Un jésuite (Célestine)
Un petit matin d’octobre au collège Saint-Sulpice.
Saint Supplice disent les élèves...
Le redoutable père Gilbret, vieux professeur de lettres atrabilaire, rend leurs rédactions à ses élèves.
***
Ah ! Monsieur JC… (Oui, notre ami a signé sa copie de ses initiales…Sans doute a-t-il cru spirituel de jouer avec leur sainte homonymie…)
Je lis votre chef d’œuvre, monsieur JC :
"Alors, tous les arbres frémissent"...
Voilà un incipit d’une navrante banalité (mais oui, voyons, c'est de la bouillie, de l'image d'Epinal... du Richard Clayderman! Que dis-je, du Clayderman ! C’est de l'André Rieu! ) Et pourtant ce n'est qu'un désolant début, et vous n'avez encore rien entendu...
"...Le grand véréfour"...
Mon pauvre ami...qu'est-ce que c'est que cette élucubration? Je suppose que vous parlez d'un oiseau! Mais enfin, il en manque, honnêtement, des espèces de grands oiseaux, dans le dictionnaire ? Ah mais, jeune impertinent, la vérité scientifique ne vous inquiète guère, apparemment ! Vous aviez le choix entre le grand tétras, le grand duc, le grand lagopède des Alpes...vous rendez-vous compte que vous avez tout bonnement créé une espèce? Vous prendriez-vous pour Dieu le père? Décidément, quelle prétention... quel blasphème!
Où en étions-nous ?
"Qui porte le nid"...
Ah oui, le nid...c'est sans doute pour cela que j'ai pensé à un oiseau. Mais c'est une fâcheuse association d'idée, en fait. Car enfin, d'où tenez-vous qu'un oiseau "porterait" son nid? Il le construit, soit, il l'arrange, il l'orne de duvet...mais le porter... Vous avez déjà essayé, vous, de porter quelque chose SANS BRAS sombre idiot? Avec seulement deux misérables ailes? Et d'ailleurs, où le porte-t-il comme ça? Il ne pouvait pas réfléchir ce crâne de piaf, à choisir un emplacement convenable, avant de le bâtir ?
Tssss...Bon admettons. Je poursuis:
"Retient son souffle..." Oui, retenez-le, je vous le conseille, car vous n'êtes pas au bout de vos peines! Il me faut, pour ma part, avoir le cœur bien accroché pour supporter les apnées répétées que me provoque la médiocrité galopante des élèves, de nos jours...le niveau baisse, hélas, si lamentablement…
"Se referment les tapinoufles..."
Mon dieu, mon dieu...mais mon pauvre ami, il va vous falloir m'expliquer ce que c'est encore que ces fariboles ? En voila bien d'une autre! Qu'entendez- vous donc par ce substantif farfelu? Des fleurs? Des vêtements ? Des chaussures? Des habitations exotiques? Des bouches en cœur? Des coquillages? Et pourquoi se refermer comme ça, tout à trac?
Croyez vous qu'il suffise d'aligner des syllabes sans queue ni tête pour faire une rédaction ? Des tapinoufles...pourquoi pas des zycomeles ou des rubidanes? Vous voyez? Moi aussi, je suis capable d'inventer des mots, c'est à la portée du premier imbécile venu! Vos camarades apprécieront, j'en suis certain, combien vous sombrez là dans la plus consternante des facilités... Mais attendez la suite:
" ...Et les ronils à pois bleus .... " alors là, c'en est trop! Je crois hélas que je vais devoir en référer à Monsieur votre père, au sujet de certaines substances illicites qu'il doit absolument vous défendre d'absorber. Une petite conversation qui je l'espère vous remettra les idées en place...ne me dites pas que vous n'étiez pas sous l'emprise d'une quelconque drogue pour écrire ce genre de délire ! Des ronils à pois bleus...ciel! Cela change à tout le moins des sempiternels éléphants roses! J'aurai vraiment tout ouï dans ma carrière! Nous nageons en pleine fièvre, c’est un accès de paludisme...je présume que vous vous procurez cette espèce de champignons hallucinogènes sur internet, ce fâcheux support de Satan? Pffff.
...s'évanouissent". Apothéose de la nullité...on n'a plus d'idée, alors on fait s’évanouir le sujet...Point final du "chef d'œuvre" de notre jeune ami. Eh oui, tout à une fin, et cela abrège heureusement nos souffrances respectives... Je crains fort que ce ne soient vos chances de passer dans la classe supérieure qui s'évanouissent ...je vais même vous dire crûment la vérité:
Ce n'est pas avec ça que vous réussirez dans la vie, Charpentreau!