“Objets
inanimés, avez-vous donc une âme”, (Lamartine). Certes, et du feeling, un
langage, une personnalité et tout compte fait, du caractère!
Si isabelle
n’en doute pas, c’est que le coupe-papier aigu comme un stylet, rouge et or, qu’elle utilise
quotidiennement lui a donné depuis plus
de vingt ans la certitude qu’il devait lui percer le coeur. La certitude qu’en le lui offrant, celle qui
se disait son amie, le chargeait de toute sa haine. Alors que rien jusqu’ici ne
l’avait alertée, elle le comprit aussitôt, intuitivement, et aussitôt fit du
symbole maléfique, une force. Elle l’adopta comme s’il était son arme à elle,
Il devint son objet quotidien, sa chose, elle se l’appropria comme un défi, et
(par un effet de boomerang, peut-être?) quelques jours plus tard apprit de
façon totalement inattendue le travail de sape qu’avait entrepris sa collègue
pour l’évincer.
Isabelle
n’hésita pas une seconde: documents en mains, elle monta chez le patron,
abasourdi par son impulsivité et sa franchise mais stupéfait de ce qu’il
découvrait.
Je pars, pardon, je m’envole. J’ai des ailes, oui, oui, regardez bien, diaphanes, ourlées d’or, doucement nervurées. Aujourd’hui rien n’est normal, c’est un jour hors du monde, un jour imaginaire, un jour inventé où tout est permis, à condition d’établir une liste de courses poétiques. Je n’hésite pas, je vous la montre, j’ai tout noté :
- D’abord, le ciel de mon enfance. Il effacera tous les chagrins de ma vie.
- J’y ajoute une robe à crinoline. J’en ai tant rêvé ! La voici, dansante, parsemée de roses, découvrant les épaules, serrée à la taille, et belle, belle !
- Pour me contempler, le miroir des fées. Elles me l’offrent avec indulgence, il donne vingt ans à tout le monde, et me revoici prête à aller au bal.
- Comment oublier l’oiseau des îles ? Il chante, il virevolte, il enivre, il apporte le parfum des fleurs polynésiennes, il charme.
- Et pour l’accompagner, un air de guitare un peu guttural, un peu ardent, très sensuel et si évocateur !
- Une anthologie. Ils y sont tous, mes poètes d’autrefois, mes poètes de vie, ils me lancent une poignée d’alexandrins lorsque j’entrouvre le livre, un sonnet, une balade. Sans eux, que serais-je ?
- Enfin, pour m’accompagner dans ce périple qui m’entraîne , le regard bleu de mon amour. Ce regard perdu à jamais et retrouvé en cet instant où l’illusion est reine.
Je clos ma liste. Elle contient le bonheur du rêve. C’est bien.
Je conserve pieusement une boîte à boutons où se sont réfugiés des souvenirs, des coquetteries, des couleurs et des formes. J’y retrouve des petites perles frileusement cachées dans un sachet, pour orner une robe noire, un jour, peut-être…
Elles sont là depuis plus de trente ans, ces larges pastilles noires qui ont boutonné le manteau blanc dont je me rappelle si bien la forme, l’élégance courte…et le chapeau blanc qui accompagnait cette toilette de « maman d’une communiante » . Je la revois, elle, si jolie, si jeune, et mes rêves s’envolent vers le passé.
Ma boîte à boutons est une boîte à bonheurs ; sinon pourquoi aurais-je conservé ces dorés qui ressemblent à des boucles d’oreilles, ces gris pâle, cet unique petit nacré creusé d’un faux diamant, ces argentés à l’allure militaire provenant d’une veste bleu marine. Quand je l’enfilais, tu me disais : «Oui, mon général » et je me souviens de ton sourire taquin si je protestais. Cette boîte te faisait rire : « Tu comptes les réemployer ? » demandais-tu . Non, bien sûr, mais maman le faisait, autrefois, et cousait tandis que je jouais à pleines mains dans ce coffret dont les joyaux tintaient si agréablement à mes oreilles.
Je viens de retrouver un de ces témoins de naguère. Il roule sous mes doigts. D’où vient-il ? Quel uniforme ornât-il ? A qui appartînt-il ? Lourd, argenté, l’inscription « BN » s’affiche bien visible au centre, la mention « Banque Nationale » aussi arrondie tout autour, et à l’arrière, dans une banderole, « Bruxelles ». Il a gardé son secret ; il le gardera toujours !
Ma boîte à souvenirs n’est qu’une boîte à boutons, certes. Mais elle conserve, avec son parfum d’autrefois, la nostalgie des jours qui passent et ne reviendront plus.
« Il était une fois une jeune fille qui parlait aux oies.
Elle connaissait leur prénom .
C’est très utile quand on veut s’adresser à l’oie à tête barrée ou à l’oie des
moissons. Ou encore à l’oie des neiges venue de si loin que le nom de son pays
était imprononçable. Mais Lou n’avait qu’à élever les doigts , les agiter un
peu et l’oie apparaissait ; c’est pourquoi elle l’appelait l’Eclair.
La bernache du Canada avait l’accent de ses lacs gelés. Lou
l’interrogeait : « Tu m’emmèneras en voyage, un jour ? ».
L’oie, (très sage) se taisait. A quoi bon dire « Non » à cette jolie
gardeuse de basse-cour, qui parlait aussi aux poussins, aux dindons, aux poules
effarées. La bernache du Canada savait bien que Lou connaissait le langage des
oiseaux parce qu’elle n’avait pas d’amoureux. Que se passerait-il quand elle le rencontrerait ? Par contre l’oie
des moissons ne se posait pas de question. Elle était la préférée de Lou et un
peu jalouse des autres . Mais pas trop. D’ailleurs, elles s’en allaient souvent
à deux en promenade. Et voici ce qu’il arriva :
L’oie dandinait devant, Lou dandinait derrière, Elles allaient pas à pas au marché de l’Archelle Et tout en dandinant, l’oie devant, Lou derrière Aperçurent le puits et Yan à la margelle
Yan cria « Bonjour, Lou » ! Lou sourit au beau Yan L’oie cancana très fort, appelant au secours L’oie cendrée, l’oie rieuse, agressant le beau Yan, Comme l’oie des moissons, comme
l’oie au bec court
La bernache au cou roux était de la partie. Le boucan assourdit Lou qui prit les devants Et leva son bâton face à la compagnie L’oie rieuse s’enfuit, Yan vint en conquérant
La bernache nonette et la jolie oie naine Prirent un vol alourdi et cessant la querelle Les autres au bord de l’eau plongèrent, incertaines Tandis que Yan et Lou passaient la passerelle
L’oie de Lou comprit-elle que l’amour transfigure? On la voit désormais , se taire en dandinant Devant Lou qui dandine ajustant sa coiffure Le long du lac ombreux où l’attend son amant.
Delphine vit dans le faubourg avec sa
maman, deux pièces d’une vieille maison grise. Devant, la rue oblique aux pavés
usés ; derrière, un terrain vague sans horizon. Les enfants s’y ébattent après l’école. Delphine y
retrouve Hélène ou Martine. A dix ans, on danse à la corde, on joue à la
marelle et parfois, avec les garçons, on entame une course à qui arrivera le
premier au coin du boulevard.
Mais cette année, les garçons disent
non : ils bâtissent une cabane. Des bouts de troncs d’arbre, des branches,
des clous, un marteau, des outils
prêtée, empruntés ou…dérobés, en ce mois de juillet c’est la fête des gros
bras. On tape, on scie, on érige, on commente. Les filles, à l’écart, admirent.
- On en fait une aussi ? demande
Hélène qui ne doute de rien. - On ne saura pas. Eux, ils sont forts.
Delphine se tait ; une cabane,
pour elle qui n’a même pas d’appartement ! Elle aimerait pourtant, une
cabane qui serait un petit refuge, un coin personnel tout doux, une cabane,
oui, mais pas trop petite. Pas trop grande non plus. Les garçons s’encouragent
à coups de « Ca va, Jacques ? T’en sors, Emile ? » ;
les murs, un peu vacillants, se dressent. Ca discute, ça rouspète. Ca avance.
Le dimanche après-midi, elle est
presque seule . A l’aide d’un cailloux, elle trace des lignes dans la terre.
- Qu’est- ce que tu fais ? demande
Martine. - Je joue « maison ».
Et elle continue, affairée. Elle parle
toute seule, hésite, trace un angle ici, un long trait là, un corridor, une
salle de bain, un salon et des canapés, oui, il en faut, c’est évident. Pour
s’asseoir comme une dame, jambes bien croisées, la robe rabattue sur les
genoux.
- Tu veux visiter ma maison ?
Viens…
Martine la suit ; dans le salon,
des fleurs rouges et blanches, un petit bureau et un clavecin. « C’est quoi,
un clavecin ? ». « Pour faire de la musique, quand on a suivi
des cours ». Delphine ouvre une porte : » ici, vous voyez,
Madame, c’est ma chambre. J’ai acheté ce couvre-lit en velours bleu, j’aime tellement le bleu ».
« Moi aussi », dit Martine, respectueuse. Les deux fillettes tournent
vers l’escalier qui monte à l’étage ; une large baie vitrée ouvre sur le
jardin. « Car nous avons un jardin, vous le voyez, Madame ? »
« Oui, répond Martine penchée à la croisée. C’est la chambre de ta maman,
ici ? ». « La plus grande, tu vois. Moi la petite me
suffit »…
L’été passa. Les années passèrent. Delphine se souvient. De la cabane
impossible, elle avait fait pendant tout
un mois cette maison chaque jour renouvelée. Cette maison qui contenait, elle le sait, tous les rêves
interdits , les miroirs ciselés, les abat-jours de taffetas rose, les escaliers
cités, les somptueux tapis, l’imaginaire d’une enfant pauvre qui n’attendait
rien de la vie…
La vieille demoiselle Amélie descendit les marches avec précaution et
partit vers la forêt. Elle portait sa
robe grise à fleurs mauves et par-dessus son visage ridé un chapeau de
paille l’ombrageait toute . Elle se retourna et me sourit. Je la connaissais à peine, nous étions
descendues au même hôtel tranquille,
moi cherchant des vacances paisibles, elle des herbes et des fleurs. On m’avait
avertie qu’elle était un peu « spéciale »,elle revenait chaque année
et chaque année recommençait sa quête. La veille, nous avions bavardé :
Melle Amélie cherchait chaque matin « les pétales du bonheur». Je n’osai pas l’interroger davantage, son air mystérieux me mettait dans la confidence et semblait dire, que
moi aussi, je savais…
Elle emportait un cabas de grosse
toile pour y glisser ses découvertes. « Je collectionne », me
souffla-t-elle avant de me quitter, silhouette un peu cassée mais encore
alerte. Quand elle revint à midi, de longues herbes minces dépassaient du sac,
et je crus voir l’arrondi d’une reine-marguerite, mais je ne le jurerais pas,
car Melle Amélie me fit un clin d’œil et rentra dans sa chambre. Après le
déjeuner, nous prîmes le café ensemble. Je demandai si la matinée avait été
fructueuse mais elle fit un signe m’intimant de changer de sujet. Le patron,
derrière le comptoir, nous regardait d’un air goguenard. Melle Amélie,
imperturbable, lui fit le plus charmant sourire. Il sourit à son tour, un peu gêné, puis s’avança :
- Puis-je offrir un petit
remontant à ces dames ?
- Avec joie, répondit Melle
Amélie.
Il nous apporta deux petits
alcools du pays. Melle Amélie but
gaillardement. Puis elle remercia notre hôte en levant le pouce d’un air
convaincu. La semaine s’écoula, chaque matin Melle Amélie partait à la recherche
de ses mystérieuse plantes, chaque midi nous prenions notre café ensemble, et
le patron nous apportait ensuite nos liqueurs quotidiennes. Je me sentais bien,
Melle Amélie aussi, et la veille de son départ j’osai enfin lui demander ce que
contenait son sac.
« Rien, répondit-elle, ou
plutôt si « les pétales du bonheur ».
Et comme je restais interdite,
elle ouvrit son cabas vide et
m’expliqua :
- Tout le monde peut
collectionner les pétales du bonheur. Mais il faut la tournure d’esprit. Je
suis seule, vieille et presque bossue. Banale, je ferais pitié ou j’inspirerais
le mépris (et je ne veux ni l’un ni l’autre), donc je collectionne, cela
intrigue, on se moque d’abord puis les gens sont curieux, m’interrogent, et
commencent à se poser des questions : que fait-elle, qui est-elle, quelles
sont ces fleurs qu’on ne voit pas, fait-elle un herbier, des tisanes, des
philtres peut-être ? Et je deviens « un personnage ».
Admirative, je regardais ce
profil fin, ces yeux bleus si clairs qui semblaient ingénus et j’y perçus la
malice incontestable de l’humour mêlé de sagesse :
- Donc vous n’étudiez pas les
fleurs ?
- Non, j’étudie les gens…Depuis
très longtemps, je collectionne les petites choses de la vie, je vous l’ai
dit : un sourire qu’on me refuse, un mot jeté avec indifférence, un
haussement d’épaule sur mon passage. Mais aussi, grâce à ma
« collection » un sourire qu’on me donne, un intérêt qui se
manifeste, une main tendue pour franchir le perron, le garçon qui ramasse
promptement ma canne et s’offre à me mener à ma table et les choses se
retournent, comme en ce moment. Vous
voyez, j’ai choisi. Je pouvais me morfondre, devenir amère. J’ai opté pour
l’inverse.
« Les petites choses de la vie », sans aucun doute, Melle Amélie en connaissait le prix et savait les cueillir. Et, comme elle
montait dans le bus pour aller à la
gare, je compris qu’elle était une
collectionneuse non de « pétales » mais de « bonheur ».
Pendant que les Maroilles s’opposent, Se disputent et enfin explosent Je fais le guet à la fenêtre Et qui donc vois-je apparaître ? Le renard sans doute alléché Par l’odeur au goût bien tranché
Il me dit « Corbeau de malheur J’aperçois ton œil aguicheur Faisons un pacte, toi et moi Allions-nous pour cette fois Quand le centurion ahuri Ira laver son pied meurtri
Le patriarche au désespoir Ira avec lui au lavoir Tout comme on verra la sœurette Partir sans tambour ni trompette Et la suivre en un instant L’amoureux sourd et bedonnant
J’ai donc accepté la combine Il fallait voir notre trombine Du fromage jusqu’aux sourcils Nous mangeâmes presqu’au péril De notre vie réconciliée Nous avions trouvé l’amitié
Quant aux Maroilles père et fils Je crois qu’ils n’y ont rien compris.
Nous irons à pas lents, puisque le temps s’y prête Le chemin fait trois tours au creux des trois vallons Donnez-moi votre bras, je suis un peu pompette Trois valses, c’est beaucoup. Tiens, voici trois moutons !
J’ai eu trois fois vingt ans, cher ami de toujours J’ai quitté trois maris, il m’en reste trois filles Le temps se rafraîchit, ne parlez pas d’amour Pour vous je ne serai à jamais qu’une amie !
Quand nous reverrons-nous, compagnon de jeunesse Vous partez pour trois mois ou peut-être trois ans Trois rides sur le front empreintes de tendresse Donnent à votre sourire la douceur d’un printemps
Le geste bénisseur d’une statue de bronze Nous arrête à trois pas de la grille du parc Quittons-nous donc ici, le ciel déjà se fonce Trois cloches dans le soir me rendent élégiaque
Ecrivez-moi surtout, trois lettres par semaine Répétez-moi trois fois que nous nous reverrons Trois baisers sur la joue, voyez que j’ai de peine… Vous aimer, mon amour ? Perdez-vous la raison ?...
Condamnée à mourir la voie du
chemin de fer dormait au soleil. Le petit train l’avait désertée
pour toujours. Elle avait connu les départs en vacances, les
enfants turbulents, ravis et un peu anxieux, les grands-mères
fatiguées, les mamans pimpantes, les indifférents qui
lisaient leur journal debout sur la plate-forme, les travailleurs
journaliers et les amoureux.
Elle
connaissait la chanson (interprétée par Mireille et
Jean Sablon) “Puisque vous partez en voyage...” et se disait avec
un orgueil dissimulé “C’est pour moi qu’ils chantent”.
D’ailleurs, elle-même fredonnait quand le train, parti
doucement, prenait de la vitesse et scandait les paroles pour elle
seule. Peu importait qu’on aille à Paris ou ailleurs, la
voie du chemin de fer était bucolique et s’arrêtait
avant les grandes villes, dans une gare de banlieue. S’il fallait
changer de train, tant pis, les voyageurs en prenaient leur parti
calmement: le trajet n’était-il pas pour eux une petite
aventure embaumée d’herbes folles, du parfum de
chèvrefeuille? Ils ouvraient les carreaux quitte à les
refermer vivement quand le “banlieue” entrant en gare envoyait
son panache de fumée et son essoufflement enrhumé.
Oui, la petite voie a vécu son aventure.
Maintenant elle se repose. Evoquer des souvenirs ensoleillés
la berce de douceur. Vieillir n’est pas si mal...
« Et voici le célébrissime magicien Luis Enrico et sa charmante assistante Henrietta ». Le pouvoir mental de l’un, la réceptivité étonnante de l’autre vous offriront ce soir encore un inoubliable spectacle.
Sanglé dans son habit noir, le cheveu gominé, la manchette blanche, Luis Enrico surgit des coulisses, salue les longs applaudissements et, se tournant vers le fond de la scène, tend la main à la jeune femme qui s’avance. Henrietta porte une rose rouge sur sa petite robe noire, nul bijou, un sourire. Les projecteurs isolent le couple, le spectacle commence.
Non, je ne vous dirai pas l’adresse incroyable de Luis Enrico, les colombes sorties de ses manches, le mouchoir bleu soudain multicolore, les cartes qu’il manipule en jongleur, ni les couteaux qu’il lance en artiste, un à un, autour d’une Henrietta impassible debout contre le panneau dans lequel se fichent les lames à quelques millimètres du visage, du cou, de l’épaule, de tout le corps. Je ne vous dirai pas comment le public retient son souffle, avec quel soulagement, quelle clameur unanime il salue l’exploit et l’immobilité héroïque de sa « proie ».
Tout cela vous le savez, vous étiez parmi les spectateurs, vous avez ressenti leur émotion. Et la vôtre. Mais vous n’étiez pas à Rio de Janeiro le soir où le couple afficha une grande première : « Luis Enrico fera disparaître sa compagne en un simple claquement de doigts ». Et ce soir-là, j’y étais, les hasards de ma profession m’ayant déposé là-bas pour une dizaine de jours, épuisants de rendez-vous et de chaleur humide. On placarda des affiches dans toute la ville. Je revis à peu près tout ce que je connaissais déjà, attendant impatiemment le clou du spectacle. Juste avant, une vingtaine d’hommes robustes firent ostensiblement la haie devant les coulisses, empêchant tout tentative de fraude. Aucune issue possible, donc.
La salle fut longée peu à peu dans une totale obscurité. Des roulements de tambour annoncèrent l’imminence du tour de magie. Luis Enrico sortit soudain de son plastron une rose rouge qu’il offrit galamment à Henrietta :
- Pour vous souvenir de moi, là où vous allez, dit-il galamment. Elle l’attacha à son corsage.
Le tambour gronda pour la seconde fois. Luis Enrico claqua des doigts. Une lumière scintillante s’interposa entre la jeune femme et lui, une seconde, deux peut-être. Les lustres se rallumèrent. Le magicien saluait, mais la foule réclamait Henrietta. Bien sûr, elle avait disparu, mais le public, bon enfant, voulait applaudir l’héroïne, la voir reparaitre. Luis s’inclina de bonne grâce. Et fit le geste convenu. La même lumière scintillante, une seconde, deux peut-être et…Rien. Les spectateurs, d’abord amusés, murmuraient. Et Luis, pâle, nerveux, multipliait en vain ses claquements de doigts. Alors, une rose rouge sembla voler dans les airs et tomba mollement aux pieds du magicien.
- Henrietta, cria-t-il, Henrietta, où es-tu ?..
On la chercha partout. Elle n’était nulle part. Ni dans les coulisses, ni dans le plancher dont on souleva les lattes pour vérifier l’absence de trappe, pas davantage dans l’orchestre ou dans la salle. On ne la retrouva pas. Certains crièrent au miracle, d’autres soupçonnèrent un enlèvement adroit suivi de rançon probable. On soupçonna la lumière de l’avoir démoniaquement consumée ; on soupçonna Luis de ce crime. Personne n’eut raison. La lumière n’était qu’un pétard un peu sophistiqué, nul ne réclama jamais de rançon et seule la rose rouge tombée des cintres sembla prouver qu’Henrietta s’était envolée…
Jusqu’où ? C’est toute l’énigme. Mais qui connaît les limites de la magie ?...
Frémir? Mon cher
ami, je frémirais pourquoi? Certes, vous êtes
beau, certes, vous me plaisez Mais cessez d’affirmer
d’un petit air narquois Que je suis
frémissante...et que vous frémissez!
Vous allez calmement me
conduire à ma table N’effleurez pas mon
bras, je vous prie, laissez-moi Car votre entêtement
devient insupportable Et me ferait frémir...Je
dis n’importe quoi!
Qu’insinuez-vous donc au
creux de mon oreille? Que j’ondule en
marchant? Et que vous frémissez? Frémir, toujours
frémir! Votre voix s’émerveille De ce frémissement...Bon,
en voilà assez!
Oui, je frémis
un peu. Beaucoup serait sincère... La nuit est
incendiaire...
Le Temps
arrive de loin , il ne s’en souvient pas toujours mais sa mémoire
a brusquement de belles éclaircies : Oui, il était
à Reims en 497 au baptême de Clovis, roi des Francs,
mais aussi au mariage de Maximilien d’Autriche et de la Princesse
Charlotte de Belgique en 1857. Il a ourdi l’union de Marguerite de
Valois avec Henri IV en 1572 mais si huguenots et catholiques
s’empoignèrent, il le jure, il n’y est pour rien.
Ce sont
les hommes et leurs ambitions qui sont responsables des assassinats,
des guerres, des massacres, depuis le début du monde.Peu après
le Paradis Terrestre, il a bien tenté de détourner la
main de Caïn qui tua son frère Abel mais si le Temps est
pacifique, l’humain l’est si peu !
La
Temps, mais oui vous le connaissez ! Il était debout près
de votre berceau et depuis il marche à vos côtés.
Il lui arrive de courir, ou de traîner, ou de rêver,
comme vous, comme moi. Mais bon an, mal an, il nous accompagne depuis
notre naissance.
Il est
un peu farceur, le Temps. On croit le diriger, le posséder
mais ce funambule nous file entre les doigts pendant que nous vivons
notre premier bal, notre premier amour, notre première
déception. Il est tellement aérien, léger, il se
transforme en bulle de savon, il flotte, il pèse, il
réfléchit, il s’ennuie, il nous ennuie, il se
souvient…
Ah !
comme il se souvient bien, le Temps, de ce que nous aimerions
oublier, de ce que nous avons perdu. Il s’attarde quelquefois, il
console, il guérit. Il pèse lourd à ses heures,
il se fait discret, on l’oublie, on ne pense plus à lui…Et
le revoilà, tellement présent, deux ans plus tard :
« Cette ride, tu ne l’avais pas ? Ton ami, où
est-il ? Tu ne vas pas pleurer, je suis là, moi… ».
Il est toujours là, pour rappeler ce qui fut et n’est plus,
ces années qui passent en silence, l’âge soudain bien
présent.
Est-il
un ami ? Cela lui arrive. Un ennemi ? Je ne pense pas. Il
« est », tout simplement, impalpable et
pourtant redoutable, allant son chemin jusqu’au bout. Jusqu’au
bout du nôtre…Le Temps passe. Notre temps est passé…
XVIème Avenue, 23 Heures. Il
gèle. L’ours est dans
l’encoignure. Ca et là, une lumière brille sur les vingt-trois étages de
façade. Au 2ème, comme toujours, ça chauffe, les services de police ne chôment
pas. John qui prenait son tour de garde, a donné l’alerte.
« On évacue tout le
monde. Pas de rouspétance, en
vitesse »…
Ils sont descendus en
cohorte, les uns furibonds, les autres affolés, des femmes, des enfants, des
vieux, de couvertures, des sacs, des GSM, des cris, des regimbades, des pleurs
des cris.
« Du calme ! On a
appelé l’équipe de déminage. Pas de panique ! »
Ils ont établi un cordon de
sécurité à 50 mètres, et le démineur s’est approché. Lentement, en homme
habitué au danger, il a pris délicatement la peluche. Passée au rayons X, elle
s’est révélée inoffensive : c’était bien un jouet d’enfant sans la moindre
trace d’explosif !
Les habitants ont regagné
leur logis. La police a refusé tout interview.
Ce chapeau, avant tout, c’est la vie parisienne Les fiacres, les secrets, les rendez-vous volés, Bel-Ami attendu derrière les persiennes, La trahison d’un soir, les espoirs exaltés
L’amante aux baisers fous, confiante et amoureuse, La chambrette là-haut, l’éventail refermé, Ce chapeau, c’est l’adieu qui laisse la pleureuse Face à ses souvenirs désormais consumés
Ce chapeau huit-reflets défraya la chronique Dans les salons huppés au temps de Maupassant Il passa du boudoir au perchoir politique Avec diplomatie et succès fracassant
Ce chapeau d’autrefois rangé dans une armoire A perdu tout éclat comme tout romantisme Il dit modestement comment s’écrit l’Histoire Oubliant pour toujours qu’il fut roi du dandysme.