J’étais alors un garçon âgé de dix ans. Je me suis avancé vers l’autre enfant et je lui ai dit :
« Je sais pourquoi tu es comme tu es. C’est parce que tu es l’enfant du bout du trajet. Je vais te raconter ton histoire.
Tu es arrivé au village il y a quelques mois. Tes parents se sont installés à l’extrémité est du village dans un coin isolé. Tu n’étais pas très heureux d’avoir dû déménager, car tu aimais bien ta vie dans ton ancien village. Tu avais de bons amis, un professeur original et un lac plein de poissons.
Puisque ta nouvelle école était située à l’extrémité ouest du village, tu étais le premier à monter dans l’autobus scolaire et le dernier à en descendre le soir. Comme tes deux parents travaillaient à la boulangerie jusqu’à 18 heures, il avait été convenu qu’en attendant leur arrivée, tu ferais seul tes devoirs et tes leçons, après avoir pris un verre de lait et deux biscuits.
Le premier jour où tu es venu à l’école, tu étais intimidé et tu as très peu souri ou parlé. Le retour à la maison ce soir-là allait changer ta vie à tout jamais.
Dès le lendemain, tu affichais un air triste et buté qui ne t’a pas quitté depuis. Les autres élèves ont bien essayé de te parler, de t’apprivoiser, mais ils ont vite compris qu’il n’y avait rien à tirer de toi. Les invitations à partager leurs jeux ont cessé et ils t’ont laissé tranquille, se disant que tu étais un bien curieux garçon et que tu n’avais probablement pas toute ton intelligence.
Tes parents ont bien remarqué le changement qui s’opérait en toi, mais tu refusais de répondre à leurs questions et tu leur disais que tout allait bien, qu’ils s’inquiétaient pour rien.
De mon côté, quand j’ai appris qu’une nouvelle famille avait installé sa maison mobile à l’est de la nôtre, j’ai pensé que c’était le plus beau jour de ma vie. Et peu à peu, les autres écoliers et mes parents se sont demandé ce qui avait bien pu m’arriver pour que je devienne tout à coup plus souriant, plus joyeux, plus sociable.
Dès les premiers jours de ton arrivée à l’école, je t’ai observé sans arrêt et j’ai rapidement compris que ton tour était venu. Je te regardais et c’est moi que je voyais, comme dans un miroir. Oui, c’était maintenant toi l’enfant du bout du trajet. Tout comme la mienne, ta vie a basculé à la fin de ton premier jour de classe.
Tout comme il l’avait fait pour moi, le chauffeur d’autobus a garé son véhicule derrière ta maison mobile. À cet endroit, personne ne pouvait le voir. Il t’a empêché de descendre, a baissé son pantalon et t’a demandé de le toucher.
C’est cela ton histoire. C’est aussi mon histoire. C’est notre histoire à tous les deux. »
L’autre garçon pleurait depuis déjà un moment. Je me suis approché de lui, je l’ai serré dans mes bras et j’ai pleuré avec lui.
« Est-ce que tu vas m’aider? », me demanda-t-il.
« De toutes mes forces », lui répondis-je.