumière… »    
Un journaliste se leva et demanda si ces choses avaient un rapport avec l’intervention destinée à lui faire repousser des yeux. Des mains se levèrent un peu partout. Au premier rang, l’homme en costume sombre se leva. Personne ne remarqua l’objet qui prolongeait son bras droit qu’il tenait le long du corps.
Arnaud Lepaon fit un signe rapide de la main. Aussitôt, la scène fut inondée d’une intense lumière blanche. Il rejeta sa capuche en arrière. Un cri de surprise et d’effroi mélangés retentit dans la foule. Il se dépouilla rapidement de sa cape et apparut nu en pleine lumière. Au deuxième rang, une femme s’évanouit tandis qu’un jeune enfant hurlait de terreur. L’homme en costume sombre parcouru les quelques mètres qui le séparaient du pupitre en une fraction de seconde, braqua son pistolet sur Lepaon et lui tira une balle en pleine tête. L’orateur s’écroula comme un sac. L’homme en costume sombre profita de la panique pour s’éclipser toute affaire cessante.
Sur le sol gisait le cadavre d’un homme dont le corps était constellé de petits yeux cruels et vitreux.
Personne ne remarqua la vieille femme qui, dans les coulisses, pleurait toutes les larmes de son corps.


Évreux, le 12 décembre 2014.

Publicité
Commentaires
M
BRRRRRRR !!! Un texte qui fait baliser !!!! C'est très réussi !!!
Répondre
P
Très réussi ce texte qui nous en met plein la vue, mais quel travail pour l'ophtalmo !... J'ai beaucoup aimé.
Répondre
V
je vais le lire en deux fois pour faire durer le plaisir
Répondre
F
en espérant que ça reste de la SF...
Répondre
F
SF glaçante...
Répondre
B
2018 n'est pas si loin ça fait peur , malgré tout j'ai lu cette histoire passionnante et terrifiante du début à la fin <br /> <br /> <br /> <br /> Bravo EnlumériA quel talent
Répondre
V
Une histoire terrifiante... enfin, c'est mon point de vue
Répondre
W
Un texte à mettre sous... globe !
Répondre
J
Youpi youp !
Répondre
K
bon , cela finit très mal pour l'aveugle qui avait retrouvé la vue, quel calvaire pour lui et sa mère au visage d'ange qui le pleure !<br /> <br /> c'est assez haletant et palpitant comme histoire , très originale , j'ai vu les détails au fur et à mesure de ton récit...<br /> <br /> résultat j'aime malgré la fin triste, en tout cas entre deux il a vu le monde , ses couleurs aussi ....<br /> <br /> <br /> <br /> PS/ les patates ont la gale aussi elle se grattent les yeux souvent, mais il en reste à éplucher !!!! (lol)<br /> <br /> kiss & amitiés
Répondre
Newsletter
Publicité
Le défi du samedi
Publicité