Parti pris des choses (Phil)
Il se prend encore pour un grand poète, c’est sûr.
A vouloir ainsi donner une âme aux choses.
Normalement je suis un objet inanimé.
Personne n’est censé savoir que j’ai une âme.
Et voilà que lui, le poète du dimanche, se met à se prendre pour Francis Ponge, et à nous prêter toutes sortes d’intentions farfelues. A nous, les choses. A moi. Pourquoi moi ? Qu’ai-je donc de si particulier ?
Je suis rouge. C’est entendu. Mais je pourrais être d’une autre couleur. J’en ai connu des blancs ou des verts, des tels que moi. Par exemple.
Je suis rouge. Peut-être que c’est cela qui l’inspire. Peut-être est-il un poète du dimanche rouge. Un poète maudit.
Je suis rouge et je suis rangé (normalement) avec deux de mes semblables. L’un d’eux est mon jumeau, quoique le poète l’ait acquis après m’avoir perdu. L’autre, le petit dernier, comment dirais-je ? Il est plus pop, on va dire. Plus dans le vent. Mais rouge aussi.
Je suis rouge, hormis la partie fonctionnelle de mon anatomie, qui est tout bêtement couleur de ferraille. Parfois le poète en éprouve le fil avec le gras de son pouce. Il fait ça avec circonspection comme si j’allais le mordre. Qu’il se rassure : s’il ne fait pas de geste maladroit, il n’y a pas de raison que son sang coule. Mais c’est déjà arrivé, hein, un matin de vendange, si ma mémoire est bonne. Sa main gauche saignait, saignait…
Je suis rouge, mais ce n’est pas une raison pour qu’ils me confondent avec une mara des bois. Si ? Parce que le poète, ou sa femme, je ne sais plus lequel des deux était le coupable, m’a un jour oublié purement et simplement sous le ciste qui s’étale paresseusement sur l’empierrement de l’allée. Sous un ciste. Vous parlez d’une idée. Je n’ai jamais rien eu à faire avec ce ciste, je vous assure. Sinon il ne s’étalerait pas aussi paresseusement.
Et lui, que croyez-vous qu’il écrit, dans son poème farfelu ? Que je me suis caché. Oui, vous avez bien lu. Caché. Comme si c’était ma vocation de faire mumuse. Comme si c’était marrant de rester des semaines durant sous un ciste. Pas étonnant que je sois tout tavelé maintenant. Ben oui, j’ai plein de taches de rouille sur ma robe rouge. A cause de ça.
La vérité, c’est qu’ils m’ont abandonné, oui, et ça, c’est une chose qui ne me fait pas tellement plaisir. Remarquez, pour ne pas faire de jaloux, ils ont oublié mon jumeau aussi, une autre fois. Sous un tas de mauvaises herbes. Qui a pourri sur place pendant des mois. Ce qui fait qu’il a fini par se trouver enterré. Alors qu’il n’était même pas mort. C’est fou comme les gens ne sont pas soigneux. Du coup il est tavelé tout pareil que moi, le jumeau. Il n’y a que le petit dernier qui s’en sort bien. Mais il grince, lui, j’ai remarqué.
Le nouveau, c’est comme un enfant, voyez, alors ce doit être pour cette raison qu’il a les faveurs de la femme du poète (je ne dis pas la poétesse comme on dirait la présidente ou la générale, elle n’écrit pas, elle, elle ne se prend pas pour un grand poète, mais ça ne l’empêche pas d’être moyennement respectueuse des objets).
C’est donc le jumeau ou moi qui avons la joie d’être pris en main par l’autre grand rêveur. C’est l’archétype du distrait, ce mec. Un poète, quoi. Même du dimanche. C’est d’ailleurs souvent le dimanche qu’il s’acharne sur l’un de nous. Il se dirige vers un buisson, et je peux vous garantir que dans ce jardin il y en a une pléiade, des buissons, de la main gauche il s’empare d’une poignée de branches, et de l’autre main, il m’envoie au charbon. Evidemment, comme il est distrait, il fait à peu près n’importe quoi, ce qui fait qu’il jure à n’en plus finir et que le boulot est mal fait et qu’il s’en prend à moi et disant que c’est moi qui fais n’importe quoi, que je suis complètement ouf, et là cela va sans dire que j’adapte mon langage, hein, parce que je ne voudrais pas qu’un des non-mousquetaires des défis du samedi en vienne à me censurer.
Le pire, c’est quand il s’attaque à la treille. Parce qu’avec les pampres et les vrilles qui s’entortillement partout, j’ai beau être vigilant, je n’y peux rien si sa main droite a deux mains gauches et qu’on récolte des feuilles à la place des grappes bien dorées, ou si on confond le fil du téléphone avec un sarment sec. Après ce coup là, j’étais toujours dans la poche arrière de son jean quand il a pris son portable pour appeler piteusement le service de dépannage.
Voilà. Aujourd’hui c’est le forsythia qui a morflé. Je vais regagner la caisse où m’attendent le jumeau, le nouveau et d’autres objets plus ou moins utilitaires tels que le plantoir, la serfouette, et les gants renforcés. Enfin, s’il daigne me ranger, évidemment.
Avec tous ses effets de style et ses tours de phrases, le poète du dimanche n’a même pas songé à me nommer, je remarque. Et bien tant pis. Je suppose que ses lecteurs comprendront quand même qui je suis. Non ?