Printemps 1956 (Minuitdixhuit)
Là, c’est la ferme vue depuis le château d’eau. Bien sûr, on n’avait pas le droit de gravir les barreaux de fer qui menaient à la dangereuse plateforme de la cime, à vingt-cinq mètres de haut. C’est mon père qui a pris la photo. La belle maison de Grand-Père, j’y suis né, et les plus petites autour. Toute la tribu, un clan. Mes parents, mes oncles et tantes et leurs rejetons : Claire, ma grande sœur qui, pour cause de Seconde Guerre, était cinq ans plus âgée que la smala des neuf garçons, frères, cousins. On avait tous des prénoms, bien sûr, mais on nous taquinait par des sobriquets cruels : Grincheux, Limace…
Moi, c’était Boulette.
La famille sortait les coudes serrés d’une souffrance pour entrer dans une autre : Colonie, Algérie, Mitidja. Et moi j’étais trop jeune pour comprendre pourquoi les adultes étaient aussi stupides.
Claire avait grandi d’un coup, comme après une pluie d’avril. Et il lui avait poussé des grandes jambes maigres et aussi des petits seins. Elle allait au collège. Pour nous les gamins, l’institutrice, c’était ma mère avec ses élèves, neuf petits Français. Et six Arabes, les fils et filles des meilleurs ouvriers de Grand-Père. Il en restait soixante autres qui ne sont allés à aucune école…
Après le goûter, dans la cour de la ferme, mes cousins galopaient après un ballon. Samira et moi, dans le sable de l’oued Bou Roumi, on préférait jouer aux osselets ou lire, relire « La dernière classe, Le mauvais zouave… »
— Je connais un nouveau jeu, tu veux essayer ?
Alors, j’avais pincé son menton et lui avais demandé :
— Vas-y, fais pareil. Je te tiens, tu me tiens… Le premier qui rira aura une tapette…
Elle avait levé les yeux au ciel d’un air désespéré.
— Ton jeu, c’est de prendre une claque si tu rigoles ? Elahy… Misère… Viens !
Elle m’avait saisi la main et entraîné sous l’arche du petit pont :
— On va jouer à rire.
Samira avait commencé à pousser des glapissements de chacal et cela, au début, m’avait effrayé puis fait sourire puis rire. Et mes rires, en résonnant amplifiés sous la voûte, avaient transformé ses cris en de vrais rires et, au bout d’un moment, il n’y avait plus rien d’autre que le bonheur de nos rires qui emplissait nos cœurs, la forêt d’eucalyptus et le ciel tout entier, bien au-delà des briques de ce petit pont et de tous ces bruits de guerre.
Un klaxon avait interrompu notre fête. C’était mon oncle sur la route. Samira était rentrée à pied.
Été 1956. On nous a dit que c’était un accident, puisque c’était défendu de monter au château d’eau. Claire était tombée du haut pendant la nuit et le curé n’avait pas voulu dire de messe à cause de la lettre qu’elle avait laissée. Mais je l’avais souvent entendue pleurer dans son lit depuis cette fois où elle s’était fait attraper en rentrant sur la pointe des pieds à minuit passé. Il y avait eu les cris de mes parents : déshonorée… avec un Arabe en plus… attend que le Docteur t’examine… si jamais…
***
On est rentré en Métropole et je ne me suis jamais vraiment accoutumé à cette nouvelle terre sans oued. Et un jour, Maman nous a quittés. Elle allait avoir quatre-vingt-dix ans dont cinquante de remords. Mon fils s’est occupé de vider sa maisonnette à présent en vente. Je n’avais pas le courage de le faire et ne voulais rien garder. Mais il a retrouvé et m’a donné le livre que j’aimais tant dans mon enfance, les « Contes du lundi ».
Quand je l’ai ouvert, une photographie est tombée. Claire dans une partie de jokari avec moi à Tipaza. Au dos, de sa belle écriture, mon père avait inscrit :
« Printemps 1956 – Boulette et la Grande Nouille ».
J’étais ému sans être triste. Peut-être les rires de Samira…