C’était plus une sinécure de bosser pour la société FC. & Co. Il y a longtemps, bien longtemps, le fondateur avait monté une p’tite boîte tout ce qu’il y avait de plus familial, du temps du « rêve américain ».
Une sorte de réussite à la Henry Ford. Un concept bien cool et bien rôdé. Les livraisons se faisaient toujours dans les temps, grâce à une main d’œuvre dévouée et nombreuse, recrutée dans les forêts du grand nord : le fameux Lobby Unique de Traitement et d’Intervention de Noël. La compta se faisait à la main et le véhicule non motorisé tiré par des ruminants emboisés était la signature de « l’enseigne au gros bonhomme ».
C’est alors que le boss de l’époque s’était fait mettre le grappin dessus par une holding internationale, des marchands de rêve vendant une boisson brunâtre légèrement décapante pour les boyaux, et dont la composition n’a jamais été clairement établie…
Depuis, outre que cette omerta économique avait fait stipuler sur les contrats que les représentants de la marque devraient désormais porter du rouge, et non plus le vert sapin qui avait pourtant fait sa réputation, le rêve était devenu un affreux business. Et pour nous, les elfes, chargés depuis toujours de prospecter pour Father Christmas & Co, afin de préparer les commandes, le taf était devenu infernal. Tout le contraire d’une sinécure, je vous dis !
Les mômes à présent tapaient leur liste sur Word et la scannaient en PDF via Facebook ou Skype. La souris n’avait plus de dents, la tablette n’était plus en chocolat. L'application n'était plus une qualité scolaire depuis un bout de temps, mais un truc qu'on achetait sur internet. Et pour mettre du rêve dans les yeux des enfants, il aurait fallu qu’on soit des super héros virtuels et intergalactiques.
Tiens ce jour-là, Maurice et moi (oui, mon collègue s’appelait Maurice, et alors ?) nous étions entrés par la fenêtre d’un petit appart miteux de trois pièces en banlieue parisienne.
Une mioche qui devait faire ses cinq ou six piges se tenait là, assise devant une fausse cheminée kitch et en kit de chez Ikéa, avec bûches électriques du plus bel effet.
« -Salut, qu’elle nous dit. (Même pas étonnée. Même pas peur.)
-Bonjour, c’est quoi ton p’tit blaze ? que j’dis, m’attendant à Sophie ou Isabelle. (j’dois vieillir !)
Et là, par la barbe du patron, Cecil B. Fatherchristmas lui-même, je veux bien donner tout ce que j’ai si j’ai jamais entendu un discours pareil. Sa drôle de petite voix résignée me résonne encore dans la calebasse.
-J’m’appelle Ashley pour ma mère, mais mon faux papa préfère m’appeler Beverly , rapport à son ancienne copine qui s’appelait Ashley comme moi et à qui il a rectifié la tronche à coup de démonte-pneu, ce qui lui a valu cinq ans de placard. Mon vrai papa est parti faire des courses avec une amie de ma mère, il y a deux ans mais il est pas revenu, vu qu’il y avait pus d’essence dans la voiture et que de toutes façons il était bourré donc il a perdu son permis, et sûrement aussi le chemin de la maison. Ma mère travaille la nuit et mon beau-père le jour. Enfin c’est c’qu’il dit à ma mère mais comme elle dort, elle voit pas qu’il reste toute la journée à jouer au poker en ligne et à boire des bières, là il est sorti en acheter justement. Des fois, j’ lui dis, pourquoi tu travailles pas comme maman au Sofitel, à faire tout bien propre dans les chambres ? Il me dit moi mon métier c’est « chômeur spécialité assedic ».
-Que voudrais-tu pour Noël, mon enfant ? demande Maurice de sa voix professionnelle pour recentrer un peu le débat.
-Moi ? je voudrais une pipe.
-Quoi ? c’est pas un cadeau pour une mouflette, ça !
-Non, mais c’est pour donner à ma mère. Ma mère elle arrête pas de dire que « l’autre avec une pipe elle est devenue millionnaire et qu’au moins c’a été la fin de tous ses problèmes » alors… moi je veux une pipe. »
Maurice et moi, on s’est regardés tristement abasourdis.
Le boulot d’elfe n’était décidément plus du tout une sinécure…