Poste d’entretien (Pascal)
A quai, pendant un poste d’entretien, j’avais été affecté à la remise en peinture de la tranche de l’étrave. Pour atteindre ce difficile réduit, le long d’une échelle verticale, il fallait descendre des paliers confinés jusqu’aux soutes les plus exiguës. L’étroit compartiment de la proue était scindé en petites alvéoles renforcées et je devais m’employer pour atteindre chacune des plus petites surfaces à peindre. On avait placé des ventilateurs en forme de coquilles d’escargot pour aérer le local ; ses manches à air me gênaient en empêchant mes contorsions de coloriage, les fils des baladeuses se coinçaient sous mes genoux et je trimballais mon pot de minium dans cet entrelacs inextricable.
Avec maintes reptations, je devais franchir des tranches de plus en plus étroites ; ensuite, assidûment, je peignais les parois de l’intérieur de l’étrave, l’endroit le plus effilé du navire. Le plus souvent à plat ventre, je m’appliquais à cette œuvre de réfection comme si je le caressais dans le sens de sa tôle. Au-dessous du niveau de la mer, je n’osais pas gratter des points de rouille naissants ; aussi, en échange secourable, j’y appliquais généreusement ma peinture pansement pour soigner ces petites plaies boursouflées…
En y repensant, je crois que c’était une des corvées les plus pénibles du début de mon embarquement, mais j’aimais bien cette intimité d’étrave, cette collusion fortuite entre les ombres curieuses et les lumières falotes des ampoules faiblardes.
Toujours aussi copieusement, j’étalais ma peinture sur tout ce qui pouvait la recevoir. Je ne peignais plus, je décorais. A la lumière blafarde, l’endroit devenait une véritable mine d’argent ; chaque pépite d’une goutte de peinture brillait intensément. Là, dans l’intimité des profondeurs, c’était une véritable caverne de richesse. J’avais une grande fierté d’accomplir cette responsabilité ingrate et je m’employais à cette pénible astreinte carcérale avec un zèle de jeune matelot convaincu.
Entre nous, je crois que je fayotais avec mon bateau, dans ce sens hypocrite : « Vois-tu comme je prends soin de toi ?... As-tu remarqué comme je m’applique à la tâche précieuse d’embellir tes moindres détails ?... Et toi ?... En échange, me ramèneras-tu toujours à bon port ?... Sauras-tu pourfendre les pires vagues des tempêtes ?... » On discutait ensemble et s’il ne me répondait pas, les ombres dansantes, courant derrière ma baladeuse, avaient des traductions optimistes dans mon entendement rassuré.
Moi-même, j’étais décoré de peinture ; avec des pâtés, des traits, des panachures, j’étais galonné du grade d’embellisseur d’intérieur d’étrave et cela conférait à mon esprit embrumé un réconfort optimiste. Comment dire ? Elle et moi, on se partageait l’argent de cette pénombre heureuse. Cette face cachée d’étrave, c’était ma réelle confidente ; nous n’étions plus qu’un, maquillés à la même euphorie panoramique. Je crois que je la soudoyais avec tout mon argent de pot de peinture ; c’était mon obole, ma contribution à la réussite d’une future mission de mer. Si j’avais pu la peindre avec de l’or, je l’aurais naturellement badigeonnée avec excès… « Dis, tu m’emmèneras loin ?... Dis, tu me ramèneras ?... » Le ronronnement du ventilateur était ses seules réponses dans le vent.
Loin du monde et de ses turbulences, par l’effet d’échos sous-marins, j’entendais des bruits contre la coque. C’était amusant d’essayer de deviner tous ces chuchotements de clapotis, ces heurts liquides, ces gargouillis de bulles accrochés contre la coque. Bien sûr, malgré les ventilos, ça puait le minium mais c’était enivrant, cette sensation de parfum obsédant. Je m’y étais habitué et je le respirais avec une forme d’exaltation entêtante. Pendant la pause, je tirais même sur ma clope en oubliant les vapeurs dangereuses de cette peinture tellement volatile.
Tout à coup, l’ampoule s’éteignit, le ventilo s’arrêta ; j’étais prisonnier dans le noir total. Accroché à mon pinceau, je cherchais une quelconque issue à cette pénible situation. Sans la voir, omniprésente, je ressentais l’étrave devant moi. Elle semblait encore briller de toute sa peinture fraîche.
J’avais allumé mon briquet et je m’étais retrouvé dans le ventre de la baleine ; les différents étais métalliques se perdant dans la pénombre étaient ses côtes, les manches à air et les rallonges électriques étaient ses entrailles, les grondements alentour étaient ses borborygmes…
C’est pendant ces secondes de claustration que j’ai réalisé que mon bateau était vivant. Jonas, je palpitais d’inquiétude, lui, il respirait lentement, rompu à tous les imprévus de son bord ; j’écarquillais les yeux, lui, il se tenait immobile, feignant l’indifférence de l’ordinaire ; j’appréhendais un rapide et heureux dénouement d’éclairage, lui, il jouait de son élégance d’étrave comme avec un estoc découpant habilement le noir…
Que pouvait-il bien m’arriver au sein de ce fier navire ? Là, dans l’isolement emprisonnant des ténèbres, j’étais à l’aise comme peut l’être un adolescent dans sa chambre. Protecteur, il m’avait admis dans l’intimité de son antre ; je le ressentais au plus profond de mon être.
J’ai vécu cette étrange osmose pendant tout mon embarquement. Au gré des tempêtes, quand il gémissait sous les déferlantes, j’avais mal à l’âme ; quand il se redressait, fier, à l’amont d’une énorme vague, j’étais avec lui pour crier à l’éphémère victoire ; quand il glissait sur la mer, à toute vapeur, j’admirais inlassablement son sillage et j’entassais toutes ses belles couleurs dans mes mémoires de voyage. En fin de vie, quand on l’a coulé, c’est un peu de moi qui suis parti mourir dans les grands fonds.
Oui, la lumière était revenue, le ventilo s’était remis en route ; le côté pile de l’étrave était plus que flamboyant…