Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le défi du samedi
Visiteurs
Depuis la création 1 050 282
Derniers commentaires
Archives
28 février 2015

Comme un parfum de lilas (EnlumériA)

 
L’homme était aussi élégant qu’un bonimenteur de comices agricoles. Il portait beau mais d’une manière tellement ostentatoire que cela frisait le ridicule. Quant à la cravate, c’était une insulte au bon goût français. Après deux ou trois plaisanteries potaches, il présenta la jeune femme qui se tenait trois pas derrière lui. Timide comme une rosière, elle trottina jusqu’à lui, un sourire bon enfant plaqué sur le visage.
— Bonjour mademoiselle. Vous allez bien ? Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter mademoiselle Sylvie Bonsergent. Native du Périgord, elle en connait toutes les facettes, même les plus étranges. N’est-ce pas Sylvie ? Vous permettez que je vous appelle Sylvie ?
— Oui, je…
— Sylvie, mesdames et messieurs, possède un talent très particulier. Un don si étrange que les experts du C.N.R.S. vendraient leur âme pour l’étudier. N’est-ce pas Sylvie ?
— Non. En fait…
— Mesdames et messieurs, ce soir vous n’êtes pas venus pour rien. Vous allez assister à un prodige, que dis-je, un miracle. Sylvie va vous faire la démonstration de son talent. Vous allez avoir la preuve irréfutable que le surnaturel existe. N’est-ce pas Sylvie. Acceptez-vous de vous prêter à une petite expérience ?
— Bien sûr, je…
— Antoine ! – L’animateur se tourna vers les coulisses – Antoine ! Voulez-vous, je vous prie, nous apporter l’objet en question.
Un homme corpulent arborant une moustache clémencique surgit de derrière le rideau. Sa démarche chaloupée donnait presque le mal de mer. Il tenait un porte-manteau qu’il remit à l’animateur.
— Voyez ce porte-manteau, mesdames et messieurs. Il a été pris dans un endroit très connu. Maître Norbert, huissier de justice, ici présent peut l’attester. Mademoiselle Bonsergent qui ignore tout de sa provenance va nous raconter son histoire. Mademoiselle, procédez je vous prie.
— Si vous m’en laisser placer une, je pourrai peut-être expliquer en quoi consiste mon talent.
— Bien entendu, mais peut-être après votre numéro.
La jeune fille se rembrunit mais n’ajouta rien. Se tenant face au public, elle leva le porte-manteau qui était en fait une patère murale à quatre crochets. De ses petites mains graciles, elle en explora tous les contours. Elle gardait les yeux fermés comme pour mieux se concentrer. Le public retenait son souffle comme une grosse bête inquiète. Le gros moustachu s’en était retourné dans les coulisses et l’animateur tripotait sa cravate avec application. Il se passa une bonne trentaine de secondes avant que la jeune fille reprenne la parole.
— Je sens comme un parfum de lilas. Une odeur de papier et d’encre et peut-être de tabac.
Un murmure parcourut le public. Un vaste sourire blasé s’afficha sur le visage de l’animateur.
— Attendez ! Les images viennent doucement. On dirait… C’est un objet ancien. Je dirais cent ans au bas mot. Il y a de la musique, comme s’il y avait un bal non loin de l’endroit où était accroché ce porte-manteau. Et puis des livres…
— Des livres ? coupa l’animateur. Qu’est-ce qui vous inspire cette vision ?
La jeune fille leva les yeux au ciel.
— Je ne sais pas. C’est une impression. Quelque chose qui a un rapport avec la littérature… ou la peinture peut-être ; et le vin… ou la bière. Je dirais que cet objet était accroché dans un café ou un restaurant.
Une rumeur s’éparpilla dans la salle.
— Vous nous intriguez, Sylvie. Mais continuez, nous sommes toute ouïe.
— C’était un lieu de rendez-vous. On y discutait de poésie, des arts je dirais. C’est étrange, j’entends un poème où il est question d’albatros et de géants. Et puis j’ai des visions de peinture, de nature morte. On dirait du Cézanne ou du… Modigliani ? Je ne sais pas pourquoi ces noms me viennent à l’esprit, je n’y connais rien en peinture. Et toujours ce parfum de lilas.
La jeune femme blêmit soudain. Elle remit le porte-manteau dans les mains de l’animateur. Elle semblait effrayée.
— Les gens qui ont accroché leurs manteaux à cette patère ne sont pas tous des gens heureux. Je ressens de la tourmente, des interrogations et des âmes saccagées aussi. Et puis ce blouson de cuir si effrayant. Comme si la souffrance avait été parfois le moteur de celui qui le portait.
— Un blouson de cuir ? Qu’on aurait suspendu à cette patère ? Vous pouvez nous dire à qui il appartiendrait.
— Je ne sais pas. J’entends des chansons, de la gouaille… je vois un foulard rouge. Excusez-moi. Je suis épuisée.
L’animateur posa une main réconfortante sur l’épaule de la jeune fille et invita l’huissier à monter sur la scène.
— Maître, vous détenez une enveloppe dans lequel l’origine de ce porte-manteau est indiquée. Pouvez-vous l’ouvrir et nous révéler ce qu’elle contient.
L’officier ministériel ne se fit pas prier. Il décacheta l’enveloppe d’un geste prompt et en sortit un document ainsi qu’une photographie. Les chuchotements du public se turent. D’une voix posée, l’huissier lut le document.
— Ce porte-manteau était accroché depuis 1847, année de sa fondation, à la Closerie des Lilas, rendez-vous parisiens des écrivains, des poètes et des peintres.
Lorsqu’il montra la photo, le public se leva dans un tonnerre d’applaudissements. L’animateur eut un geste d’apaisement. Il expliqua en quelques mots la technique de la jeune médium. Elle nommait cela la clairsentance.
— C’est comme de la clairvoyance, sauf que cela se ressent avec le toucher, balbutia-t-elle. Cependant, permettez-moi de vous dire que je n’aurais nul besoin de mon pouvoir pour déterminer l’origine de votre cravate. De toute évidence, vous l’avez acheté à la Foir’fouille.


Évreux, le 27 février 2015

Publicité
Commentaires
W
Le bon goût français, mazette ! Pouvez me faire un dessin ? :-)
Répondre
B
le travail dans l'urgence est parfois prometteur la preuve en est faite encore Bravo
Répondre
B
Réussi vraiment j'ai bien aimé ce retour en arrière dans l'odeur de lilas avec tous ces artistes Bravo EnlumeriA
Répondre
P
J'accroche tout de suite mon manteau et mon chapeau à ce portemanteau-là et je respire à nouveau ce parfum de lilas. Par petites touches tu restitues très bien l'atmosphère du lieu. Réussi !
Répondre
J
Si tu étais un marchand de cailloux, ce texte-là serait un diamant. <br /> <br /> <br /> <br /> https://www.youtube.com/watch?v=_ZU5vTRmVQM
Répondre
E
Merci beaucoup pour vos commentaires, j'ai écrit cette chose au dernier moment sans réfléchir, d'où l'absence de noms déroutants.
Répondre
Y
la conclusion est excellente !!
Répondre
J
Depuis le début, où je pensais que tu décrivais Hollande à la foire agricole, j'ai été...accrochée.<br /> <br /> <br /> <br /> J'aime beaucoupissime. Le style est clean, et il n'y a pas de noms déroutants. C'est donc une réussite totale, tout comme celle de Sylvie.
Répondre
K
très beau texte , à l'odeur des lilas ...j'aime beaucoup ...<br /> <br /> j'aurai bien aimé accrocher ma veste à ce porte-manteau lieu des peintres et poètes!<br /> <br /> bravo mon cher ami, <br /> <br /> <br /> <br /> et tant pis pour sa cravate m^me si de la foir'fouille il a su mettre en scène cette Sylvie!<br /> <br /> bises
Répondre
V
Il en aura pris des vestes celui-là... une inestimable pièce de musée !
Répondre
J
Une véritable œnologue accrocheuse cette Sylvie
Répondre
Newsletter
Publicité
Le défi du samedi
Publicité