A toute berzingue, nous avions atteint nos postes de combat ; comme les autres, je m’étais jeté hors de ma bannette, j’avais sauté dans mes godasses et je m’habillais en courant. Deux minutes quatorze pour gagner son poste, c’est long quand l’ennemi a déjà pointé ses armes sur nous ; si vous aviez vu notre fourmilière agitée par les ordres impératifs lancés dans les haut-parleurs ! Tout le monde avait rejoint ses attributions, bien avant ce temps imparti. Véritable feu follet, perché dans la mature, j’observais les faits et gestes du navire ennemi…
Jeu de guéguerre habituel, chatouillement d’ego ou mise en situation des forces en présence, nous avions dû approcher trop près d’une terre ennemie. Là-bas, ignorant tous les codes maritimes, un hydroptère antagoniste menaçant nous sommait de quitter ses soi-disant eaux territoriales ; il avait dégagé ses tubes lance-torpilles, armé ses mitrailleuses et il nous balançait nerveusement ses messages en morse lumineux…
En entrouvrant une tape de hublot, je surveillais les manœuvres du belligérant…
De l’angoisse ? Un peu, quand même ; à la recherche d’informations, nous étions sur le qui-vive, écoutant tout ce qui pouvait se dire ou s’entendre dans les coursives. Au remue-ménage du poste de combat, il régnait maintenant une étrange torpeur sur le bord.
Démonstration de force et manœuvres d’intimidation, nous aussi, nous avions fermé nos écoutilles, pointé nos canons, découvert nos tubes lance-torpilles. Dans la célérité des mécanismes, les télépointeurs avaient cherché leur cible, l’avaient repérée, l’avaient rentrée dans leurs systèmes de guidage ; nous étions comme un hérisson en boule, paré à l’attaque, avec toutes nos épines orientées sur l’ennemi…
De l’avant à l’arrière, un épais silence avait envahi le bord ; nous étions les oreilles du navire cherchant à anticiper le futur avec nos perceptions à l’affût du moindre bruit. On entendait seulement les craquements du bateau, les frottements des vagues contre la coque ; on s’entendait même respirer. Parfois, il y avait des crachotements dans la radio du chef de tranche ; les échanges étaient précis comme les derniers ajustements d’une machinerie bien huilée. Nous, on le regardait intensément comme s’il avait tout à coup les réponses à tous nos questionnements…
Dans une tourelle de 127, à côté d’un solide artilleur, je comptais les obus perforants qu’il organisait dans son rack… Le cliquetis automatique des chaînes de chargement dans la noria conférait à l’ambiance tendue un sentiment de puissance mêlé d’autant de fragilité et les douilles s’amoncelaient dans le barillet géant ; pour me réconforter, je me disais que les canonniers du bord cherchaient les meilleurs « pélots »* pour charger leurs culasses…
C’était évident ; le pacha ne s’en laisserait pas compter ; ce n’est pas notre cinq galons or qui fuirait devant cet adversaire belliqueux surgi de nulle part. Chacun de nous était à son poste ; même si j’avais oublié de lacer mes godasses, le bateau, lui et nous, nous ne faisions plus qu’un et il le savait…
Tout là-haut, le détecteur de veille tournait obstinément ; il était comme une toile d’araignée capturant tout ce qui se tramait dans nos alentours. Au CO, je visualisais la tache obsédante du bateau adversaire que nos radars balayaient sans relâche…
Nous avions stoppé les machines ; le bateau roulait doucement, bercé par des vagues caressantes. A cause de cette mer trop bleue, si ce n’était ce terrible climat d’hostilités manifeste, on aurait pu penser à une gentille croisière sur l’Adriatique…
Parce que, c’est beau, la mer Adriatique. Au grand large, poussés par quelques zéphyrs, il y flotte des parfums de terre aux sensations capiteuses ; on y retrouve des senteurs de rochers chauds, des effluves de garrigue mouillés de rosée et des arômes de miel et d’épices rares. La couleur de l’eau ? Tantôt bleu caraïbe, tantôt bleu cobalt ou encore turquoise, on imagine les fonds marins bordés de sable blanc, d’algues émeraude et des courants profonds aux reflets safran. Mais nous n’étions pas dans le dépliant engageant d’une croisière touristique, celui que ma femme me tend résolument quand on parle vacances…
Sur la plage arrière, planqué à plat ventre derrière une bite d’amarrage, je nous cherchais le meilleur angle de tir… Les six lourds canons des trois tourelles de 127 étaient ostensiblement dirigés sur l’embarcation adversaire ; ils étaient comme des doigts tendus et vindicatifs annonçant à l’ennemi une terrible punition imminente. Profil bas, n’importe qui de sensé aurait fait machine arrière devant notre détermination impérieuse.
Sur la passerelle, nos grosses jumelles étaient aussi braquées sur le bateau d’en face ; on observait les moindres mouvements sur le pont. On aurait pu donner un âge à chacun des marins figés dans leur attitude hostile ; ils étaient aussi jeunes que nous. La partie de poker avait commencé ; un seul éternuement, une toux mal interprétée, un geste déplacé, et notre pacha aurait balancé la purée…
En quête de notoriété, et si le « vieux » était en mission personnelle d’une nouvelle fourragère, d’une nouvelle médaille du Mérite ? Et, coup de folie, s’il avait pété les plombs ? Et s’il avait pris seul la décision d’aller affronter ce pays et ses alliés pour ajouter des étoiles à sa manche ?!... A force d’escales solennelles, de sabre devant le nez, de commander des bateaux de guerre, de lire des livres sur les batailles navales, Légion d’Honneur et distinction suprême à la clé, il s’était peut-être grisé d’abordages, notre vénérable commandant ! Allez penser dans la tête d’un cinq galons or, vous !... A côté du pacha, j’essayais de traduire les rictus de son visage cireux ; j’avais beau passer et repasser devant lui, il ne me voyait pas comme si j’étais dans un mauvais rêve…
Brûlant de fièvre, cette conclusion funeste me ratatina sur place ; je rentrai la tête dans les épaules car tous les projectiles du bateau ennemi allaient me tomber dessus. Je vérifiai encore la bonne fermeture de mon gilet de sauvetage ; il me piquait le cou comme une couverture trop rêche…
Qui allait tirer les premiers ? Qui engagerait le début des hostilités ? Dans les gros titres des journaux du monde entier, je voyais déjà le nom de mon bateau inévitablement envoyé par le fond, avec le trombinoscope jeunot et souriant de tout l’équipage disparu ; malheureusement, dans les journaux varois, on l’avait déjà vu… en d’autres temps.
Des survivants ? Il n’y en a jamais ! Témoins dérangeants, aux supplices des explosions, des brûlures et de la noyade, ils disparaissent corps et âme dans les abysses !... Au paradis des Marins, y a-t-il des bateaux de guerre, des pays étrangers, des convictions à défendre, des bons et des mauvais ?...
Nous étions prêts ; on attendait quelque chose qui ne venait pas ; bluff crispant, c’était un duel à distance où chacun des deux protagonistes cherchait à impressionner l’autre. De feu, de fer et de sang, l’accident diplomatique était paré dans nos affûts… Tout à coup, ça a pétaradé de partout ! C’était l’apocalypse ! Ces salauds, ils envoyaient des fusées éclairantes dans tous les azimuts ! Elles explosaient dans le ciel en l’inondant de toutes les couleurs ! Aussitôt, le pacha a riposté ! Comme des gros pétards de célébration, j’ai distinctement entendu la salve impétueuse des six coups de canons ! J’ai failli chavirer, tomber de mon lit ! J’ai entrevu la Mort ! Elle était nue !... Ma femme est allée refermer les volets de la chambre ; dehors, on tirait le 14 juillet…
*Pélot : projectile
*Vieux : commandant