La table sur laquelle j’écris est celle-là même qui servait à nos grands repas de famille, il y a longtemps, à Saint-Bardoux. C’est peut-être pour cela que mes meilleurs souvenirs se bousculent, cherchant la faveur de mon clavier, quand je m’y attable.
Lorsque le silence du quartier me le permet, j’entends les conversations du passé, les rires des uns, les blagues des autres, les paroles enchantées de ma mère et les tentatives de solennité de mon père, pour servir tout le monde (pendant que c’est chaud).
En fermant les yeux, je nous vois tous présents au banquet de la Vie, nous n’avons pas une ride, nous sommes jeunes à jamais. Le dimanche, c’est encore plus flagrant ; dans la bonne humeur générale, les chaises s’approchent de la table en raclant le sol, les assiettes se tendent, les verres tintent, les exclamations fusent, les fourchettes piquent de bon cœur, le vin coule à flot, le pain croustille et les miettes multicolores sont les confettis de la table…
L’été, à l’heure chaude de midi, le soleil éblouissant traversait allègrement les fenêtres et il dardait ses rayons aux quatre coins de la salle à manger ; nous étions obligés d’entrecroiser les volets pour apporter un peu d’ombre au repas. L’hiver, c’est la cheminée qui crépitait dans la grande pièce ; quelquefois, une escarbille incandescente claquait dans l’âtre et tout le monde se taisait comme si le feu allait parler…
On avait des discussions animées mais elles ne s’engageaient jamais vraiment ; la politique, le sport, les faits divers, le cours de la bourse, tout ce qui peut promouvoir l’ambition, la jalousie et la cupidité, c’était proscrit à cette table. Si l’on débordait, mon père remettait vite les choses en place…
Naturellement, on racontait nos exploits, les bonnes notes de nos enfants, la future augmentation, etc. Je crois qu’on ne parlait pas de nos emmerdes parce qu’ici, elles n’auraient pas trouvé l’écho de nos lamentations ; ce n’était ni le moment, ni l’endroit, c’était seulement le temps heureux des retrouvailles.
Selon les saisons, on parlait encore des futurs légumes du jardin, de la fraîcheur du vent du Nord, des premières fleurs sur le cerisier, du manteau blanc qui avait accaparé le pré de Cinq Sous ou de la sécheresse préoccupante, des orages annoncés et du voisin, un peu laxiste, qui n’avait pas encore rentré ses ballots de paille…
Toi, tu étais au centre de la famille, dans le cocon aimant de nous tous, entre cousins et cousines, entre oncles, tantes et grands-parents. Papy surveillait personnellement ton assiette pour que tu manges toutes les bonnes choses qui se posaient sur les dessous de plat. Il te servait la première comme l’invitée de marque à sa table.
Petite princesse, on mettait ta serviette autour du cou, on coupait ta viande, on te servait à boire, on s’inquiétait quand tu rechignais devant telle ou telle victuaille. Mamy avait toujours de quoi à pallier un petit caprice ; quand on amenait le plateau de fromages, avec ses fortes odeurs, elle t’apportait un yaourt parfumé. Avant la fin du repas, on te permettait même de descendre de table, pour te dégourdir les jambes.
Parfois, au milieu de tout ce grand dépaysement, tu avais un petit coup de chagrin et tu réclamais ta maman. Vite, mamy te mettait sur son genou ; pendant qu’elle essuyait tes quelques larmes, elle te racontait des secrets que seules les petites filles peuvent comprendre ; elle t’emmenait dans sa cuisine et, en cachette de tous, vous prépariez ensemble la salade de fruits du dessert.
Le brouhaha autour de la table n’en finissait pas ; il était comme le passage d’un train rapide dans lequel on pouvait entendre tous les voyageurs. On se trouvait encore des ressemblances, on parlait chiffons et dentelles, on parlait chasse et pêche, on parlait de l’avenir en se gorgeant de ce présent extraordinaire.
Pour faire durer ce plaisir, on se resservait à boire d’une soif qu’on n’avait plus, on mangeait encore d’une faim qu’on n’avait plus…
Puis, c’était l’heure du champagne ; le bouchon, quand il était sur le départ, envoyait vite toutes les cousines se cacher en criant sous la table ! Les femmes rentraient la tête, fermaient les yeux, bouchaient les oreilles et les hommes, curieux, calculaient la trajectoire du projectile entre les ampoules du lustre, les hauteurs du buffet et les bibelots sur le manteau de la cheminée…
Tout à coup, dans un panache de mousse débordante, le champagne coulait à flot, les flûtes tintinnabulaient au diapason de la joie collective et on trinquait à la nouvelle année, à Pâques ou l’anniversaire du moment.
Fier sans le paraître, mon père contemplait sa lignée ; du nourrisson de l’année, bien à l’abri dans son couffin, à l’aînée de ses petits-enfants, préparant une énième bêtise, jusqu’à toi, occupée à rhabiller une poupée, il allait de l’un à l’autre et je suis sûr qu’il y décelait toute la joie d’être qui coulait dans vos veines ; c’était aussi la sienne…
A la fin d’un de ces repas gargantuesques, à chacun et chacune, il avait réclamé trois vers d’une récitation, un bout de lecture, une petite chanson, une ligne d’écriture, pour les avoir un instant dans la ligne de sa mire la plus admirative.
Après les espiègleries de tes cousins et les minauderies de tes cousines, quand vint ton tour, toute menue devant sa haute stature et devant l’attroupement de tes oncles et tantes attentifs, sans te faire prier, tu entonnas la chanson « Les Grenouilles » de Steve Waring, que j’avais en cassette dans la voiture et que tu me réclamais tout le temps.
Avec tes bras le long du corps, ta petite voix fluette et tes yeux cherchant dans le ciel les paroles, tu ne te trompas pas une seule fois ! Confiante, tu rajoutas même les gestes à ta chanson, les onomatopées aux bons moments et l’œil maussade à « la mousse qui descend des cyprès !... » Nous, on les voyait toutes, ces petites grenouilles, coassant et discutant au bord de la mare ! A la fin de ta chanson, il y eut plein d’applaudissements ! J’étais si fier de te tenir dans mes bras et de te soulever jusqu’au plafond ! Hé bien, ma fille, je peux te dire que les larmichettes, elles avaient changé de camp…