PATRIMOINE (Adrienne)
Ce matin-là, ils avaient décidé de faire une randonnée vers les hauteurs. Un joli sentier partait du hameau, traversait des forêts et des alpages. Tout était beau, lumineux, frais, parfumé, tranquille.
Le sentier grimpait. Ils ne rencontraient personne et marchaient pourtant depuis quelques heures.
Au détour du chemin, tout à coup, une grosse cabane. Une sorte d’étable sur pilotis. Quelques vaches aux alentours, qui en broutant faisaient tinter doucement la cloche accrochée autour de leur cou. Il y avait différentes notes qui faisaient penser aux premières mesures du Pierrot lunaire.
Un homme est sorti de l’étable et s’est avancé vers eux. Il parlait un dialecte à consonance germanique qu’ils ne comprenaient pas très bien et lui ne comprenait aucune autre langue que celle-là. Pourtant, ils se sont compris. Il les a invités à l’intérieur. Ils l’ont suivi. Ils sentaient bien que refuser, ce serait lui faire un affront.
Il leur a fait signe de s’asseoir. Ils ont deviné à son geste qu’il s’excusait pour le désordre. Il n’y avait pas de véritable désordre, juste un intérieur sombre, très rustique, d’un homme vivant seul et qui ne reçoit jamais de visites. Il y avait une table en bois grossier, et deux banquettes. Ils se sont installés. Au travers des fentes dans le plancher, ils pouvaient voir les litières des vaches. L’homme a disparu dans un appentis.
Quand il est revenu, quelques minutes plus tard, il a déposé devant eux deux grands bols de faïence remplis de lait. Puis il est reparti dans les profondeurs de l’étable. Elle a jeté un regard désolé vers son compagnon : du lait, un bol plein de lait, elle à qui la moindre gorgée, l’odeur même du lait donne des nausées...
Revoilà l’homme. Avec un bloc de fromage, une motte de beurre et un grand pain gris déjà bien entamé. Son pain de la semaine, ont-ils compris par la suite, que quelqu’un du village venait lui apporter le samedi. Lui ne redescendrait qu’à l’automne. Là-haut, tout là-haut, il restait seul tout l’été, avec ses vaches, leur lait, le beurre et le fromage qu’il faisait lui-même. Dans sa cabane-étable tout en bois sur pilotis.
Il les incitait à boire, à manger. Elle a précautionneusement posé les lèvres contre le bord du bol de lait : il avait le parfum et le goût de toutes les fleurs de la montagne. Jamais au grand jamais elle n’a bu un lait comme celui-là, ni avant ni après ce jour.
Il y a trente ans de cela. Aujourd’hui, il n’est plus permis de conserver du lait, d’en faire du beurre ou du fromage, si le local n’est pas carrelé du haut en bas, nettoyé au jet d’eau, désinfecté, stérilisé.
Dommage pour les jeunes qui prendront le sentier de la montagne.
Maintenant, « nous sommes tous président ».