En sautillant comme une puce de mer, notre guide touristique passait d’un rocher à l’autre en nous racontant le panorama, les vieilles pierres, le phare lointain, la construction de la digue, la risée du moment, la marée montante, etc. Incollable, il répondait à toutes nos questions. Tout à coup, quelqu’un de l’équipée, voulant sans doute le piéger, lui et son érudition à toute épreuve, demanda : « Et cette embarcation ?... », « La barque, là ?... », répondit-il aussitôt à celui qui la montrait du doigt…
« C’est toute une histoire… », reprit-il, mystérieux, en accordant son souffle à sa réponse. Il semblait content qu’on lui pose cette question ; fronçant le sourcil, il regarda à gauche et à droite, nous demanda d’approcher. Quand nous fûmes en cercle autour de lui, d’abord, il remercia le « questionneur », et il fit remarquer à tous que le frêle esquif n’était pas à l’attache. En nous intéressant de plus près à cette barque, nous dûmes en convenir : elle n’était pas frappée au quai, ni même assujettie à une ancre quelconque. Mais comment pouvait-elle rester là, sans se faire emporter par le courant des marées, le vent d’une mauvaise tempête, un aigrefin indélicat, une lame concasseuse ? Content de son effet et amusé de remarquer la stupéfaction générale, il commença son histoire…
« Comme son prénom ne l’indique pas, Amadeus était breton jusqu’aux plus petites mailles de ses filets. Peu bavard, solitaire, mystérieux, il passait le plus clair de son temps en mer, dans la barque que vous voyez, là. Aussi, quand il revenait de la pêche, il avait toujours une démarche hésitante, comme si l’équilibre pour marcher à terre était plus difficile à trouver que debout, dans son esquif, éternellement ballotté par les vagues. Comme peuvent être les professionnels de la montagne côtoyant les sommets, les mineurs de fond rabotant les profondeurs, véritable figure de proue de son bateau, les cheveux et la barbe blanchis au sel de la mer, le visage buriné par les ciseaux du mauvais temps, le teint couleur d’iode, l’Océan l’avait sournoisement façonné, en contrepartie des années de dur labeur qu’il passait sur son dos…
Dans la brume de ses yeux, on voyait le bleu intense du ciel, des interminables couchers de soleil flamboyants, des champs d’algues verdoyants, des reflets de coquillages patinés par l’usure, des larmes, aussi, comme des perles rares accrochées aux commissures de ses paupières. Cris de mouettes, cornes de brouillard, clapots ou tempêtes, cliquetis de drisses, c’était les bruits de fond dans sa voix. Pour couronner le personnage, sous sa casquette sans âge, il sentait le poisson et les embruns de la mer, le tabac brun dans sa pipe d’écume, la marée basse, le plastique de son ciré jaune et le caoutchouc de ses bottes. Tant il était imprégné par la mer, sous son chandail ou sur ses jambes, il aurait pu y avoir des rangées d’écailles, personne n’en aurait été étonné. Jamais bredouille, quand il revenait de la marée avec sa pêche entassée dans ses casiers, les connaisseurs l’attendaient pour avoir la primeur de ses plus beaux poissons…
Cette fois-là, c’était l’attroupement au bord du quai ; on se bousculait, on se dressait sur la pointe des pieds, on voulait mater, on voulait toucher. Il avait soulevé de l’eau ce que nombre de pêcheurs rêvent d’attraper : une sirène. Mais, Amadeus, c’était le virtuose de ses filets adroitement lancés dans le courant de la marée ! Le Mozart des lignes tendues et des hameçons flirtant entre deux eaux, comme des notes de musique aux croches pointues ! Il n’y avait que lui pour être capable de border dans son chalut une superbe sirène !...
Sur la balance du profit, ça vaut combien, une sirène ? On lui suggéra d’aller montrer sa prise à l’usine de poissons du village ; peut-être qu’il en tirerait un bon prix. Emprisonnée dans sa grande épuisette, non pas qu’elle fût géante ou potelée, non, mais diablement maligne, il la portait sur son épaule comme un baluchon de trimardeur…
La rumeur coura si vite que c’est tout le village qui se pressa au bord du chemin qui mène à la pêcherie. Il n’était pas pressé, s’amusant des regards envieux de tous les curieux. « Bonne pêche, hein, Amadeus ?... », « Beau coup de filet, Amadeus !... », « Te voilà riche et célèbre !... » Il hochait la tête, fier d’être la vedette de son spectacle ; peut-être bien qu’il y aurait un photographe, un peintre ou un poète sur son chemin, capable d’immortaliser sa capture. « Tu me la vends, ta sirène ?... », disait l’un ; « T’en veux combien ?... », disait l’autre. Mais non ; notre pêcheur souriait en secouant obstinément la tête de gauche à droite…
Effrontée, sa sirène était une véritable petite beauté ; repliée sur sa nageoire caudale en forme de point d’interrogation, les mains accrochées aux mailles de l’épuisette, les yeux maquillés à l’encre de pieuvre et les lèvres peintes en rouge corail, ses petits seins nacrés frémissaient sous sa grande chevelure rousse ! Coquine, en penchant la tête, elle s’amusait à lancer des œillades convenues à tous ceux qui l’admiraient ! Ces pauvres pêcheurs de sardines, c’est pour cela qu’ils voulaient l’acheter, quitte à laisser toutes leurs économies dans la pesée ! Il y eut des calottes cinglantes et des parapluies cassés sur le dos de ces pauvres bonshommes ! Le soir, dans l’assiette, à la place de l’habituelle soupe de poisson, pour beaucoup, ce fut naturellement de la soupe de grimaces !...
Tout en étant prisonnière, cette charmante sirène semait la zizanie dans le village. Les mythes sont faits pour rester des légendes ; quand ils entrent dans la réalité, ils sortent des contes, et plus personne ne sait le vrai de la fable. Il faut alors réécrire les livres, modifier les définitions dans les dictionnaires, laisser parler les savants sans rien comprendre à tous leurs discours scientifiques, trouver les ramifications dans l’arbre généalogique. Alors, femme ou poisson ? Telle était la question. Si le coiffeur était le descendant du merlan, si le nom marin du souteneur était maquereau, le forban, celui du requin, Il ne manquerait plus que le bar soit de la famille du loup des montagnes !...
« Au bûcher !... », cria quelqu’un. « Au bûcher !... », reprirent en choeur les autres. « Brûlons cette chose !... », « Elle ne sera pour personne !... » Les livres de conte, les dictionnaires, les dessins à colorier seraient préservés. Comme la foule est ignorante et féroce, déjà, on molestait notre pauvre Amadeus, en cherchant à arracher la petite sirène de son épaule. Il n’eut pas le temps d’aller se réfugier dans la pêcherie, et en avait-il seulement l’envie ? Depuis son arrivée au port, avec sa marche de sénateur, il savait bien qu’elle serait fermée avant son arrivée…
Demi-tour ! À travers champs, il fonça jusqu’au petit port ! Sur deux « thons », sa petite sirène se mit à hurler comme… une véritable sirène ! Apeurés et assourdis, les badauds-bourreaux s’écartèrent devant leur passage !...
Voyez-vous, et c’est la légende qui le dit, à mesure qu’Amadeus courait dans la lande, il rajeunissait ; ses cheveux devinrent bruns, sa barbe disparut, le bleu de ses yeux était un intense maelstrom céruléen. Son ciré était maintenant une cape de chevalier et ses bottes, des escarpins en peau de chimère. Beau gosse, la tête haute, tous les muscles à l’effort, sa course devint alerte et rapide ; il bondissait par-dessus les touffes de chardon, il enjambait les terriers, il laissait ses empreintes de sauveur dans les bruyères.
Arrivé à son bateau, il posa délicatement son doux fardeau, il empoigna les avirons et il rama avec une telle énergie qu’il disparut bien vite à l’horizon. On ne le revit jamais ; sur une île enchanteresse, notre Amadeus doit réciter ses meilleurs arpèges dans l’oreille attentive de sa belle sirène. Le lendemain, sa barque rentra au port, seule ; elle se rangea à sa place habituelle. Mesdames et messieurs, elle est là, intacte, depuis des décennies, et jamais personne n’a osé la déplacer… D’autres questions ?... »