Étonne-moi !
Le lieutenant jeta une chemise à sangle sur la table puis s’assit à califourchon sur une chaise, bras croisés sur le dossier. Il regardait le prévenu avec l’intérêt professionnel d’un laborantin observant une paramécie. Au bout de quelques secondes qui parurent durer dix fois plus il dit d’une voix morne :
— Commençons. Nom, prénom, âge et qualité.
Le prévenu s’agita sur son siège.
— C’est marqué dans mon dossier. Ouvrez-le et lisez-le.
Le lieutenant afficha une lippe désabusée en hochant la tête et réitéra :
— Nom, prénom, âge et qualité.
Le prévenu poussa un soupir agacé. Il comprenait qu’il était inutile de jouer au plus fin. Ce flic avait manifestement tout son temps…
— J’ai tout mon temps, confirma le policier, et de plus, je suis payé pour ça. C’est quand vous voulez.
— Jean-Charles Martinot. Je suis né le 30 avril 1978 à Honfleur. Mécanicien au garage des Quatre-routes, à Vernon. Vous savez, celui qui est juste après le rond-point. Avant, il y avait un carrefour… les Quatre-routes, c’est pour ça.
— Depuis combien de temps, vous travaillez chez eux ?
Le prévenu se détendit. L’interrogatoire prenait le ton d’une simple conversation.
— Je ne sais plus exactement. J’y suis entré en 2005 ou 2006, quelque chose comme ça.
Le lieutenant ouvrit le dossier, le feuilleta au hasard, sans vraiment chercher quelque chose.
— Vous avez été embauché le 13 mars 2005.
— Si vous le dites.
— C’est indiqué là. Vos patrons semblent très contents de vous. Il était question de vous nommer chef d’atelier.
Le lieutenant se leva pour faire quelques pas, sortit un paquet de Philip Morris de sa poche de chemise et proposa une cigarette à Martinot. Celui-ci refusa en montrant le panneau d’interdiction de fumer. Le flic haussa les épaules, alluma une cigarette et reprit place sur la chaise, cette fois d’une manière plus conventionnelle. Il ouvrit un tiroir et en sortit un cendrier à moitié plein.
— Les règlements, on s’arrange avec. Depuis quand connaissiez-vous la victime ?
Cette fois-ci Martinot n’hésita pas.
— Le 24 juin 2013. À 19 heures 30.
Le lieutenant ne put retenir un ricanement.
— Ça vous aura plus marqué que votre boulot.
— C’est que… C’était la Saint-Jean. Chez nous, je veux dire dans ma famille, on fête ça. Mes trois frères s’appellent tous Jean quelque chose. Pour l’heure, j’allais fermer. Elle s’est présentée en panique. Sa voiture était garée un peu plus loin et ne démarrait plus. Elle avait un rendez-vous urgent, un truc professionnel, je ne sais plus trop.
— Alors vous, bon prince, vous l’avez aidé.
Un sourire niais apparut sur le visage de Martinot.
— Ben… C’est qu’elle était plutôt gironde. Comme qui dirait une sorte de Megan Fox en roux, si vous voyez ce que je veux dire.
— Non, pas vraiment. Ensuite ?
Martinot renifla. Il contemplait le plafond d’un air bête. On aurait dit qu’il cherchait le secours d’un dieu retardataire.
— Je lui ai réparé sa foutue caisse. Une saloperie japonaise. Merde ! Comme s’il n’y avait pas assez de marques françaises. Un fusible avait grillé. Rien de grave. Ça m’a prit cinq minutes. Elle était folle de joie et de soulagement. Elle m’a posé la main sur le bras comme ça et m’a dit que j’étais un type épatant. Et puis, elle est partie.
— Somme toute, l’affaire aurait pu en rester là.
— Oui. Sauf que ce n’est pas ce qui s’est passé. Le lendemain, elle est revenue au garage, à l’heure de la fermeture encore. Pour me payer un verre. Vous auriez vu la gueule des copains. Moi, j’étais fier, vous pensez bien. On a bu un verre, puis deux et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai perdu mon sang-froid et j’ai tenté de l’embrasser.
— Vous vous êtes pris un râteau.
Martinot se redressa. La fierté illuminait son regard.
— Eh non, justement. C’était parti comme sur des roulettes. On est allé manger un morceau au Lapin qui fume, sur la place de l’église et puis…
Une étincelle égrillarde s’alluma dans le l’œil morne du flic.
— Et puis ?
— Ben… Vous savez ce que c’est quoi… On s’est retrouvé chez moi et…
— Et ?
— Merde ! Je ne vais pas vous faire un dessin.
Le lieutenant écrasa sa cigarette dans le cendrier et fit signe à Martinot de continuer. Ce dernier renifla pour cacher son embarras.
— Elle m’a dit, je veux dire Liliane…
— Liliane Bonafont. Née à Gisors le 5 novembre 1986. Décédée assez brutalement le 27 septembre 2014, à Vernon. C’est-à-dire hier. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur les circonstances exactes de ce… de l’évènement ?
— Elle m’a dit que j’étais épatant au lit. C’était la première fois qu’une femme me disait ça vous comprenez. Moi, j’étais comme fou. Je ne savais plus quoi faire pour la garder. Une belle femme comme ça qui trouvait épatant un loser comme moi. J’étais aux anges, moi. Il y a de quoi perdre son sang-froid, vous ne croyez-pas ?
— Non. Que s’est-il passé hier ?
— Hier, ça a été la goutte qui a fait déborder le vase.
— Expliquez-moi ça.
Un profond silence s’installa dans la pièce. Martinot adopta l’air penaud d’un gamin qui vient de se faire prendre en flagrant délit de tripotage du petit oiseau. Le lieutenant consulta sa montre et suggéra à Martinot de se mettre à table parce que justement, il était bientôt midi. On n’allait pas y passer le réveillon non plus.
— Liliane, elle en voulait toujours plus. Étonne-moi, qu’elle disait sans cesse. Surprends-moi. Allez, encore. J’y ai laissé mes nerfs à ce jeu-là. J’osais toutes les audaces, jusqu’au ridicule, monsieur. Jusqu’au ridicule le plus débile pour l’étonner encore et toujours. Ces derniers temps, mes… exploits ne récoltaient qu’un vague sourire condescendant. Ça n’allait jamais. Et puis, hier… Elle est venue me rejoindre au garage. Sur le coup de midi. Elle voulait que je la prenne dans le vestiaire. Bon dieu ! Les copains étaient en train de casser la croûte juste à côté. Elle m’a provoqué. Elle soulevait sa jupe comme une… Quoi ? Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Ça vous fait rire.
— Même pas. Allez, finissons-en.
— Moi, avec la tournure que ça prenait, j’ai pas pu. J’ai pas pu faire ce qu’elle attendait de moi. Alors, elle s’est mise à rire comme une conne, à se foutre de ma gueule en disant : « Allez, Jean-Marc, étonne-moi une dernière fois ! » C’est là que j’ai perdu mon sang-froid.
Le lieutenant regardait ses ongles d’un air songeur.
— 47 coups de tournevis ! Vous appelez ça perdre votre sang-froid ?
Martinot haussa les épaules.
— En attendant, vous auriez vu l’étonnement qu’il y avait dans ses yeux, juste avant de mourir.
Évreux, le 16 septembre 2014.