Abbey road. 10, Humour noir (Joe Krapov)
(Merci de lire
auparavant : « Abbey road. 9, L’Horreur » contribution dont ce
texte-ci est la suite et la fin)
Le maître-nageur l’avait fait poireauter un quart d’heure, sans rien lui dire, sans rien faire d’autre que donner un coup de fil, enfin un coup de téléphone sans fil, à la gendarmerie de Lannion. Et maintenant, après avoir franchi la clôture élevée qui entourait celle-ci – la gendarmerie de Lannion avait subi, il y a quelques années, le siège très agressif d’une bande d’alcooliques venus libérer un des leurs et elle s’était pour ainsi dire barricadée depuis derrière un haut grillage -, il était assis face à un type à tête de bon père de famille qui ne prenait même pas soin d’engager des feuilles dans sa machine à écrire pour prendre sa déposition. Pire, il regardait l’écran d’une télé tout en lui causant et en tapotant sur un clavier plat, ce qui avait le don d’exaspérer Camille.
- Comprenez-moi, monsieur Cinq-Sens. Nous sommes en 2008, pas en 1966. Je ne peux pas vous expliquer comment cela marche matériellement mais on vous a extirpé de votre époque et de votre univers en raison d’ordres venus de plus haut. Vous n’êtes pas le seul à être concerné. Tous les personnages de fiction sont dans votre cas. Nous allons opérer un tri parmi vous : on ne lit plus de romans de nos jours. Les gens ont besoin de réalité : des magazines sur la vie des stars, les hommes politiques, les sportifs. Il leur faut de la télé, de la réalité, de la télé-réalité, du pain et des jeux uniquement. Du coup certains personnages de fiction sont rappelés pour… Appelons ça une mise à l’écart si vous voulez. Quelques uns de vos soi-disant héros sont de très mauvais exemple pour la jeunesse de notre pays.
- Je ne suis pas un héros ! s’emporta Camille. Mes faux pas me collent à la peau ! Et puis qu’est-ce que c’est que cette histoire de personnage de fiction et de moralité. Je suis un honnête vendeur de limonade, moi. Je suis aussi vivant que vous. Tenez, touchez ici. C’est pas du réel, ça ?
Camille lui avait tendu le bras et le brigadier lui avait appliqué une grande claque sur le dessus.
- Eh ! Oh ! Ca va pas ? Mes coups de soleil, tout de même !
- C’est pour que vous compreniez bien laquelle, des deux réalités, est plus forte que l’autre. Votre bistrot de la rue de Dinan à Rennes, c’est vrai, je vous le concède, il existe. Mais en 2008, vous n’en êtes plus le propriétaire. Vous n’en avez jamais été le propriétaire d’ailleurs. Vous n’appartenez pas au genre biographie. D’après les premiers renseignements que nous avons recueillis, vous seriez même plutôt du genre littérature de série Z. Ou de quatrième zone. Vous ne voulez toujours pas nous livrer le nom de votre créateur ?
- Puisque je vous dis que je n’ai aucune religion !
- Il n’y a pas de majuscule à « créateur ».
- Je n’ai aucune religion là-dessus. C’est une histoire de fous !
- Ne vous énervez pas. Nous allons forcément trouver. Vous êtes obligatoirement fiché quelque part. Notre système ne peut pas commettre d’erreur. Pourqu’on soit aller vous repêcher dans la spirale du temps, c’est qu’il y a bien une raison. Voyons, un patron de bistrot à Rennes en 1966. C’est donc trop tôt pour avoir fait mai 68. C’est la première fois que j’ai un personnage dans votre genre. Vous faisiez du trafic de quelque chose ? C’était un bar louche ?
- Dites, brigadier, faudrait voir à pas exagérer quand même ! Je viens signaler une disparition et non seulement vous me racontez des histoires à dormir debout mais ensuite vous me cuisinez comme un vulgaire truand. Je n’ai rien fait moi, je suis venu en vacances chez vous, je me suis juste baladé dans vos paysages, c’est un crime ?
- Ah voilà l’agent Loreille qui revient. Nous allons enfin savoir.
L’agent Loreille était un petit maigrichon au visage mince et aux oreille décollées. C’était là son vrai nom !
- J’ai trouvé, chef ! J’ai mis du temps parce que ses aventures ne sont pas publiées sur papier. L’auteur est un dénommé Joe Krapov. Il y a deux pièces de théâtre au catalogue de la Bibliothèque Nationale de France mais elles n’ont apparemment pas été jouées. Et puis monsieur Cinq-Sens ne vient pas de là. Il y a aussi sur Amazon.fr deux brochures satiriques dont une s’intitule « Joe Krapov écrit aux z’élus de Sablé et à plein d’autres gens ». Ca date de 1996. Ca ne vous dit rien Sablé, chef ?
- C’est la ville de l’ancien premier ministre ? Quel rapport ?
- Par Saint-Brice, vous êtes incollable, brigadier ! Pour le rapport, aucun. Celui-ci…
L’agent Loreille fixa Camille et eut la même grimace dégoûtée que tous ceux qui l’avaient considéré jusqu’à présent.
- Cette sueur orange qui leur coule sur le front et ces yeux vides, franchement, je trouve ça vraiment affreux !
- C’est le passage par les volutes du temps, agent Loreille. Un phénomène physiologique auquel nous ne pouvons rien mais qui nous permet de les repérer lors de leur rematérialisation. Continuez, mon vieux.
- Alors voilà. Camille Cinq-Sens. Une incursion dans un roman de San Antonio.
- On s’est déjà débarrassés de l’affreux Bérurier.
- Et surtout… Vous ne devinez pas où je l’ai retrouvé ?
- Non.
- Sur des sites Internet censurés : Les Impromptus littéraires, le Défi du samedi et surtout Kaléidoplumes. C’est sur ce dernier qu’on l’a repêché. Une histoire d’île déserte en plusieurs épisodes.
- Okkkaaaayyye ! Je comprends mieux !
Il fit venir Loreille près de lui et lui dit à voix basse :
- Appelle-moi ton compère Lardu. Vous allez l’embarquer. Je téléphone pour savoir où il y a de la place. »
Loreille sortit puis revint escorté d’ un gros gendarme à l’air bourru.
- Vous allez patienter en cellule, monsieur Cinq-Sens. J’ai un coup de téléphone ou deux à donner et ensuite votre affaire sera réglée rapidement, je vous le promets. »
Bien évidemment Camille opposa ce qui lui restait de résistance physique à cette incarcération arbitraire. Mais que vouliez vous qu’il fît contre deux gendarmes et leurs renforts ?
***
Il ne restait plus de place au centre de rétention de Saint-Jack-de-la-Lande près de Rennes. C’est pour cette raison que Camille Cinq-Sens fut envoyé dans celui de Sablé-sur-Sarthe. Tout comme les prisons, les mouroirs, et les logements des pauvres qu’on appelait des ghettos, ce centre avait été construit à l’écart de la ville, plus précisément même dans la commune voisine. Il n’avait du reste pas été bâti puisqu’on s’était contenté de réaménager un grand bâtiment haut et sinistre situé dans le centre du bourg, comprenant des cellules avec d’étroites fenêtres donnant sur la rivière. C’est ainsi qu’on perdit toute trace de Camille Cinq-Sens le jour il entra comme « retenu »… à l’abbaye de Solesmes.