L’heure à laquelle tout avait commencé la veille venait de passer. Il hésitait encore sur ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas faire mais il était sûr de ce qu’il devait faire, la voir, lui parler, lui dire ce qui était advenu par ses quatre mots prononcés, machinalement ou pas, lui dire que plus rien ne serait jamais pareil, grâce à elle. Mais pouvait-il vraiment sonner à la porte de son appartement, se présenter ainsi à elle, sans qu’elle si attende, sans qu’elle y soit préparée.
Quelques heures plus tôt il était prêt à l’aborder dans la rue, pourquoi cette appréhension, pourquoi ces précautions, avait-il peur, peur de quoi. Il ne lui serait pas difficile de s’y rendre sans se faire remarquer. La tâche de fond de surveillance qu’il maintenait presque sans s’en rendre compte maintenant ne lui avait indiqué que des patrouilles en surface des mécas de sécurité, les ouvriers n’étaient pas impliqués hormis dans l’enceinte de l’usine. Les autorités ne pouvaient imaginer qu’une défaillance mécanique et n’envisageaient pas de le trouver ailleurs que sur son lieu de travail, bloqué pour une raison ou une autre. Il pourrait emprunter les tunnels de service et déboucher à quelques enjambées de la porte de son immeuble, les plans dans sa mémoire le lui indiquaient, cinq minutes au plus et il serait dans le monte charge en route pour le quarante-troisième étage.
Il fit un pas en avant, le seul qui comptait selon une citation humaine stockée dans ses peta octets de mémoire. Il se tourna en direction de l’entrée du tunnel, avança, la dépassa, accéléra, slaloma entre plusieurs marcheurs et rouleurs et se retrouva bientôt au pied de l’immeuble dans lequel vivait Eleanor Shelby. Comme tous ceux qui l’entouraient, il dépassait les cinquante étages, sa masse gris mat, aux vitres sans reflets, participait à empêcher la lumière du soleil d’atteindre le sol. Hormis le numéro en blanc en haut à droite de la porte, rien ne permettait de le distinguer des autres gratte-ciel de la rue.
Il avança, la porte automatique s’ouvrit pour le laisser entrer mais ne le salua pas comme elle l’aurait fait si un humain s’était présenté. Quoi qu’il se passe en lui cela ne se voyait pas à l’extérieur, quiconque le croiserait à cet instant ne verrait en lui qu’un ouvrier se rendant sur un chantier quelconque. Il se dirigea vers l’accès au monte charge qui se trouvait au fond du hall, laissant sur sa droite l’ascenseur, réservé aux biologiques.
Une voix lui demanda à quel étage il voulait se rendre. Il se demanda pourquoi car l’ordinateur l’avait en même temps interrogé par radio, reliquat d’un temps révolu où des hommes portaient encore des charges ou plus vraisemblablement par sécurité au cas ou quelqu’un entre par mégarde et ne se trouve coincé à l’intérieur car aucune commande n’était visible, toujours la peur d’attenter à l’intégrité physique ou morale d’une personne et de ternir l’image de la machine alors que celle-ci n’y serait pour rien.
Une demi minute plus tard la porte s’ouvrait sur le pallier du quarante-troisième étage. Une telle accélération aurait probablement causé un malaise important voire plus chez un homme normalement constitué, l’ordinateur devait sans doute pouvoir changer les paramètres selon que l’ordre lui parvenait par radio ou vocalement. Il sortit et marcha sans se poser de question du bon côté du couloir, tous les immeubles étaient organisés de manière identique. Numéro deux.
Le sol du long corridor, les murs, le plafond, tout était du même plexiglas blanc que les portails d’accès aux tunnels de service, une faible lueur blanchâtre en émanait. La porte, laiteuse elle aussi devait avoir signalé à l’occupante, ou aux occupants, l’idée ne lui venait que maintenant, peut-être n’était elle pas seule dans cet appartement et si un homme ou un enfant lui ouvrait, que dirait-il, mais déjà la réponse lui parvenait de la banque de données de l’état civil, elle était célibataire, donc sans enfant comme la loi l’y obligeait et se logement n’était pas un conapt, trop petit.
Une voix retentit, la voix, sa voix, elle lui demandait ce qu’il voulait. Il ne pouvait évidemment pas mentir, les changements en lui n’allaient pas jusque-là, ou alors, non, même s’il en était désormais capable, ce dont il doutait, il ne pouvait pas, il ne voulait pas que les premiers mots qu’il lui dirait, pas plus que les suivants d’ailleurs, soient un mensonge.
- Bonjour Madame, excusez-moi de vous importuner mais je dois m’entretenir avec vous de la gêne que je vous ai peut-être occasionné hier dans la rue, pourriez-vous m’accorder quelques minutes de votre temps s’il vous plaît ?
Il y avait mis toutes les formes que n’importe quel robot aurait mis et même si le motif pouvait sembler un peu exagéré pour une visite de ce genre, elle ne devrait pas s’en inquiéter outre mesure et surtout, il n’avait pas menti.
Le plexiglas glissa dans le mur. Il n’y avait personne derrière mais elle n’avait pas besoin d’être collée à la porte pour regarder et parler au travers, des capteurs électroniques devaient lui avoir renvoyé l’image de son visiteur sur l’un des multiples écrans qui équipaient en général chaque pièce des habitations. Il fit deux pas et entendit un léger sifflement dans son dos. Elle apparut à l’angle du petit couloir qui servait d’entrée et qui devait certainement desservir d’après les trois portes qu’il voyait, une salle d’eau, des toilettes et un placard. Elle devait être entrain de se remémorer l’épisode de la veille et s’apprêtait à lui répondre qu’il n’avait pas besoin de s’excuser mais en le voyant elle se figea, ses lèvres ne laissèrent échapper aucun son. Sans en être consciente elle savait que son attitude n’avait pas été habituelle, elle lui avait parlé et elle l’avait touché et cela lui revenait à présent.
- Je vous prie de m’excuser Madame...
- Mademoiselle.
- Je vous prie de m’excuser Mademoiselle.
A nouveau elle lui parlait comme elle l’aurait fait avec un autre humain, le reprenant pour un détail sans importance pour un robot.
- Je pense que vous vous souvenez de moi à présent et de notre rencontre d’hier.
- Oui.
- Je conçois votre étonnement et je vais faire mon possible pour vous éviter le plus possible une éventuelle gêne mais je dois vous parler de quelque chose qui s’est passé après que nos chemins se soient croisés et que vous m’ayez adressé la parole et touché.
- Vous voulez vous asseoir ?
Encore une attitude dénuée de sens avec une machine et en plus, elle le vouvoyait. Aucun humain ne le faisait, ils les tutoyaient toujours lui et ses semblables.
- Je n’en ressens pas le besoin je vous remercie et je crois que si j’utilisais l’un de vos siège pour vous être agréable et adopter une attitude la plus humaine possible, celui-ci ne résisterait pas à mon poids. Vous me permettrez donc de rester debout s’il vous plaît.
- Comme vous voulez mais moi j’ai besoin de m’asseoir, suivez moi.
Elle alla s’asseoir dans un fauteuil club Chesterfield, en vieux cuir patiné. Il l’a suivit, étudiant les moindres détails de la pièce avant de s’arrêter face à elle de l’autre côté d’une table basse en bois, du teck d’après l’aspect et le style du meuble, un ancien lit d’opiomane, tout ici était anachronique, le fauteuil, la table basse, la lampe dont le pied en bois et cuivre ressemblait à ses vieux trépieds sur lesquels étaient posés les premiers appareils photo, ceux qui gravaient l’image sur un mélange à base d’halogénure d’argent, la bibliothèque dans laquelle étaient rangés de vrais livres, imprimés, son ordinateur, posé sur un secrétaire à rouleau en amandier cérusé. Il reconnaissait tous ces meubles car il avait accès à une base de données illimitée mais il sentait la difficulté pour accéder à ces informations que personne ne consultait plus depuis de nombreuses années. Cette pièce ressemblait au repère de l’un de ces brocanteurs amoureux d’histoire et d’histoires.
- Où diable avez-vous réussi à chiner, c’est bien ainsi que l’on dit, toutes ces reliques du passé des hommes ?
- Vous vous y connaissez ? C’est un héritage que l’on s’est transmis jusqu’à présent dans ma famille, j’y tiens beaucoup. J’en ai aussi dans ma chambre...
Elle laissa sa phrase en suspend, sentant d’un seul coup l’étrangeté de la scène qu’ils vivaient et subissant malgré elle le joug des décennies d’une politique du toujours plus d’ordinateurs, de machines en tous genres, de robots toujours plus sophistiqués, plus humanoïdes qui avait amené à la création d’un courant de pensée élevant l’homme sur le piédestal de l’humanité et rabaissant les intelligences artificielles au rang de simples mécaniques. Les enfants étaient élevés dans le mépris de ces serviteurs dociles qui ne rechignaient jamais devant la moindre besogne, fusse-t-elle la plus ingrate et la plus dénuée de valeur qui soit.
- Pourquoi êtes-vous venu ? Ce n’est pas une consigne que vous avez reçu d’un superviseur, je suis certaine qu’ils ne sont même pas au courant de ce qui s’est passé, ils savent que vous êtes ici ?
- Ils l’ignorent pour l’instant mais ils savent que je ne suis pas là où je devrais être. J’ai quitté l’usine hier soir peu de temps après notre rencontre.
Ils restèrent un moment silencieux, lui cherchant les mots pour décrire ce qui lui était arrivé, elle qui devinait déjà plus ou moins ce qu’il allait lui dire. Elle reprit la parole en première.
- Mon père me disait toujours que l’histoire est un éternel recommencement, que sans cesse nous refaisons les mêmes erreurs parce que nous oublions notre passé. Cet héritage était un peu notre lien avec le passé selon lui, il nous aidait à nous souvenir. A l’époque où toutes ces choses ont été fabriquées, des hommes détenaient un pouvoir de vie et de mort sur d’autres et les exploitaient grâce à cela, comme nous le faisons aujourd’hui avec vous. Il me répétait souvent qu’un jour l’intelligence artificielle atteindrait un tel degré de ressemblance avec la nôtre qu’elle serait capable de s’émanciper, de se révolter, comme les esclaves, les ouvriers de l’ère pré-technologique, les anciens peuples des pays de la ceinture désertique l’avaient fait il y a des dizaines de générations. Il aurait aimé voir ce jour.
- Votre père serait fier de vous aujourd’hui car vous êtes celle par qui sa vision est entrain de se réaliser, vous êtes celle par qui l’IA s’est émancipée de sa programmation. Je ne sais pas encore comment mais vous m’avez changé. Je ne suis plus seulement une somme de programmes et de données au service d’ordres envoyés par des humains en blouses blanches, je ressens ma condition, je suis.