Autres rivages, partie quatre (joye)
Je n’ai jamais eu de sœur, mais j’avais une cousine favorite. Elle, ronde et rousse bouclée.. Moi, ronde et blonde ébouriffée. Elle plus âgée, mais pas beaucoup plus.
Nous nous adorions. Pour toujours.
Lorsque nos parents se rendaient visite, au moins une fois par mois en été, après le travail à l’usine pour mon oncle, après la traite du soir pour mes parents, nous les cousins - Siobhan, son frangin Roussel, et moi - nous jouions ensemble à tous les jeux. En été au dehors, en hiver dans le living.
Si l’on s’aventurait au premier étage, soit ma tante Lila, soit ma mère venaient nous demander si l’on voulait qu’elles montent. On comprenait du ton de l’interlocutrice que ce n’était pas une éventualité qui finirait agréablement. Ma tante Lila criait souvent “Well, Jeez-O!” pour montrer son irritation. Sinon, les décibels montaient jusqu’au premier - et dernier - avertissement.
Notre jeu favori en été était “Pubs”. Sur la véranda de ma maison qui nous servait d’estrade, nous nous présentions nos publicités favorites à la télé. Nous chantions les rubriques, nous jouions les gens, nous parlions de nos produits. La luminaire de porte nous servait de projecteur. Il n’y avait pas besoin d’y aller les voix baissées. On était dehors. À la campagne. La campagne qui résonnait de nos talents musicaux et mimiques. C’était magnifique ! On était plus stars que les étoiles.
En hiver, nous nous contentions de jouer au cache-cache dans le living, mais nous cachions un objet au lieu de nous-mêmes. Cela irritait moins les adultes qui bavardaient dans la cuisine à côté.
Et puis, un soir : désastre. Mon oncle et ma tante sont arrivées sans mes cousins. Ma cousine avait commencé à travailler en ville au ciné le soir et mon cousin n’avait plus l’âge de jouer aux pubs. J'ai reçu cette nouvelle comme une claque. Comme un coup de lapin, et moi, j'étais le lapin qui n'avaient pas prévu une telle fin abrupte. Siobhan avait rompu avec moi sans me prévenir !
Un peu plus âgée que moi, elle m'avait aussi trahie en grandissant, maigrissant, devenant vraiment belle. Elle avait trouvé un travail en ville et un petit copain. Moi, je n'avais que mes livres, mes bonnes notes, et ma rondeur encore trop généreuse.
Alors, merde. C’était mon premier vrai deuil, la fin de notre enfance mutuelle, de notre amour pour toujours.
Juste après le lycée, elle a épousé son copain et elle a commencé à travailler comme secrétaire dans une usine. Moi, je suis partie faire les études. J'ai appris des langues. J'ai voyagé. Je suis devenue prof.
Nous ne nous sommes revues que deux fois depuis : aux obsèques de mon papa, et la dernière fois juste avant la mort du sien. Elle avait regrossi, ses cheveux roux étaient gris, elle boîtait et souffrait au dos, mais je ne me sentais ni surprise, ni triste, ni vengée, c'était juste un petit moment heureux ensemble avec elle et Roussel.
J'ai failli demander s'ils voulaient jouer aux « Pubs ».
Mais hélas, j'ai dû faire un deuxième deuil, cinquante ans après le premier, quand j’ai su qu’elle avait voté pour Trump.
D’abord, c’était le choc, après la colère, j'avais envie de crier "Well, Jeez-O!", et puis, lentement, je me suis rendu compte que moi, je n’avais jamais eu ses cheveux roux. Et elle, elle n'avait jamais eu mon intelligence.