Une coutume revisitée par EnlumériA
L’ultime coutume
Le vieil homme observait son environnement avec lassitude. Ils étaient tous venus, sans exception. Même cet abruti de beau-frère qui avait voué sa vie aux chevaux et qui s’était trouvé plus souvent sur les champs de courses qu’au chevet de sa sœur. Pauvre con.
Il tenta de se redresser un peu, histoire d’avoir l’air présentable. Une dernière fois ? Oh, Seigneur, faites que ce soit la dernière fois.
Sa fille s’approcha avec un large sourire de circonstance sur sa face de matrone multipare. Ce n’était pas sa fille, cette femme aux hanches de brontosaure. Il se souvenait d’une fillette gracile qui chantonnait d’une petite voix flutée des bluettes d’été. Cette femme, là, devant lui, s’exprimait comme un vieux violoncelle désemparé. Non, cette femme n’était pas vraiment sa fille. Quant à son fils, que dire. Il regarda dans sa direction et vit un costard-cravate gesticulant, la bouche pleine de formules toutes faites prononcées d’une voix de clairon fêlé ; une vraie gueule de politicien palabrant comme un maquignon à la foire. Il se présentait sur la liste municipale. Quelle foutaise ! Où était passé ce fringant jeune poète aux cheveux longs qui voulait changer le monde ?
Le vieil homme avait espéré, comme par mégarde, une quelconque rédemption du côté de ses petits-enfants. Il en avait cinq. Tous très beaux, charmants, et très attentionnés… à leurs smartphones et à leurs tablettes. Ils passaient leur temps à écouter, non, à entendre une musique de crétins aseptisés composées par des ordinateurs et à dégoiser d’affligeantes banalités sur des réseaux sociaux avec des amis qu’ils ne rencontreraient jamais en chair et en os. De supposés amis qui, si l’un d’eux mourait subitement, ne susciterait même pas un léger frisson sur la toile.
Ah ! Quelque chose se passait, quoi encore ? Oh, non pas ça. Le vieil homme eut une sorte de haut-le-cœur qui réveilla sa vieille compagne la douleur. Bon sang ! Il leur avait pourtant dit qu’il n’en voulait pas. Et sa fille, qui n’écoutait jamais rien, avait dit que c’était obligé, que c’était la coutume.
Le vieil homme rassembla ses forces et prononça ses premiers mots de la soirée : « Je ne voulais pas venir. » Son fils répondit que mais papa, nous sommes chez toi, c’est nous qui sommes venus.
Et en plus, il est con, songea le vieil homme. Quelqu’un posa le gâteau d’anniversaire sur la table tandis qu’un chœur confus et discordant entonnait happy birthday au risque d’offenser les tympans du vieux musicien. La grosse dame qui avait été sa fille lui fit signe de souffler sur l’unique bougie qui arborait ce nombre absurde. C’était la coutume.
Alors, le vieil homme fit non de la tête. Il se laissa aller dans son fauteuil en fermant les yeux. Il n’avait pas voulu venir en ce monde et maintenant, après toutes ces années, on lui refusait le droit de partir en paix en lui infligeant des us et coutumes dont il n’avait plus que faire.
Quelqu’un, quelque part, demanda s’il allait bien. Bien sûr, qu’il allait bien ! Il songea une dernière fois à cette jeune fille aux yeux dorés qui, par delà la nuit des temps, le regardait avec tellement d’amour qu’il en avait encore le cœur blessé. En pensée, il composa une dernière ligne mélodique, puis en poussant un profond soupir de soulagement, il décida qu’il était temps de sacrifier à l’ultime coutume, partir enfin rejoindre les océans immémoriaux.
Évreux, le 7 septembre 2014, 2 heures 25.