Carolina (Pascal)
Pendant l’escale à Wilmington, nous eûmes, comme à Salvador de Bahia, beaucoup de succès. Vitrine du beau Pays de France, le sourire de faconde toujours de sortie, notre fameux pompon rouge que ces demoiselles se pressaient de toucher, le prestige de l’uniforme, étaient nos meilleurs atouts auprès de cette gent féminine. Sur la plage arrière, le grand pavillon tricolore battait notre éternelle chamade…
A l’heure de la sortie, une lente file de voitures attendait les permissionnaires. A la queue leu leu, devant la coupée du bord, elles nous cueillaient par un ou par deux, nous autres, jeunes ambassadeurs de notre métropole dès qu’on mettait un pied sur le quai. Invités dans des familles de la ville et des alentours, nous contribuions avec bonheur au prestige de notre pays. C’est vrai qu’il y a quarante ans, nous autres, les marins français, dans tous les ports de tous les continents, nous avions une aura de belle réputation mondiale. A Sébastopol, on avait signé des autographes ; dans les Iles du Vent, on nous avait décorés avec des colliers de fleurs ; en Amérique, même en goguette, nous étions reçus comme des LaFayette…
C’est ce qui était arrivé à un de nos collègues du poste des mécanos ; happé à la sortie du bateau par un somptueux carrosse digne d’un conte de fées, il s’était retrouvé dans un enchantement, un rêve, une autre dimension. Avec force détails, il nous avait expliqué la véritable réception qui avait eu lieu en son honneur, dans une de ces vieilles maisons à l’architecture « antebellum » ; ces maisons conservées et entretenues dans leur cachet d’avant guerre. Pour nous faire baver de jalousie, il n’avait rien omis de sa jeune vingtenaire et beaucoup rajouté, sans doute…
D’abord, elle l’avait emmené jusque dans un magasin branché de la ville ; il y avait acheté quelques souvenirs et l’incontournable drapeau des Confédérés. Ensuite, ils allèrent chez elle, enfin, chez ses parents. Main dans la main, ce fut la promenade dans le parc, la tonnelle, la boisson rafraîchissante, le coucher de soleil, le french kiss, le lustre immense dans le salon, les tapis, plus grands que des terrains de foot, le repas aux chandelles servi par des loufiats noirs, les mille desserts sur des plateaux d’argent ! Il ne manquait plus que le feu d’artifice au fond du jardin et la poignée de main du gouverneur de Caroline du Nord…
Un peu avant les couleurs du matin, il avait créé un attroupement envieux dans l’avant poste ; à ses dires d’argonaute, Il avait passé une soirée torride avec son autochtone.
Inoubliable, exceptionnelle, grandiose et à cours de superlatifs, il ne tarissait pas d’éloges chaque seconde passée en sa si charmante compagnie. Lui, avec son talent de marionnettiste, il lui avait expliqué ses galons rouges de jeune quartier-maître sur les manches de sa vareuse, l’hélice et la roue dentée, preuve de son appartenance au Corps d’Elite des Mécaniciens, la légende du La Bourdonnais, les aventures de son bateau dans le triangle des Bermudes et plein de prouesses fantastiques que lui seul était capable de raconter dans la confidence d’une oreille attentive…
Lui, le timide chti, dévolu sueur et âme à la pression de la TPH (Turbo Pompe à Huile) de la machine arrière, il avait à lui tout seul conquis les States. Avec ses yeux bleus, son teint blanc, son accent du nord et son anglais petit nègre, on l’imaginait bien en train de vendre ses chicons à sa miss América de la grande maison à colonnes. Du petit nègre chez les sudistes, la partie n’était pas gagnée… Indéboulonnable, il bousculait nos rires et nos sarcasmes avec des revers de soupirs désabusés en nous considérant comme des indécrottables incultes…
Mais oui, il lui avait laissé un souvenir plus qu’impérissable ! Mais oui, elle allait le récupérer à la coupée, ce soir même, quand l’heure de la sortie sonnerait ! On n’avait qu’à venir voir ! Entre deux baisers, elle lui avait promis, cette mignonne friquée…
Selon ses traductions approximatives, les aïeux de la fille étaient des générations de propriétaires d’immenses champs de coton et, à cause de ces cons de l’Union, avec Lincoln à leur tête, et leurs idées d’abolitionnisme, ils avaient perdu tous leurs escl… ouvriers, avec la guerre de Sécession…
Pas démonté, il avait passé la soirée, avec son « Stainless banner » posé sur les épaules, pour preuve qu’avant la fille, il avait déjà épousé la cause des Confédérés…
Il se voyait bien reprendre l’exploitation, mon pote de la TPH. Ni une ni deux, il se mariait avec la fille, il foutait les beaux-parents à la retraite et il plantait des champs de betteraves pour ne pas avoir d’emmerdes avec les flics de l’immigration…
A une heure du matin, elle l’avait ramené à bord de sa bagnole : une flambante Ford Mustang cabriolet, rouge brique. Il se souvient encore de la musique country qui dégoulinait en arpèges doucereux par tous les haut-parleurs de la belle voiture… De chti, il était passé sudiste, le crabe de la machine arrière ; il prévoyait sans doute de se faire bientôt naturaliser américain. …
Dix-sept heures, l’heure des permissionnaires. Sur le pont, yankee en diable, il sifflait « Dixie », mon pote, pour se donner du courage en attendant sa promise. Nous autres, planqués sur le roof, on suivait son manège de près ; on voulait voir sa belle sécessionniste, au volant de son attelage rouge brique et dans une romantique robe… de coton…
Les gars de sortie se pressaient à la coupée ; les voitures défilaient en aspirant les matelots qui débarquaient. Tout à coup, la belle bagnole, la flambante Ford Mustang cabriolée de chez « My dad is rich » a déboulé jusque devant la coupée ! La fille a parlementé cinq secondes avec le taf qui attendait son tour puis, sans façon, elle l’a invité à prendre place à côté d’elle ; c’était Max, un pote électricien parisien. Notre chti national s’était fait voler la vedette par un vulgaire Brevet Elémentaire, de quoi bouffer sa bâche…
Philosophe, et plus pragmatique que romantique, il s’était consolé en allant visiter un truc dément, un truc à l’américaine : c’était l’USS North Carolina, un cuirassé de la deuxième guerre mondiale, un héros de la guerre du Pacifique, baignant comme musée flottant dans un bassin de visitation.
Le lendemain, à dix-sept heures, la Carolina est revenue avec sa belle bagnole ; ce coup-ci (si je puis dire), elle a emballé un brave artilleur de Metz avec ses sourires de fédérée à la ouate… C’était devenu un rituel ; le lendemain, c’est un second, un marseillais fringant, à la langue bien pendue, qui eut l’heur de la sortie en décapotable. Le lendemain, on était partis. C’est qu’elle aurait pu facilement embarquer notre vieux pacha, il était breton, et l’emprisonner avec ses ficelles de casquette, cette dévoreuse de petits français !...
Après, on dira que c’est nous qui faisions du tourisme sexuel…