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9 juin 2012

Chez Madame "Bourlers" (Pivoine)

Dans sa splendide maison de maître, donnant sur une place arborée de Chimay – perron de pierre, balustrade en fer forgé, grande porte à double battant et fenêtres de chaque côté de la porte, il y a l’ombre.

Et la lumière.

L’ombre des pièces de réception où l’on ne pénètre plus. Persiennes que l’on a prestement repoussées, grains de poussière dansant dans l’air immobile. Tapis d’Orient, meubles d’ébène ou d’acajou, tapisseries au petit point, canapés de velours, dentelles, miroirs, textures drapées. Les sombres couleurs se mêlent au pastel des murs, aux lueurs des vitrines, de la translucide et tendre porcelaine de Tournai, qui est comme du lait dans un rayon de lune noire.

L’ombre, c’est mon ignorance. La lumière, c’est, déjà, cette capacité à m’émerveiller.

Je suis dans un endroit qui est beau… Mes parents parlent doucement, calmement, la veille dame qui nous fait face est distinguée, aimable, recueillie. La sensation qui va me rester de cette visite est une sorte de ravissement. Elle s’apprête à louer sa petite maison de vacances, à quelques kilomètres de là, et elle cherche une famille en qui elle puisse avoir confiance. Nous cherchons une maison pas trop loin de Bruxelles, mais agréable, en pleine campagne, pour permettre à une fiancée de venir passer chaque fin de semaine dans sa future belle-famille : c’est-à-dire, notre famille…

Dehors, c’est l’éclat et la gaieté d’un week-end de fin juin. On aperçoit le jardin, derrière la maison, un court de tennis et une bande de jeunes qui joue et crie, habillée de blanc.

Une image de livre de vacances.

A Bourlers, quelques semaines plus tard, la chaleur de juillet nous écrase. La lumière devient couleurs : celles de ma première robe bain de soleil, piquetée du rouge des cerises dans le verger de la ferme ; couleur du foin que l’on entasse en rectangles réguliers et qu’on empile dans la grange. Teinte rose des porcelets nouveau-nés, la queue en tire-bouchon, dont l’odeur aigre pique au nez. Blancheur de la laiterie, où nous prenons le lait, la maquée, la crème fraîche, le lait que ma mère fait bouillir, tant elle a peur des germes de la tuberculose. La maquée que je vais manger pendant un mois, parfois en faisant la grimace. Mais la crème avec laquelle je vais bâtir mes desserts : œufs à la neige, crème anglaise, crème au chocolat.

L’ombre a disparu, l’ombre, mon ignorance. A sa place, il y a la musique, « Dark side of the moon » qu’on entend sur toutes les radios, cet été-là. Et les pages bien lignées de mon journal où je parle d’un amour qui n’a pas encore de nom, mais quel visage… Il y a les promenades avec les amies, une après-midi à faire des tartes aux pommes, dans une autre maison de campagne, les lettres arlésiennes, les coups de soleil, un garçon entrevu, et mes premières lectures sérieuses, les « Mémoires d’une jeune fille rangée », où certain passage –qui ressemble comme un frère aux vacances de cet été-là – me fascine depuis trois années déjà…

Ombre de l’ignorance.

Mais aussi tant de fraîcheur, tant d’innocence.

Et lumière encore, profonde, inoubliable, que cette ivresse des crépuscules étoilés, quand, magnifiquement seule, je vois les bâtiments de la ferme se confondre de plus en plus, telle une masse noire sur le ciel indigo, puis

Ce noir éclat de l’écriture qui me hante, me cherche, et cessera, petit à petit, de se dérober.

Eté 1973.

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Commentaires
Z
un commentaire tardif mais admiratif : c'est superbe
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P
@ A toutes, merci (un peu tard, mais j'ai été absente d'internet) - et il n'est jamais trop tard pour dire merci ! Pour vos lectures et vos avis... J'aime tellement restituer la mémoire des lieux et l'atmosphère qu'ils secrètent...
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L
Pas un mot de trop dans ce texte lumineux où tu parles cependant de l'ombre! Je "vois" cette maison, je "vois" cette jeune fille, je "vois" sa jeunesse, ses rêves, l'ombre qu'elle quitte pour la lumière de la connaissance. Que ton écriture est belle, chère Pivoine, pour nous restituer ton passé!
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K
j'étais bien jeune encore , jeune femme et bien innocente ( voir un peu bête) !!<br /> <br /> j'aime beaucoup ton récit , nous nous promenons avec toi à Bourlers..<br /> <br /> comme le dit Walrus une maison de campagne là , me parait évident!!<br /> <br /> et tant de bons desserts, dans cette douce maison !!hum!<br /> <br /> bisous à toi<br /> <br /> katyL
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J
Cet été-là, j'étais à l'autre bout de la planète, au fond du Grand Canyon. Mais la scène est tellement bien décrite que c'est comme si j'avais été à Bruxelles ! (les Pink, ici ou là-bas, cela aurait été pour l'automne en ce qui me concerne).<br /> <br /> <br /> <br /> Tu as vraiment le don de ré-créer un lieu, tu sais.
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A
Un bijou que ton texte, chère Pivoine. Un régal. C'est dire si l'écriture ne s'est pas dérobée. Ou alors dans le sens d'enlever sa robe, de nous apparaître dans toute son authenticité, sans artifices. Oui, on peut voir, goûter, respirer tout ce que tu nous décris. C'est magnifique. Merci pour cete page choisie de littérature, dans laquelle tu nous fais entrer en toute légèreté, avec une fine détermination.
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C
Ton texte est magnifique. Ah! Dark side of the moon...Pas une ride en quarante ans!<br /> <br /> Ta dernière phrase est sublime: ce noir éclat de l'écriture. Wouaouh!
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P
@ Merci, Vegas, ton commentaire m'a fait infiniment plaisir, lorsque je l'ai lu !<br /> <br /> <br /> <br /> @ EVP, pourtant, c'est un vieux souvenir o;) mais c'est vrai que ces pages de Simone de Beauvoir (lues d'abord dans le Lagarde & Michard de la 6ème année - ou 1re année du secondaire) sur ses vacances à Meyrignac, chez son grand-père, m'ont tenue longtemps sous le charme. <br /> <br /> <br /> <br /> @ Mais oui, Djoe, il fut une époque où Pink Floyd régnait sur les ondes o;) Et pas que, d'ailleurs... Merci pour ton passage et ta lecture! <br /> <br /> <br /> <br /> @ Merci, Venise, j'ai beaucoup aimé ton texte aussi...<br /> <br /> <br /> <br /> @ Walrus, mais tu connais tout le monde, toi!!! Déjà à Genval... Maintenant, Bourlers, tu ne serais pas mon voisin de palier, des fois ???<br /> <br /> <br /> <br /> @ Merci, MAP, ton avis de photographe m'est précieux.
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M
Belle ambiance finement reconstituée ! J'ai cru assister à un film tant tu nous fais si bien visualiser les moindres détails ! J'aime beaucoup !
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W
Quel bonheur qu'il ne se soit plus dérobé, Pivoine !<br /> <br /> C'est étonnant, j'ai des amis qui ont eu pendant toute une période une maison de campagne à Bourlers ;o)
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V
les souvenirs de vacances en noir et blanc éclatant d'ombres et de lumière j'aime!!
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D
Ca alors, il fut donc une époque où on écoutait de la bonne musique à la radio ?<br /> <br /> <br /> <br /> Effectivement l'écriture ne se dérobe plus, se fait l'ombre de ces souvenirs délicatement contés...
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E
Oh non l'écriture ne s'est pas dérobée, comme on la voit bien cette belle maison, comme on sent la chaleur de l'été, et le goût de la crème...Et les premières lectures qui nous marquent...Très fine et légère cette écriture !!
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V
J'aime l'ambiance clair-obscure de l'épanouissement des sens, de tous les sens!<br /> <br /> Un récit intimiste très réussi
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