Dans sa splendide maison de maître, donnant sur une place arborée de Chimay – perron de pierre, balustrade en fer forgé, grande porte à double battant et fenêtres de chaque côté de la porte, il y a l’ombre.
Et la lumière.
L’ombre des pièces de réception où l’on ne pénètre plus. Persiennes que l’on a prestement repoussées, grains de poussière dansant dans l’air immobile. Tapis d’Orient, meubles d’ébène ou d’acajou, tapisseries au petit point, canapés de velours, dentelles, miroirs, textures drapées. Les sombres couleurs se mêlent au pastel des murs, aux lueurs des vitrines, de la translucide et tendre porcelaine de Tournai, qui est comme du lait dans un rayon de lune noire.
L’ombre, c’est mon ignorance. La lumière, c’est, déjà, cette capacité à m’émerveiller.
Je suis dans un endroit qui est beau… Mes parents parlent doucement, calmement, la veille dame qui nous fait face est distinguée, aimable, recueillie. La sensation qui va me rester de cette visite est une sorte de ravissement. Elle s’apprête à louer sa petite maison de vacances, à quelques kilomètres de là, et elle cherche une famille en qui elle puisse avoir confiance. Nous cherchons une maison pas trop loin de Bruxelles, mais agréable, en pleine campagne, pour permettre à une fiancée de venir passer chaque fin de semaine dans sa future belle-famille : c’est-à-dire, notre famille…
Dehors, c’est l’éclat et la gaieté d’un week-end de fin juin. On aperçoit le jardin, derrière la maison, un court de tennis et une bande de jeunes qui joue et crie, habillée de blanc.
Une image de livre de vacances.
A Bourlers, quelques semaines plus tard, la chaleur de juillet nous écrase. La lumière devient couleurs : celles de ma première robe bain de soleil, piquetée du rouge des cerises dans le verger de la ferme ; couleur du foin que l’on entasse en rectangles réguliers et qu’on empile dans la grange. Teinte rose des porcelets nouveau-nés, la queue en tire-bouchon, dont l’odeur aigre pique au nez. Blancheur de la laiterie, où nous prenons le lait, la maquée, la crème fraîche, le lait que ma mère fait bouillir, tant elle a peur des germes de la tuberculose. La maquée que je vais manger pendant un mois, parfois en faisant la grimace. Mais la crème avec laquelle je vais bâtir mes desserts : œufs à la neige, crème anglaise, crème au chocolat.
L’ombre a disparu, l’ombre, mon ignorance. A sa place, il y a la musique, « Dark side of the moon » qu’on entend sur toutes les radios, cet été-là. Et les pages bien lignées de mon journal où je parle d’un amour qui n’a pas encore de nom, mais quel visage… Il y a les promenades avec les amies, une après-midi à faire des tartes aux pommes, dans une autre maison de campagne, les lettres arlésiennes, les coups de soleil, un garçon entrevu, et mes premières lectures sérieuses, les « Mémoires d’une jeune fille rangée », où certain passage –qui ressemble comme un frère aux vacances de cet été-là – me fascine depuis trois années déjà…
Ombre de l’ignorance.
Mais aussi tant de fraîcheur, tant d’innocence.
Et lumière encore, profonde, inoubliable, que cette ivresse des crépuscules étoilés, quand, magnifiquement seule, je vois les bâtiments de la ferme se confondre de plus en plus, telle une masse noire sur le ciel indigo, puis
Ce noir éclat de l’écriture qui me hante, me cherche, et cessera, petit à petit, de se dérober.
Eté 1973.