Voir le Monde (Minuitdixhuit)
C’est de là que je peux voir le Monde.
Il ne lève pas souvent le nez, toujours à fixer la pointe de ses chaussures ou à fermer les yeux bien fort, parce que sans doute qu’en priant bien fort, il vaut mieux qu’il garde les yeux clos, des fois qu’il apperçoive la vanité et la vacuité de ses jérémiades adressées au ciel.
Moi, Maline, je préfère me tapir dans ce haut de l’église qui est déjà un peu plus près de ce ciel qui ne m’attend pas, mais qui n’a pas l’air d’attendre grand monde de ce beau Monde prosterné.
Il y a la Bigote qui boit le Diacre qui boit le Curé qui boit l’Évêque qui boit le Pape qui boit le Saint-Esprit qui boit Dieu et bien sûr, Dieu rince son verre sans avoir besoin de vénérer personne pour cause de hiérarchie sommitale et j’ai bien compris que c’est à lui qu’il faut s’adresser, ou même à pas s’adresser du tout, parce que ça, Grand-Mère me l’a appris :
— Pense avec ton cœur, Maline, pas avec les boniments des montreurs de médailles miraculeuses.
Grand-Mère, elle n’y croit plus trop aux miracles, depuis que son premier a été emporté par la tuberculose, son second tombé sur le front des Flandres, il ne lui est resté que ce petit-là que les cochons n’ont pas voulu manger, pas très vaillant, pas très malin, mais c’est son fils et c’est mon Père, ça m’a permis d’être et je sais que Grand-Mère est, pour si peu de ça, heureuse. Il lui a donné sa préférée : moi.
Bien sûr, c’était pas compliqué, sans frères ni sœurs je suis la seule rescapée de cette famille de vivants-morts, Grand-Père parti dans la boîte en bois, Maman dans la belle maison où on va la voir tous les Dimanches, avec Papa et son bouquet de fleurs et on la retrouve dans le grand parc :
— Mais qu’elle est jolie cette petite fille, mais comment s’appelle-t-elle, Monsieur ? Et ces fleurs ! Vous êtes aimable, Monsieur, si seulement mon mari venait me voir de temps en temps avec un si joli bouquet, vous savez, je suis mariée, mais bien sûr… Les hommes… Vous, vous n’êtes pas comme eux, hier aussi, un Monsieur est venu, mais sa fille et ses fleurs étaient épouvantablement laides, pas comme celles-ci… Mais qu’elle est jolie cette petite fille, mais comment s’appelle-t-elle, Monsieur ?
Papa, il est jardinier, alors les fleurs c’est son métier, heureusement, parce qu’elles sont apaisantes pour lui et pour Maman, et gratuites. Avec tout ce qu’il lui offre comme fleurs, il y a longtemps qu’il n’aurait plus les moyens de revenir saoul du café. Il est gentil, triste, mais gentil. Il s’assoit à la table de la cuisine, moi, j’ai fait de la soupe aux pâtes, c’est facile à faire et c’est la seule chose que je sais faire, alors je le regarde qui mange et qui pleure. Papa, il ne sait faire que trois choses, bêcher les jardins, pleurer Maman et boire sa soupe de peine. Mais ce sont les mêmes trois choses.
Alors moi, Maline, je préfère me tapir dans ce coin d’église qui est déjà un peu plus près de ce ciel qui ne m’attend pas, mais qui n’a pas l’air d’attendre grand monde de ce Monde.
Je ne suis pas bien grande, mais, si c’est Dieu qui a décidé de tout ça, je crois que je peux faire un peu mieux, sans me vanter.