Le chineur de kitsch (Pascal)
Le kitsch a ses adeptes, ou quand le mauvais goût rime avec la mode. Encore faut-il avoir la définition exacte du mauvais goût pour mettre kitsch dedans. Chacun de nous a sa conception du kitsch ; c’est du péjoratif à l’affectif, du ringard superflu au sophistiqué fruste en passant par l’accessoire clinquant. Aujourd’hui, le démodé est remis au goût du jour ; il a une deuxième jeunesse, voire une troisième ; il faut que ça en « crie », que ça en jette, que ça interpelle le visiteur. Décorer sa maison, c’est un peu décorer sa façon d’être, d’agir et de voir le monde ; dis-moi quelles sont tes décos et je te dirai qui tu es.
Comble de la futilité, il se vend du Kitsch neuf…
Mais quel est cet impérieux besoin d’exhibitionnisme par objets interposés ? Quel est ce désir de décor suranné, cette façon frivole de se réfugier dans une ambiance extravertie ? Pourquoi s’entourer d’objets aussi obsolètes que tape-à-l’œil ? Quelle est cette motivation profonde, cet engouement fantaisiste, ce devoir de fariboles de pré soixante-huitard ?
La fanfreluche a ses exigences. A travers ces babioles, toutes plus singulières les unes que les autres, on prouve qu’on existe ; l’accumulation est le besoin d’être reconnu et plus ces objets sont populaires, plus on prouve qu’on est fondu dans la masse ; on montre qu’on est un poisson dans l’eau, sachant nager dans les troubles mouvances frivoles ; il faut être pour ne pas avoir été.
La fragilité s’ornemente au pays des timides et leurs sentiments se colorisent ; ce qui n’est pas dit se met en truculence, ce qui n’est pas fait a son relief, ce qui n’est pas vu est ici tapageur. Il y a dans l’humain des tendances naturellement perverses et c’est là qu’on retrouve nos adeptes du début.
C’est une quête ! En perpétuelles croisades, on court les vide-greniers, les antiquaires, les débarras ! On troque, on parlemente, on prie, on supplie, on monnaye !... « Je veux ce crucifix avec les perles multicolores tout autour ! Combien, cette pendule des années soixante ? Il me faut cette théière baroque ! Le plat à asperges est magnifique ! J’étais là avant vous ! Vendez-moi cette boule à neige ! Ho, une moule magique entrouverte avec un trésor caché tout au fond !... »
La culture du kitsch, ça a du bon en fin de compte ; cela permet aux enfants d’aller rendre visite à leurs anciens… On se retrouve chez les aïeux et on leur crie dans les sonotones qu’on voudrait récupérer Grincheux, le nain de jardin, parce qu’à force de rester sous la pluie, il va s’enrhumer ! On jure qu’on s’en occupera bien, qu’on le rentrera, le rude hiver venu, et qu’on le mettra en première place, devant la cheminée ! « Allez mémé, refile-nous le quinteux ; il nous manque plus que lui réunir la famille des petits bûcherons !... » « Pépé ? Tu en fais quoi du coucou dans le salon ?... Tu sais qu’il ferait bien dans le nôtre !... Mais oui, on lui donnera des graines !... De toute façon, tu n’entends plus rien !... » Et qu’ils ne se plaignent pas ! On a fait deux cents bornes pour venir les voir ! Ça leur fait du monde, le dimanche !...
Les objets kitsch naissent dans les usines ; entreposés dans les magasins, ils attendent leurs futurs acquéreurs ; bien sûr, ils ne sont pas kitsch au début, ils ont leur utilité au sein de la maison. Et puis, désuets mais décoratifs, ils vieillissent tranquillement sur une étagère, dans un placard, un coin de grenier ; on ne peut pas les jeter parce qu’ils portent en eux leurs lots de souvenirs. Ils sont une partie intégrante de la maison et de la famille ; c’était l’époque des enfants heureux, des Noël multicolores, des vacances en Espagne, etc. Par contre, ils vivent très mal les déménagements. Ils deviennent vite trop lourds, trop encombrants ou trop inutiles…
Survivants de cette première vie, on en retrouve quelques-uns au Troc de l’Ile ; après un sérieux lifting dépoussiérant, on lui donne un prix mais sa valeur est encore sentimentale. Cherchant à se faire adopter, il attend l’hypothétique client, le chineur de kitsch, celui qui sera ébloui par ses restes de brillance. Enfin embarqué, il revient dans un salon à la mode, au milieu d’autres objets tout autant désuets, mais sa vie ne durera que le temps de cette fantaisie dans le vent. Au gré de l’extraversion de son propriétaire, il se retrouve dans la cuisine, dans les wc, dans une chambre, avec d’autres objets aussi déracinés que lui. Il n’a plus d’utilité que son intérêt ornemental de bibelot futile. Un jour, parce qu’il n’a plus sa place dans le fashion moderne, on l’échange, on le donne, on le jette.
On peut le voir, aligné comme des centaines d’autres objets anciens, dans les travées de chez Emmaüs. Ils pèsent sur les étagères, ils occupent trop de place et il n’est qu’un vieux mécène, un nostalgique du passé, qui puisse en sauver quelques-uns.
Moi, avec toutes ces « bricoleries » placardées ici, ou stockés là, je n’aurais pas l’impression d’habiter chez moi. Tous ces objets d’une autre vie, se retrouvant prisonniers dans la mienne, créeraient des interférences avec le présent. Mes souvenirs pas encore tout à fait kitsch entreraient en lutte avec ces vieilleries ; la nuit, ils se disputeraient la meilleure place sur le buffet, ils se bousculeraient dans les vitrines à coups d’incompréhension temporelle…
Les gentils objets kitsch finissent tous leur vie dans la benne à ordures de la décharge publique ; cassés en mille morceaux, tordus, éventrés, ils emportent avec eux le passé glorieux d’un autre siècle, celui chargé de jeunesse, de chansons, de rires et d’Amour…