Ce
24 décembre, comme tous les 24 décembre, j’avais passé la journée au
bureau à cuver après la cuite magistrale de la veille… C’était une
tradition, la soirée de Noël chez Gégé. On la faisait le 23 parce le
24, la Toinette voulait que Gégé l’emmène à la messe de minuit alors il
fermait de bonne heure… Elle croyait pas plus au bon Dieu qu’aux
promesses de Gégé qui jurait une fois par an qu’il arrêterait de boire,
mais elle aimait bien les chansons et elle trouvait que dans son
costume de fête et ses guirlandes le curé faisait « très Noël », comme
elle disait. Alors nous, comme on était pas exactement à cheval sur les
traditions, ben on se prenait la biture de Noël le 23 décembre. Avec
tous ces gens qui nous reprochaient de boire sans raison, on mettait un
point d’honneur à ne pas rater les occasions de picoler où justement on
en avait une bonne, de raison…
En
cette fin de journée du 24 décembre, alors que les rues commençaient à
se vider et que les néons capricieux de chez Gégé avaient cessé de
clignoter sous les fenêtres de mon bureau, j’étais donc pas frais.
Comme ma Lulu travaillait cette nuit, j’avais le temps de finir de
cuver tranquille… Un grand cœur ma Lulu : elle avait presque de la
tendresse pour « ses désespérés de Noël », comme elle les appelait.
Tellement malheureux d’être seuls qu’ils venaient se réchauffer l’âme
et le reste dans les bas des filles de chez la Rolande la nuit de Noël…
et pour rien au monde elle leur aurait fait faux bond, ma Lulu. Une
grande dame. Et du coup moi je songeais à me positionner horizontal,
bien calé au fond de mon canapé pour faire ma nuit, quand ils ont
débarqué.
Trois
zigues qui devaient pas faire trois mètres de haut à eux trois,
déguisés en nains de jardin sautillants et qui se sont octroyé d’office
le canapé que j’essayais d’atteindre en titubant. Ils m’ont fixé avec
un mélange de dédain et de scepticisme. Je les ai fixés avec un mélange
de nausée et de doute : y avait-il vraiment trois nains de jardin assis
sur mon canapé ou étais-je encore vraiment bourré ? Je me suis rassis
derrière mon bureau en me disant qu’une fois que ça tanguerait plus j’y
verrais sûrement plus clair. Mais ils étaient toujours là. Et cette
fois je les ai fixés de mon plus beau regard d’abruti. Jusqu’à ce qu’y
en ait un qui se décide à parler :
- C’est vous Jean-Marc De la Motte ?
- Euh… ouais. En fait c’est John Mac Dermott.
- Oui, oui, on a vu la plaque tape-à-l’œil sur la porte…
- Tape-à-l’œil ? Ben faut bien qu’on la voit quand même !
Voilà
que des guignols échappés du cirque faisaient des remarques
désobligeantes sur ma plaque ! J’y avais mis presque tous les bénéfices
de ma première enquête, dans cette plaque : « John Mac Dermott &
Associés, détectives privés », en belles lettres tout emberlificotées
sur fond de dorures rutilantes… Bien sûr que c’était tape-à-l’œil ! Ils
croyaient quoi les nabots, que la clientèle allait venir là des fois
par hasard voir si y aurait pas un détective dans les parages ? Fallait
l’attirer, le chaland !
- Et d’abord comment vous savez que je m’appelle Jean-Marc De la Motte ?
- On sait beaucoup de choses… D’ailleurs, les associés, là, ils sont où ?
- J’en ai pas, vous le savez pas, ça ?
- Bien sûr que si… On vérifiait. Vous avez dit la vérité, ça vous rachète un peu…
Ils
commençaient à me les briser, les demi-portions. L’allait pas falloir
qu’ils s’attardent trop. J’avais déjà la tête comme une timbale un soir
de concert alors faudrait pas qu’ils me titillent beaucoup avant je
vérifie si un par un ils pourraient redescendre par le vide-ordures.
- Bon,
et vous avez atterri ici par erreur pendant un concours de lancer de
nains où vous êtes venus pour une raison particulière ?
- On a besoin de vos services.
- Vous voulez que je prenne Blanche-Neige en filature ?
- Le Père Noël a disparu.
- …
- Vous avez entendu ?
- Oui, oui. Euh… Lequel ?
- Vous en connaissez beaucoup ?
- Ben…
euh… Alors y a le père Noël qui tient la boucherie « Au bon nonos à
Nono », y a le père Noël qui vient le jeudi chez Gégé avec le père
Antoine, y a le père Noël qu’on appelle comme ça parce qu’il a épousé
la mère Noëlle, mais en vrai il s’appelle Robert…
- Bon, ça va, arrêtez. Nous on cherche le vrai Père Noël. Celui qui doit distribuer les cadeaux aux enfants cette nuit.
- Hum… Et vous êtes ?
- Ben ses lutins, pardi ! Vous croyez qu’on est quoi ? Des nains de jardin ?
Je
sais pas pourquoi je les ai pas foutus dehors illico, histoire de
piquer la ronflette dont j’avais besoin, toujours est-il que je les ai
laissé m’embobiner, les minus. Faut dire que j’avais pas beaucoup mieux
à faire cette nuit : dans mon état je ferais sûrement pas avancer
beaucoup l’autre enquête que j’avais sous le coude et puis faut avouer
qu’ils avaient réussi à m’amuser, les trois clowns, avec leur histoire
de Père Noël à retrouver d’urgence, attendu qu’on était le 24 décembre
et qu’il était déjà 18 heures…
Comme
c’était fermé chez Gégé, j’ai sorti la bouteille de secours que je
garde au bureau pour les cas de force majeure et je m’en suis jeté un
petit avant de partir avec mes trois mini-comparses à la recherche du
Père Noël.
Ils
m’ont expliqué que d’après la feuille de route de leur boss et compte
tenu de la dernière position qu’il leur avait signalée, il devait pas
être loin… Pour ne négliger aucune piste, j’ai passé un coup de fil à
ma Lulu pour lui demander si elle avait déjà vu passer des Pères Noël
au bordel… Elle en avait déjà eus deux, mais aucun dont la barbe était
vraie. Je lui ai dit de me prévenir si des fois il s’en présentait un
plus crédible. Par acquis de conscience j’ai aussi passé un coup de fil
chez Madame Suzanne à la Fanfan. C’était pour elle que je travaillais
en ce moment et comme je bossais à l’œil elle était toujours prête à me
rendre service. Mais pas de Père Noël de son coté non plus pour le
moment. Elle m’appellerait si jamais.
On
arpentait les rues le nez en l’air histoire de pas le louper si des
fois le vieux s’était coincé dans une cheminée, mais je cherchais
surtout une idée de l’endroit où il pourrait être intelligent de
chercher. D’habitude c’était à mes copains de beuverie chez Gégé que je
soumettais ce genre de question et en général je ressortais du rade
cassé comme un coin mais avec une piste pour le lendemain mais là, Gégé
fermé, mes alcoolos étaient dispersés aux quatre coins de la ville,
certains buvaient même à domicile autour d’une dinde, ou deux pour ceux
qu’étaient mariés, alors j’avais plus qu’à me démerder tout seul avec
mes lutins… C’est con, ça les aurait fait marrer, les poteaux, chez
Gégé, de me voir me ramener avec mes nabots…
J’étais
perdu dans mes pensées quand je me suis pris de plein fouet un
parcmètre planté droit comme la justice au milieu de mon chemin. Et
c’est là que j’ai eu l’idée.
- Et vous êtes allés chez les cognes ?
- Croyez vraiment qu’ils nous auraient pris au sérieux ?
- Ben je vous ai bien pris au sérieux, moi…
- Vous
êtes un ivrogne de privé raté sans le sou et vous n’avez accepté de
nous aider que parce que vous préférez toujours ça plutôt que cuver
seul dans votre bureau miteux un soir de Noël.
- Z’êtes durs là…
- …
- Mais on va quand même faire un saut à la maison poulaga. Venez.
J’accélérai
le pas direction le commissariat, bien la première fois que j’y allais
de mon plein gré en ne risquant pas a priori d’y finir la nuit en
cellule de dégrisement, avec comme trois petites ombres qui
trottinaient derrière moi… Ça me faisait marrer de les faire galoper et
comme ils m’avaient quand même un peu vexé, j’allongeai encore mon pas.
J’entrai le premier dans le commissariat, mes trois nains suants et
soufflants arrivant en courant un peu après… On a la vengeance qu’on
peut.
- ‘Soir !
- ‘Soir.
- Z’auriez pas eu du Père Noël, des fois, ce soir ?
- Lequel ?
J’entendais les nabots s’agiter dans mon dos, apparemment ça les chiffonnait qu’on mélange leur patron. J’ignorai.
- Z’en auriez pas un qui dit qu’il est le vrai Père Noël ?
- Si, à peu près tous…
- OK. Qu’est-ce que vous avez alors ?
- Attendez… que je regarde… On a déjà deux états d’ébriété…
Mes lutins secouaient la tête.
- … un tapage nocturne, un vol à l’étalage …
Trois
têtes qui se secouaient avec encore plus d’énergie en faisant
gling-gling du grelot qui pendouillait au bout de leurs bonnets
ridicules.
- … un exhibitionniste…
Gling gling gling gling gling.
- … un qui nous a foutu un bordel montre au carrefour Saint-Jérôme en bloquant la circulation avec un char à bœufs…
- C’est lui ! C’est lui ! C’est lui !
Je
regardai mes lutins avec perplexité… Ils avaient l’air bien sûr d’eux.
Moi j’étais pas super au point sur les us et coutumes en vigueur, mais
le char à bœufs, quand même, ça me turlupinait.
- Et votre patron il devrait pas plutôt se balader en traîneau tiré par des rennes ?
- Si. On vous expliquera. Vous pouvez le faire sortir de là ? Il va être super en retard, là.
- Brigadier ? Vous le gardez pour quoi celui-là ?
- Bof…
Pas grand-chose. Il était pas très cohérent, un peu désorienté, il
emmerdait tout le monde avec ses bœufs, alors on l’a mis là mais si
vous le voulez vous pouvez le prendre, hein ? Z’avez qu’à signer là. Et
pis vous oublierez pas ses affaires : il avait un grand panier… Le char
et les bœufs sont dans un champ, près de chez Léon, à la sortie de la
ville… Voyez où c’est ?
- Je vois, ouais. Merci bien. Joyeux Noël.
Sur
le chemin pour aller chez Léon, ils m’ont expliqué que le Père Noël
avait eu une grève des rennes cette semaine. Ils réclamaient le droit à
des jours RTT et refusaient la clause qui stipulait que le 24 décembre
ne pourrait être posé qu’à titre exceptionnel et à condition de ne pas
compromettre les livraisons. Les négociations étaient dans une impasse
mais les livraisons devaient quand même être faites. Le Père Noël avait
essayé de jouer les briseurs de grève avec son histoire de char à
bœufs. Ça lui avait pas bien réussi jusque là.
Les
lutins pensaient que si le Père Noël acceptait de retirer la clause du
24 décembre, les rennes reprendraient le travail sans délai et
assureraient la livraison. Le Père Noël était sceptique mais n’avait
plus vraiment le choix. Moi je pensais qu’il allait être temps de
reboire un coup si je voulais pouvoir continuer à écouter ce dialogues
de dingues.
Arrivés
au champ de Léon, tout le monde est monté dans le char, les lutins, le
Père Noël et les bœufs, et je jurerais qu’ils se sont volatilisés.
Moi
je suis rentré au bureau me réchauffer à ma bouteille de secours et
dormir enfin, histoire de me remettre les idées en place après cette
nuit déconnante.
Mais
quand au terme d’un court sommeil agité j’ai vu ma Lulu, sa silhouette
longiligne se découpant sur la lumière blafarde du petit matin, en
train de s’effeuiller avec langueur au rythme de ses talons aiguilles
cliquetant sur mon plancher grinçant et tout ça, rien que pour moi,
j’ai su que j’avais bien fait de le sortir du mitard, le Père Noël, et
qu’il avait pas oublié de me gâter en retour.