Un grand bocal
vide, posé sur la table. Une pile d'étiquettes. Un stylo. Un sablier.
Il s'approche de
moi, il ouvre la bouche, il dit :
- Je suis le grand effaceur , le bouffe-mémoire
!
Je ne dis rien.
Qu'est-ce que je pourrais dire ?
- Je vais retourner ce sablier dans un
instant. A partir de ce moment, tu auras exactement trois minutes pour noter ce
que tu souhaites garder du patrimoine de l'humanité. Quand les trois minutes
seront écoulées, je partirai avec ce bocal et les étiquettes que tu y auras
déposées. Tu ne me reverras pas. Tu ne te souviendras pas de moi.
- Pourquoi moi ? Je ne sais pas moi,
monsieur, ce qu'il faut garder !
- Pourquoi pas toi…
Il retourne le
sablier.
Trois minutes…
- Les îles, toutes les îles…
- La Sainte Chapelle et les rayons
de soleil à travers les vitraux.
- Les toiles de Chagall dans
lesquelles on voit des amants qui volent en se tenant par la main.
- Le cloître de l'abbaye du mont
saint Michel.
- La bibliothèque de Coimbra.
- L'église de Loc-Envel.
- La mosquée bleue d'Istambul et la
basilique citerne.
- Le cimetière de Prague.
- Le requiem de Mozart.
- L'orient express.
- La tour Eiffel.
- Le tumulus de Gavrinis.
- Les temples d'Angkor.
- Les salins de … je sais plus…
- La cathédrale d'Albi.
- Mystras…
- Le Taj Mahal, la grande muraille
de Chine, Jérusalem, Florence, Rome, Venise, Volubilis, Fès, Uxmal, la chaussée
des géants, la vieille ville de Zanzibar, Sana'a…
Je n'y arriverai
jamais…
Tant d'œuvres, de
monuments, de livres, de films, de mots, de notes…
Le sablier file…
Je ne peux pas tout sauver, et chacun de ces éléments, pris tout seul, ne veut rien
dire, dit si peu de l'histoire des hommes, des femmes…
- Léa, deux ans, vient de faire caca
dans son pot pour la première fois. Ses parents sont heureux, on dirait que
c'est le plus beau cadeau qu'ils aient reçu de leur vie.
- Monsieur Kleinman habitait rue des
anges, il jouait du violon pour ses voisins.
- Un baiser sur mon cou, si doux…
- Les mains de Fatima quand elle
roule les graines de couscous.
- Une tartine de confiture de figues,
le matin, trempée dans un bol fumant, et le soleil qui passe à travers le
carreau de la fenêtre.
- Le premier cri de Thomas.
- Les larmes de Simon.
- L'odeur de la terre mouillée,
après l'orage…
Je n'y arriverai
pas.
C'est trop
difficile.
Je reprends toutes
les étiquettes jetées trop rapidement dans le bocal en verre.
Il reste encore
quelques grains dans le sablier.
Une seule
étiquette.
J'écris :
- "L’Ingénieux
Hidalgo Don Quichotte de la Manche", Miguel de Cervantes.
Une seule étiquette
dans le bocal.
Le sablier a fini
de s'écouler.
Je vais oublier.
Et si…
… Si je n'avais
rien mis dans le bocal, aurions-nous refait les mêmes erreurs ?
A quoi sert le
patrimoine, s'il n'est que décoration ?
Je veux oublier.
Pourquoi est-ce qu'on parle de patrimoine
d'abord, pourquoi ce mot, l'héritage du père ?… Et les mères alors ? Le
matrimoine, on en parle ? Est-ce que l'histoire n'a été faite que par des
hommes ? Est-ce que seul l'héritage de nos pères est digne d'être préservé ?
Faut-il seulement
le préserver ?
Fallait-il
seulement le préserver…
Je veux oublier.