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10 janvier 2015

L’homme au manteau gris (EnlumériA)

Le Merrygold Exotic Tearoom était un établissement de style colonial, décoré de plantes vertes surdimensionnées, de bouddhas désœuvrés et d’hilares poussahs chinois obèses jusqu’à la lippe. Une atmosphère feutrée de salon proustien saturait les lieux fréquentés par des dandys post-victoriens, des punks dilettantes et crunchy ainsi que de vieilles dames compassées de mode. Un fond musical discret laissait croire que le fantôme d’Éric Satie hantait l’endroit de sa présence éthérée. Les habitués y dégustaient des crumbles aux fruits rouges arrosés de thé noir Marco Polo ou bien des cheesecakes accompagnés de Darjeeling Himalaya. D’autres, plus austères, se contentaient de quelques financiers timidement humectés de café Bluemountain ou Bourbon pointu. Quant à moi, mes préférences s’orientaient plutôt pour un Gunpowder et quelques biscuits fins à la vanille de Madagascar.

Je me souviens qu’au milieu de cette faune interlope évoluait parfois un personnage étrange et déplacé perpétuellement vêtu d’un manteau gris. Oh, Dieu ! La tristesse et la médiocrité de cette dégaine ! Ne croyez pas que je méprise le gris, non. Il en existe de somptueux comme l’anthracite ou le pinchard, le gris de Payne, le gris souris, l’ardoise ou encore le gris perle. Certaine auteure américaine n’en a-t-elle pas récemment vanté cinquante nuances. Mais là, mes amis, que vous dire à propos de cette affligeante teinture qui telle une pollution visuelle encrassait mon calme regard jusqu’à l’écœurement.

Cet après-midi là, alors que je venais de m’installer à ma table habituelle et que je dépliais mon Monde Diplomatique à la page économique, je constatais sans plaisir que le sinistre acolyte perturbait une fois de plus la sérénité du salon. Il s’était installé au même endroit que d’habitude ; à quelques mètres de moi. Comme si, sous l’influence d’un bizarre caprice, il lui avait pris le désir insolite de m’incommoder par son incongruité.

Je fréquentais ce salon de thé depuis quelques temps déjà et je dois bien admettre qu’il était déjà là. À vrai dire, il était toujours là, quelque soit l’heure à laquelle je me présentais, ce chevalier à la triste figure me devançait systématiquement. D’aucuns d’entre vous, chers lecteurs, m’enjoindraient sans doute de changer de place. J’aurais pu en effet. J’ai essayé deux ou trois fois d’ailleurs ; sans succès. Cependant, quelqu’un pourrait-il m’expliquer en vertu de quelle règle devrais-je m’effacer devant cette offense aux bonnes mœurs.

J’en étais là de ma sombre méditation lorsque la serveuse, une accorte jeune blonde toute sucrée dans sa petite jupe noire et son chemisier en dentelles de Calais se présenta pour prendre ma commande. Comment vous décrire le charme ineffable qui se dégageait de sa personne. Si Dieu, dans son infinie clémence, avait jugé bon de personnifier la grâce ultime d’un coucher de soleil à l’aube du monde, il aurait façonné cette créature à partir du cristal le plus pur au lieu de l’argile d’où il avait extrait l’Adam primordial. Sa beauté toutefois ne l’autorisait pas à me toiser avec un tel dédain. Cette moue dédaigneuse qui profanait son visage ne lui seyait guère et me déplaisait fortement. Elle m’adressa une salutation glaciale puis me demanda d’une voix sèche et impatiente si j’avais fait mon choix.

Alors que je confirmais ma commande, finalement comme d’habitude, je remarquais avec soulagement que son regard lourd de mépris s’adressait en fait à l’homme au manteau gris.

— Ah ! Vous aussi vous avez remarqué cet individu, murmurai-je avec un bref sourire de connivence. Vous le connaissez, ce malencontreux personnage qui ose perturber par sa présence un établissement si raffiné ?

Elle haussa les épaules, comme par inadvertance. De son côté, l’homme au manteau gris jeta vers moi un regard perdu que j’esquivai aussitôt. Un frisson me parcourut. Où avais-je déjà rencontré cet homme ?

— De qui parlez-vous encore ? demanda-t-elle enfin. Je ne comprends pas.

— Mais enfin ! De cet homme, là. Un peu plus loin. Ne me dites pas que vous n’avez vu à quel point il détonne dans ce salon. Je sais bien qu’il faut être tolérant, mais une telle médiocrité, une telle… — Les mots me manquaient — Même d’ici, j’ai l’impression qu’il empeste la naphtaline et le suint.

Comme prise d’une soudaine condescendance, elle me jeta un regard apitoyé et réitéra son incompréhension. Je sentis l’impatience me submerger.

— Mais enfin ! Vous ne voyez pas ? Ce type, avec le manteau gris, là !

Et je désignais avec véhémence, l’objet de ma rancœur. Elle se pencha enfin vers moi et me dit en articulant chaque syllabe :

— Ce qu’il y a là, monsieur, c’est un miroir. Eh ! Oh ! Monsieur. — Elle agitait sa main devant mes yeux — Vous comprenez ce que je dis où devrais-je vous le répéter à chacune de vos visites ?

Derrière moi, quelqu’un gloussa tandis qu’un autre chuchotait.

— Quelle tristesse. Le pauvre vieux ne reconnait même plus son reflet.

 

Évreux, le 6 janvier 2015

 

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Commentaires
P
J'aime beaucoup ! Il existe mille variantes sur ce sujet de miroir avec son reflet pervers. "Cette moue dédaigneuse qui profanait son visage", ça: j'adore.
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P
J'aime beaucoup ! Il existe mille variantes sur ce sujet de miroir avec son reflet pervers. "Cette moue dédaigneuse qui profanait son visage", ça: j'adore.
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M
C'est fort, c'est très fort !!! Tes descriptions nous plongent dans ton récit comme dans un film !!! Bravo pour tout et spécialement les déclinaison de gris et le charme ineffable de la serveuse !!! Quel talent !!!!
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D
Ce que j'aime par dessus tout, c'est la description de la serveuse. Faut dire que le "coucher de soleil à l'aube du monde", c'est vachement beau !<br /> <br /> Mais le reste est très bien aussi ;-)
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J
Ah, toi aussi, tu as lu Oliver Sachs (qui ne se reconnaît pas dans un miroir) !<br /> <br /> <br /> <br /> Bravo !
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K
écoutes c'est super comme d'habitude , mais avec poésie et une pointe de tristesse<br /> <br /> pour ce grand-père en manteau gris...tout y est parfaitement décrit, le décor, la serveuse avec des mots choisis et soignés !! bravo sincèrement<br /> <br /> j'ai envie de bienveillance pour ton personnage qui ne se voit plus depuis longtemps et qu'enfin sa propre image ou reflet dérange !! bien vu , beau beau récit!!<br /> <br /> amitiés<br /> <br /> katyL
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W
Merde, le portrait de Dorian Gray n'était donc qu'un miroir !
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V
approche très originale de notre consigne et superbement bien écrite un point commun nous lisons tous deux le monde diplomatique et j'adore les dentelles de calais!!!<br /> <br /> conquise donc
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P
dur dur ! l'estime de soi en prend un sacré coup !
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Y
oui, quelle tristesse...
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V
A force de siroter de la poudre à canon, il fallait bien que ça arrive :)
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