Diners d'enfance (Papistache)
Maman n’entrait pas dans la cuisine : elle vivait dans la cuisine. Son tablier écossais noué dans le dos, elle présidait à la composition des repas. Certains soirs, elle sortait la poêle du placard sous l’évier.
Culottée, la poêle, comme chaudron du diable ! Une poêle en fer, pas en inox, en fer noirci à la flamme. Maman y laissait tomber, de son couteau, un fort copeau de margarine. La margarine Astra, conditionnée en cubes de 10 cm sur 10 cm. La flamme bleue du gaz sautait ; la margarine grésillait. Maman jetait les restes du repas de midi dans la graisse liquide ; parfois c’étaient des pâtes, des pommes de terre ou des carottes, mais aussi, parfois, c’étaient des haricots. Ces haricots mis en conserve ou en saumure qui revenaient régulièrement sur la table.
Les haricots rissolaient. Sûrement Papa devait aimer les haricots saisis, ou Maman, ou mes sœurs, enfin quelqu’un, certainement. Cinq enfants ! Maman devait avoir vingt bras ! Il ne devait manquer que le vingt-et-unième pour touiller les haricots ou alors la poêle était-elle en cause. La tambouille attachait. Autant le petit Papistache se régalait des haricots cuits à l’eau et servis au déjeuner, autant sa langue et son palais se contractaient au contact des légumes desséchés, les bons soirs, charbonneux plus souvent.
Assez vite, il envisagea de terminer le plat à midi pour éviter qu’il en restât pour le dîner :
— Ils sont bien bons, tes haricots, Maman, je peux en avoir encore un peu ?
Regard dans la casserole :
— Non, mon grand, il en reste juste assez pour ce soir. Mange donc un morceau de pain si tu as encore faim.
De même qu’il était inconcevable de quitter la table en laissant un morceau de pain à côté de son assiette, chez nous, il était inenvisageable de vider le contenu de son assiette ailleurs que dans son estomac.