Les dragons de Tolkien (Minuitdixhuit)
— Mouais… avait dit le Docteur, c’est que votre garçon, il est tout simplement en train de devenir un homme.
J’avais le short et la culotte aux chevilles et il inspectait scrupuleusement mon zizi.
— Tout va bien, c’est que votre garçon, il est tout simplement en train de devenir un homme, avait-il répété à ma Mère au visage défait. Faut lui donner des vitamines, il va en avoir besoin, et aussi des jaunes d’œufs crus et beaucoup de sport.
C’est la bonne Angolaise qui avait tout cafté en exhibant, rigolarde, le pantalon de mon pyjama sous les yeux effarés de Maman.
— Ah, ça, c’est une belle carte du Portugal, y’a même les colonies, le Brésil, le Cap-Vert et là c’est Timor… se réjouissait-elle de ses admirables gencives.
De larges taches aux contours géographiques constellaient le tissu et moi je me demandais bien ce qu’il était en train de m’arriver.
À peine sorti du cabinet de médecine, j’avais été propulsé au presbytère.
— Mouais… avait dit le curé, c’est que votre garçon, il est tout abominablement en train de devenir diabolique.
J’avais cadenassé d’un triple nœud mon short, mais j’avais peur malgré cela que son âme perçante dénonce les deux poils roux qui m’étaient poussés en si peu de temps.
— C’est épouvantable, votre garçon, est en train de devenir onanique, avait-il affirmé à ma Mère au visage mortifié. Il perforait d’un doigt moite la Bible ouverte sur Genèse 38-9-10. « Ce qu’il faisait déplut à l’Éternel, qui le fit aussitôt mourir. »
— Faut lui attacher les mains dans le dos quand vous le couchez, il va en avoir besoin, et aussi des pénitences de pain dur et beaucoup de confessions. Qu’il vienne faire contrition tous les… (il consultait son carnet)… Jeudis, à 18 heures, après les scouts.
Je n’imaginais pas que cela fut grave à ce point.
La nuit, dans mon lit, avec la lampe de poche que je m’étais bricolée selon le modèle du manuel des Castors-Juniors, je lisais avidement les Contes Inachevés de Tolkien et voilà qu’à présent on allait me lier les poignets pour m’empêcher de rêver.
Maman ne m’avait infligé ce supplice qu’un seul soir et cela n’avait servi à rien. Pendant mon sommeil, comme chaque fois, j’avais combattu le Dragon de Fer de toute mon énergie, faisant rempart de mon corps à ses morsures, protégeant avec un courage inouï la Laure, ma petite camarade de classe qui pourtant me malmenait dans la cour de récré. Mais c’est ainsi que mes rêves me concevaient, défendant la fragilité contre la terreur, me sacrifiant valeureusement pour la vertu d’une Princesse ingrate…
De ces combats oniriques, j’émergeais en sueur et en larmes, tremblant, poisseux, mais vainqueur du Dragon Infernal vaillamment terrassé.
Il me faut avouer que j’avais une arme secrète. Quand il s’y attendait le moins, de ma lance magique je l’aspergeais de l’épais jus de navet qui bouillonnait dans mes veines et le monstre subjugué s’écroulait dans des râles éloquents que je n’ai à nouveau entendus que bien plus tard dans mes nuits d’adulte et curieusement, plutôt dans les moments de la câline compagnie de Laure.
Mais cela est une autre histoire.
Voir le Monde (Minuitdixhuit)
C’est de là que je peux voir le Monde.
Il ne lève pas souvent le nez, toujours à fixer la pointe de ses chaussures ou à fermer les yeux bien fort, parce que sans doute qu’en priant bien fort, il vaut mieux qu’il garde les yeux clos, des fois qu’il apperçoive la vanité et la vacuité de ses jérémiades adressées au ciel.
Moi, Maline, je préfère me tapir dans ce haut de l’église qui est déjà un peu plus près de ce ciel qui ne m’attend pas, mais qui n’a pas l’air d’attendre grand monde de ce beau Monde prosterné.
Il y a la Bigote qui boit le Diacre qui boit le Curé qui boit l’Évêque qui boit le Pape qui boit le Saint-Esprit qui boit Dieu et bien sûr, Dieu rince son verre sans avoir besoin de vénérer personne pour cause de hiérarchie sommitale et j’ai bien compris que c’est à lui qu’il faut s’adresser, ou même à pas s’adresser du tout, parce que ça, Grand-Mère me l’a appris :
— Pense avec ton cœur, Maline, pas avec les boniments des montreurs de médailles miraculeuses.
Grand-Mère, elle n’y croit plus trop aux miracles, depuis que son premier a été emporté par la tuberculose, son second tombé sur le front des Flandres, il ne lui est resté que ce petit-là que les cochons n’ont pas voulu manger, pas très vaillant, pas très malin, mais c’est son fils et c’est mon Père, ça m’a permis d’être et je sais que Grand-Mère est, pour si peu de ça, heureuse. Il lui a donné sa préférée : moi.
Bien sûr, c’était pas compliqué, sans frères ni sœurs je suis la seule rescapée de cette famille de vivants-morts, Grand-Père parti dans la boîte en bois, Maman dans la belle maison où on va la voir tous les Dimanches, avec Papa et son bouquet de fleurs et on la retrouve dans le grand parc :
— Mais qu’elle est jolie cette petite fille, mais comment s’appelle-t-elle, Monsieur ? Et ces fleurs ! Vous êtes aimable, Monsieur, si seulement mon mari venait me voir de temps en temps avec un si joli bouquet, vous savez, je suis mariée, mais bien sûr… Les hommes… Vous, vous n’êtes pas comme eux, hier aussi, un Monsieur est venu, mais sa fille et ses fleurs étaient épouvantablement laides, pas comme celles-ci… Mais qu’elle est jolie cette petite fille, mais comment s’appelle-t-elle, Monsieur ?
Papa, il est jardinier, alors les fleurs c’est son métier, heureusement, parce qu’elles sont apaisantes pour lui et pour Maman, et gratuites. Avec tout ce qu’il lui offre comme fleurs, il y a longtemps qu’il n’aurait plus les moyens de revenir saoul du café. Il est gentil, triste, mais gentil. Il s’assoit à la table de la cuisine, moi, j’ai fait de la soupe aux pâtes, c’est facile à faire et c’est la seule chose que je sais faire, alors je le regarde qui mange et qui pleure. Papa, il ne sait faire que trois choses, bêcher les jardins, pleurer Maman et boire sa soupe de peine. Mais ce sont les mêmes trois choses.
Alors moi, Maline, je préfère me tapir dans ce coin d’église qui est déjà un peu plus près de ce ciel qui ne m’attend pas, mais qui n’a pas l’air d’attendre grand monde de ce Monde.
Je ne suis pas bien grande, mais, si c’est Dieu qui a décidé de tout ça, je crois que je peux faire un peu mieux, sans me vanter.
Chenille Music Express (Minuitdixhuit)
Jojo avait dit :
— C’est quoi ? Un ballon en or sur une fusée Atlas ? Ça, j’en crois pas mes yeux, waouh, c’est la classe !
Moi, j’avais la honte parce que les USA avaient gagné la Coupe du Monde Féminine de Foot et que, naturellement, j’étais pour la France et ça me plaisait qu’à moitié d’être un peu inférieur à Jojo, malgré notre âge. On avait 22 ans à tous les deux, et moi 11 et quart… Donc…
Jojo, ce qui me sauvait, c’était son accent, ça faisait marrer mes copains.
— Eh, la fille, elle mâche tout le temps et elle sait même pas dire cheuvaingume comme tout le monde.
Elle était meilleure en Français que la plupart au village mais elle avait parfois besoin d’un interprète.
Je l’aurais bien défendue aussi, mais elle était assez balaize pour ça, plus que moi, et c’est elle qui avait filé un pain dans la tronche à Gros Bernard, pas moi, et ça il l’avait pas vu venir, mais bien cherché, à toujours se moquer d’elle.
Le GB, il avait la haine de s’être fait ponché par une gamine épaisse comme une affiche alors il faisait genre amnésie et je me suis accusé à la place de Jojo. Parce que c’est comme ça qu’on devait faire m’avait expliqué Grand-Mère, Allons ! Nous les Enfants de la Patrie. C’était la grandeur de notre nation, nos bras vengeurs pour protéger les filles et les compagnes, la veuve et l’orpheline.
Jojo, elle s’en fichait, elle était pas orpheline, mais Américaine, c’est tout comme, expliquait Papa qui écoutait souvent la radio.
— Ces gens-là, ils n’ont pas de passé, comme qui dirait, pas de parents, c’est pour ça qu’il faut pas leur en vouloir, ils n’ont pas eu de la bonne éducation ancestrale, comme toi, mon garçon.
Moi, j’en étais pas si sûr, mais je voulais pas me faire disputer.
Elle était en vacances de par chez nous, moi aussi, mais moi, de par chez moi. Comme répétait souvent Papa,
— Quand on a ce qu’on a, c’est pas la peine d’aller se chercher des Amériques ailleurs.
Et Maman, qui était de bien plus loin que le bourg d’à côté, levait les yeux au ciel.
J’avais accompagné Jojo à l’église du village, elle me l’avait demandé, parce que jouer aux covebois et aux Indiens, ça l’intéressait moyen et moi aussi. Elle m’avait murmuré :
— C’est des trucs bizarres qui s’y passent, il paraît.
Moi, j’étais pas au courant, alors j’avais confirmé :
— Oui, vachement bizarres.
Elle m’avait regardé… bizarrement…
— Des trucs avec des vaches ?
J’étais assez content. C’était la première fois que je parvenais à la surprendre.
Bon, finalement, la fusée au ballon Coupe du Monde lui avait fait penser à autre chose et c’était mieux ainsi qu’une sordide histoire de vaches et j’étais rudement rassuré.
Alors, le soir, à la fête au village, comme Papa m’avait donné 5 Francs, on était monté dans une voiture de la Chenille Music Express, celle qui accélère et se couvre d’une bâche verte au bout du troisième tour et qui inquiète les parents parce qu’en dessous, il s’y passe des trucs bizarres, paraît-il.
Et au bout du troisième tour, sous la toile, Joye m’avait embrassé comme jamais j’ai encore oublié. Pas un baiser de Grand-Mère, mais comme elle m’avait dit après :
— À la Française, Béééïbi !
Ça devait être une coutume ancestrale Américaine.
Et de toutes ces vacances, j’ai jamais recraché son cheuvaingume.
Tyrotrypophobie (Minuitdixhuit)
Bien sûr, a priori, cette image ne devrait pas susciter l’impression de peur, mais c’est bien de cela qu’il s’agit pour moi.
Déjà le cochon rose de la semaine dernière m’avait laissé un sentiment douloureux. J’aime le rose. J’aime les cochons, qui ne peut pas les aimer ?
Mais pas les bouteilles de gaz. Peut-être leur poids quand j’allais en chercher une chez monsieur Larby, l’Arabe du coin de Bab-El-Oued, « Larby, charbon, gaz et pétrole » en lettres rouges sur fond bientôt noircit. Peut-être leur bruit quand, dans les nuits, elles explosaient contre la devanture d’un Francaoui pro-FLN ou d’un Algérien pro-Français et que les gosses que nous étions entonnions en chœur « strounga ! » alors que nos parents terrorisés n’avaient même plus les forces de nous demander d’arrêter de chahuter en pyjama sur nos matelas à même le sol.
Voilà que maintenant le bon Walrus, Dieu des lettres dans la mythologie Outre Quiévraine (peu connue, je vous le concède) nous fourgue une pâte photographique assez confuse dont ressort, bien évidement un trou, ne me dites pas que votre œil ne s’y est pas posé directement.
40 ans de psychanalyse hebdomadaire m’ont coûté le prix d’une belle maison et sans doute donné la chance de rester en vie, avec à peu près de quoi résister pour les années à venir, si vous m’aidez.
Donc le trou.
Je ne vous parlerai pas de ma grande sœur, elle avait 14 ans, moi 7, et le jeu du docteur consistait, pendant la sieste familiale, à y introduire de petits objets, comme la tige de mon fanion du Racing Club d’Ameur El Ain, mais moi je n’étais pas trop d’accord et j’avais peur pour mon fanion. Pourtant je le faisais, ça la faisait trembler mais elle avait l’air d’aimer cela. Une grande sœur, c’est un modèle non ?
Donc les trous.
Ah, oui, je ne saurais pas comment vous l’expliquer, tant cela peut paraître ridicule, c’était ceux du fromage. Bien sûr, si vous avez été élevés à la « Vache qui rit » des hypermarchés vous ne pouvez pas comprendre et je ne vous en veux pas.
Maman achetait le sien à la coupe dans le passage Franchet d’Espèrey chez la crémière « À la belle Lochoise ».
J’ai vu récemment à la télévision une publicité où un fromager de pacotille plantait une sorte de fanion du Racing Club d’Ameur El Aïn, mais avec une croix blanche sur fond rouge, dans le cœur d’une meule d’Emmenthal.
Je me suis alors remémoré cet autre passé douloureux.
Pour une raison que j’ignore (40 ans de psy sans aborder le sujet) ces trous, ces alvéoles, ces orifices, ces vides, ces non-existences que je découvrais quand ma mère me servait ma part, me terrorisaient…
Mais pas les trous dans nos murs, pas les trous des vitres explosées, pas les trous de la devanture calcinée de monsieur Larby, pas les trous béants des âmes survivantes, pas les trous dans ma tête.
À présent, j’ai bouché. Ça m’a pris du temps.
Ma Marseillaise (Minuitdixhuit)
On était cinq, en ligne.
Je ne sais pas pourquoi j’étais là, sans doute parce que Maîtresse avait pensé que je chantais bien et que Monsieur l’Inspecteur d’Académie aimait être accueilli par des chœurs patriotiques.
Samira chantait bien. Ah ça oui, elle chantait bien. Avez-vous entendu le grelot de sa voix ? Il termine par une arabesque qui me tire des larmes. Maîtresse :
— Tu arrêtes de pleurer ! T’es pas un homme ?
Non, je ne savais pas à l’époque que j’étais un homme et qu’un homme, ça ne chougne pas… Samira me regardait du coin de son œil. Elle me murmurait avec son cœur en forme de coin d’œil :
— T’es un homme.
Je n’ai compris que plus tard qu’elle me disait :
— T’es mon homme.
Et qu’elle était amoureuse, autant que moi, mais le temps de la guerre était venu et ce n’était plus possible d’aimer. Non. Possible, peut-être. Mais interdit.
On était cinq en ligne.
Je ne sais pas pourquoi j’étais là, sans doute parce que Maîtresse avait pensé que je chantais bien. Maîtresse, c’était ma mère. Ça explique peut-être pourquoi j’étais là au lieu de payer la bonne à me garder à la maison.
Ben Chetrit était mon meilleur copain et il chantait en levant sa tête de gros lard Juif et j’essayais de l’imiter en ouvrant large la bouche. C’est sans doute ça qui m’a perdu.
Il y avait aussi Marie-Louise, une Maltaise maigrichonne, et Albertino un Sicilien dont la mère confectionnait les meilleurs beignets du monde.
Je sais qu’à présent ça me choquerait qu’on définisse les gens par leur origine, mais c’était comme ça qu’on m’avait appris.
La mère de Ben Chetrit nous bénissait dans une langue venue d’outre-tombe en tricotant éternellement des camisoles à rayures bleues et blanches que je n’ai jamais vu portées par personne. Sauf à la télé, mais le noir et blanc des documentaires sur des fantômes en cage ne mettaient pas bien en valeur les ouvrages de Madame Ben Chetrit.
Celle de Marie-Louise nous filait des sucreries écœurantes en forme de Jésus crucifié qui ont cauchemardé mes nuits, comme encore elles le font quand je me réveille en sueur, la tête atrophiée d’un Christ mou collée à mon palais et tentant de m’étouffer pour tous mes péchés inconfessés, ses pieds décloués battants comme ceux d’une grenouille à moitié dévorée par le serpent infernal que je suis devenu.
— Mange, tu viens gros.
C’est tout ce dont je me souviens de son Français et de cette Eucharistie de guimauve.
Celle d’Albertino me réjouissait. Avec son martinet à la ceinture, elle nous courait après, finissait par nous attraper et, dans les effluves troublants de lingerie fraîche, en nous paralysant entre ses énormes mamelles, nous faisait ingurgiter un beignet de plus. Je sais pourquoi à présent les seins des filles ont toujours eu pour moi un goût risqué de course-poursuite, un enivrant parfum de fleur d’oranger et une douceur violente en bouche.
La maman de Samira posait son doigt sur nos fronts avec un air triste :
— Vous êtes tous mes enfants.
Les Arabes, à cette époque, étaient tristes. Je retourne en Algérie, j’y vais pour tenir la main de la vieille Fafa, la maman de Samira, qui n’aura jamais eu le temps de ne pas être triste, parce qu’elle a perdu sa fillette juste à la fin de la guerre.
Elle me dit avec l’air de faire semblant d’être heureuse :
— Vous êtes tous mes enfants.
L’air perplexe, Maîtresse passait et repassait devant nous alignés, nos bouches grandes ouvertes sur l’hymne qu’elle nous inoculait comme on inocule un vaccin, ou un virus, pour faire de nous de parfaits Français.
À ses allers-retours suspicieux, on avait compris qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans la chorale. Elle nous avait demandé de chanter seul, chacun notre tour.
D’abord Ben Chetrit avec sa voix qui dépassait le mur du son. « Allons Enfants… »
Le tour d’Albertino. « … de la Patrie, hi heu… » Il goualait comme son père le dimanche après-midi dans son costume blanc, les yeux fermés et la main sur le cœur, dodelinant de la tête. Ça nous a donné le fou-rire et provoqué l’agacement de Maîtresse.
Marie-Louise avec ses grands yeux qui priaient éternellement un Dieu en sucre d’orge. « … Le jour de Gloire… »
Puis, Samira, « … est arrivé ! » mais j’ai ravalé mon émotion de l’entendre, je suis un homme. Non ?
Et mon tour. On allait voir ce qu’on allait voir, comprendre qui j’étais malgré ma timidité maladive. Samira m’encourageait du regard et Ben Chetrit me faisait signe de bien ouvrir la bouche :
— « Contre nous dans la tirelire, les têtards sans dents élevés… »
Au regard furibond de ma mère, j’ai compris que c’était moi qui clochais dans ce chœur patriotique.
Andropause (fiction, bien entendu…) – Miguel dit « Minuitdixhuit »
Tu es un Chevalier, tu te lèves matin sonnant, d’un seul bon, comme d’hab. Ton épée, Excalibur, la sainte Excalibur roupille encore. Tu la secoues. Bordel, tu la secoues, elle ne se réveille pas.
Tu l’interroges : et la quête ?
Tu te souviens de tes dix ans, elle rutilait et tu savais à peine t’en servir. Mais à force du poignet tu en avais tiré quelque chose. Quelque chose, comme on t’avait raconté dans les dortoirs du pensionnat de garçons où tu avais grandi si lentement.
Et puis, tu l’avais enfin aperçue, au bout de ta quête, cette exaltation, cette fin sublime et poisseuse. Déjà un souvenir.
Il s’est passé du temps, des désirs incroyables et des râteaux aux dents aiguisées comme des Graal de fraîches framboises sur papier imprimé.
Et, un soir, tu as cru enfin savoir à quoi elle servait cette drôle de chose qui allait et venait dans ton contentement, et aussi dans celui de la fille quand elle avait dit, oui encore, encore, encore… Encore un souvenir.
Tu te lèves ce matin, le rein grinçant. Ton épée, Excalibur, la sainte Excalibur roupille encore. Tu la caresses, tu la caresses, elle se réveille mollement.
Tu l’interroges : et la quête ? Mais tu connais la réponse.
Elle te sourit avec la tendresse d’une bonne compagne : t’as soixante-dix ans, mon brav’ Miguel… Qui quête encore à cet âge ?
Mérite (Minuitdixhuit)
Parce qu’il n’en parlait jamais.
— René, tu y as droit à la médaille de la Résistance, il suffit que tu la demandes, disait Maman.
Mais Papa ne répondait rien.
Et puis elle a arrêté de le lui répéter. Ça l’a soulagé, mon Père, ce Héros…
Il avait attrapé ce cancer qui te fait expliquer :
— J’y avais droit, mais je ne le méritais pas.
Alors il m’a raconté. La mort annoncée est forte. Plus que celle du combattant.
— Tu t’es battu ?
— Oui, mais pas contre mes inconsciences.
Papa est vert, sur les draps blancs. Il règne une odeur de rayons X et d’attentions précaires. L’infirmière est belle, plus jeune que moi et elle est même plus triste que je pourrais l’être parce que : elle sait.
Moi, grâce à Papa, j’ai toujours rêvé. Et il m’a dit ce que je n’avais jamais su :
On m’a envoyé au STO, je n’étais pas plus malin que les autres, je ne me suis pas débattu, les occupants, les vainqueurs, j’avais dix-huit ans et un jour, c’est comme les parties de pétanque, il y a un perdant, c’était à mon tour de payer la tournée.
Ça ne m’a pas plu. Je ne savais que tailler la vigne. À Funkingen, ils faisaient de l’orge. La fermière avait perdu son homme en Russie. Moi, j’étais un cochon parmi ses cochons.
Alors j’ai pris le chemin du retour. Sans vache avec le prisonnier. Il suffisait d’un train. Pour moi, ça a marché. Je suis retourné au village dans un wagon à bestiaux, vide. Va savoir pourquoi on faisait rouler des wagons qui puaient l’urine, vides de toute vie, dans ce sens.
Pierre était vraiment stupide, dernier en classe, à dormir. Nul en tout sauf en gym, il avait fini milicien.
— René, tu peux pas rester là. Maintenant que tu t’es évadé. J’ai des ordres. Je viens te chercher demain matin, à 6 heures. Et puis tu risques. Sauf si…
Au comptoir du Café des Platanes, on a continué à taper la discute, surtout de foot. Nos avis divergeaient sur Joaquín Valle Benítez.
J’ai mis mon réveil à 5 heures et j’ai bien dormi.
Les yeux pleins de colle, dans la rue déserte à cette heure, je n’avais que deux choix. Un côté, l’autre. Je n’en savais rien, j’avais surtout envie de retourner dans mes draps.
En descendant, je serais arrivé à la caserne de la milice. Facile de m’engager. Intouchable pour la suite.
En montant, je retrouvais le ruisseau de mon enfance, de mes souvenirs d’école buissonnière.
J’avais une décision à prendre et ça m’a toujours ennuyé d’improviser. La date pour désherber, celle pour tailler, celle pour sulfater, celle pour vendanger, c’est la même tous les ans depuis l’invention du servage. C’est comme l’heure du 20 heures. C’est 20 heures pile. Pas de surprise. Ça me va.
Malgré l’heure matinale, sur le pont, il y’avait Charles avec son air de certificat d’études. Je l’aimais bien. Pas plus que ce crétin de Pierre. En fait, j’ai toujours aimé tout le monde. Dans la classe unique de Monsieur Martin, il y avait tous les gamins du village. Pierre et Charles en dernière année de Primaire apprenaient les départements, moi en cagueux, je tirais la langue à faire des pâtés en guise d’alphabet.
— On t’attendait. Tu sais que t’es dans la merde, René. Viens avec nous maintenant. Au moins ça épargnera la vie de Pierre. Pour l’instant.
Il y avait des ombres de fusils dans les bosquets. Et je l’ai suivi. Surtout à cause de la rivière, j’aimais bien ses reflets, dans l’aube de quelque chose. Ce que j’ai fait après, je ne l’ai pas fait exprès.
La médaille, j’y avais droit, mais je ne la méritais pas.
Johnny Hallyday (Minuitdixhuit)
C’était à cause de Papa.
En fait, c’est lui qui avait dessiné les plans de la maison et puis qui en avait bâti une bonne partie des murs, le soir après le travail et les dimanches avec l’aide de monsieur Oliveira, le voisin d’en face, pendant que moi je repassais mes devoirs dans le deux pièces du HLM.
Maman rapetassait des culottes en me surveillant du coin de sa tendresse, comme si elle avait peur que tous ces mots que j’écrivais dans une langue qu’elle ne savait pas lire m’ammènent encore plus loin sur le chemin et me sépare d’elle comme ils l’avaient éloignée un jour de sa famille et de son pays. Même s’il n’y avait plus de Méditerranée à traverser, Maman n’était pas assez forte en géographie pour ne pas s’inquiéter et moi je lui montrais la carte de l’Europe avec fierté. Mais je sais maintenant que pour elle ce n’était pas grand-chose d’autre qu’une illusion indéchiffrable et de lourdes valises, de lourdes souffrances, malgré les jolies couleurs des pays merveilleux et que chacun des pointillés qui reliaient Dakar ou Alger à Paris n’étaient que des margelles au bord d’un gouffre.
Papa avait fait trois chambres comme pour avoir les nombreux enfants que Maman en larmes n’avait pas pu lui donner et une salle de bain avec un bidet comme les riches. Et puis une cuisine, une grande salle à manger et un petit bureau mystérieux.
— C’est bour ta, bour ti fire boulitecnique, avec li bou zouniforme dou quatourze jouillet.
Bon. Je n’ai pas fait Polytechnique, mais j’ai quand même un peu appris des choses.
Un dimanche matin qu’il avait un tour de reins, on était allé ensemble au marché à la brocante. Maman était fière de montrer à la fois son beau mari, même s’il était un peu tordu, et son trésor de fils, bien peignés tous les deux. Papa avait un peu honte de se promener avec sa femme, je le sais maintenant, mais c’était comme ça à l’époque. Ses amis jouaient au tiercé dans les cafés, plus personne ne joue aux dominos dans les cafés, Papa était vachement fort aux dominos. Et lui, il me tenait par la main pour que je le rassure. À huit ans, on rassure son Papa calleux qui a connu deux guerres et des tas d’humiliations. C’est ça l’avantage d’avoir une petite main de huit ans à serrer.
— Dimande li lo bri.
On était rentré à la maison avec au moins quarante kilos de Savoir, mon Papa était très fort en Culture Physique. C’était une dizaine de volumes de dictionnaires d’occasion : L’Encyclopédie socialiste, syndicale & coopérative de l’Internationale ouvrière. Édition Aristide Quillet - 1913. Le prix demandé n’était sans doute pas exorbitant.
Il les avait rangés dans une sorte de placard vitré que lui avait vendu monsieur Oliveira.
— C’est bour ta, bour ti fire boulitecnique, avec li bou zouniforme dou quatourze jouillet.
Et puis, la télé en noir et blanc, avec plein de postillons scintillants sur l’écran bombé (c’est monsieur Oliveira qui l’avait fourguée à Papa) avait montré l’émeute au concert de Johnny Hallyday à l’Olympia. La foule était istérique.
Istérique. Pas trouvé dans L’Encyclopédie socialiste, syndicale & coopérative de l’Internationale ouvrière. Édition Aristide Quillet - 1913.
J’ai encore du mal avec les mots pleins de « H » et de « Y ».
Xérès (Minuitdixhuit)
— Tchérès, qu’ils disent, je te dis !
— Pas du tout : Rrrrrérès... J’ai interrogé ma bonne, Rrrrosa Dolorrrres, alors je sais de quoi je parle !
— Et moi, c’est le maçon qui refait ma salle de bain qui me l’a dit : Tchhhhhhhérès… Comme « El ingenioso hidalgo don QuiXote de la Mancha », Don Quichhhhote, pas Don qui rote !
Il est fier de sa culture, il savoure le point qu’il vient de marquer. Mais la femme est retors.
— Oui, mais au noir, tu fais travailler ton portos au noir !
— Ah, oui… Toi ton espingouine, bien sûr, tu la déclares…
— Non, mais la question n’est pas là, je n’ai pas supplié la chiquita de venir laver mes culottes…
— Ni moi, demandé à mon émigré la grâce de réparer mes chiottes. Bien content encore qu’on les paye, non ?
Il reprend une lampée du breuvage ambré. Elle hausse les sourcils imperceptiblement, car son verre est vide et son lifting récent. Au bord de la piscine, ils exposent au soleil leurs excédents pondéraux badigeonnés d’huile indice 20, engouffrés par des chaises longues prêtes à craquer d’indigestion bourelesque. Elle s’empare de la bouteille, remplit sa coupe à ras bord puis examine avec attention l’étiquette dorée :
— Xérès… Tchérès… Rérès… Bon Dieu, la vie n’est pas simple avec toutes ces choses qui viennent sournoisement d’ailleurs et pas d’ici… De toute façon c’est pas ces étrangers qui vont nous apprendre à parler la langue : Gzéresse. Un point c’est tout.
— T’as raison, on est chez nous, alors y z’ont qu’à boire du Xiesling comme tout le monde !
— Ou du Xampagne !
En hoquetant de fou-rire, elle réajuste ses énormes mamelles dans son bustier à baleine puis ouvre sa revue à la page horoscope. Avec précaution, elle chausse ses doubles foyers sur son nez tout juste refait.
En souriant, il se gratte les boules dans son boxer en nylon d’où déborde le projet d’une nouvelle liposuccion puis reprend son journal à la grille des mots croisés. Avec lenteur, il remonte ses lunettes loupes sur son nez bouffi de couperose.
— Maladie de la ménopause, dont les symptômes sont les yeux et la bouche secs. En 15 lettres.
Elle avale une gorgée rapide qui l’engoue d’une brûlure sans larmes.
— Xérodermostéose.
Il ingurgite un trait de vin qui lui noue fébrilement la gorge.
— Collectionneur de potences et d’instruments de torture en bois. 16 lettres.
— Xylopentaxophile.
— Réaction ou sentiment de rejet des étrangers ou de ce qui provient de l’étranger. En 10 lettres.
— Gzénophobie ?
— Ça rentre pas…