Il marche pesamment, sans ombre sous le ciel pour guides son regard, un rêve, une chanson; nulle trace après lui - l'oubli sur ses talons absorbe son passage ainsi que l'eau le sel
Sans histoire connue, serait-il une feinte ? Ni homme ni fantôme, il existe à peu près moins que le romanesque et plus que le reflet; d'où vient qu'il puisse alors entonner une plainte ?
C'est qu'il est tout en un, présent, passé, futur; l'hier est l'aujourd'hui qu'il porte vers demain et cette mélodie dont vibre son chant plein s'invente à chaque pas une ample tessiture
L'oubli qui le talonne est le risque encouru par qui pourrait nourrir quelque espoir de retour quand le sens de la vie et celui de l'amour inspirent à l'instant sa quête d'absolu
Le plus petit atome est lourd de ce destin - tout le poids du vivant en est la charge utile, la même gravité s'en évade, gracile au rythme balancé qui anime sa main
Le promeneur, alors, est le dépositaire au nom de ce qui fut et ce qui se fera du bagage mouvant que chacun de ses pas transporte, en célébrant la beauté éphémère
Il avance toujours; un rêve devant lui l'exonère d'une ombre au profit de son chant, le regard où le ciel agrège l'océan, la musique du nombre élevant l'aujourd'hui.
-« Effet trompe l’œil, une seule partition pour un récital en double.
Tsstsstss… mes Dan’oiseaux (comme il aimait à les appeler) assez parloté !
Allez donc faire vos gammes.Et pas de fausseté » !
Tout
était dit. Il n’y avait plus qu’à. Seulement voilà, c’était sans
compter sur l’esprit de plaisanterie de Dan et Waso. Deux bons vieux
potes qui se connaissaient depuis les années 1978. Sans oublier les
heures passées à jouer de toutes sortes d’instruments de musique dans
la cave du pavillon familial de Saint Saturnin lès Avignon. C’est
pourquoi, depuis 5 ans maintenant, ils se rendaient ensemble, une fois
par mois, au conservatoire du Bois de la mousse, afin d’écouter les conseils que voulait bien leur prodiguer Merle Moqueur, un professeur de piano de renommée internationale.
En quelques sonorités, voilà ce que l'on enAttendait d'eux.
( traduction pour les non- avertis) PA PA PA PAMMMMMMmmmmmm…)
paM …pAM! ( traduction pour les non- avertis) paM …pAM !
Papi ! Papi !
( traduction pour les non- avertis)Papi ! Papi !
accordPLAQUÉ !
( traduction pour les non- avertis) accordPLAQUÉ !
(fait par l’un, tandis que l’autre répondait…)
Poum !pooum! poumPOU!
( traduction pour les non- avertis) Poum ! poum ! poum ! poum ! POUM !
poupoupouPOUM !
( traduction pour les non- avertis) poupoupouPOUM !
tritritritriolet. ……
( traduction pour les non- avertis) tritritritriolet. ……
tri tri tri trioLET!
( traduction pour les non- avertis) tri tri tri trioLET!
(souple et détaché le poignet !)
La
partition ne semblait pas difficile. Les doigts ne demandaient qu’à
apprendre. Alors ils apprirent. D’abord séparément sur leur propre
piano, chacun sur son petit tabouret, le port droit, les poignets bien
au dessus des touches blanches. Puis arriva le moment tant attendu de
travailler en concerto de mano à mano.
Une seule partition
Un seul piano
Un seul tabouret
Pour sur, cela compliquait bien les choses.
Une seule partition
? Ils décidèrent de procéder par ordre alphabétique. Une fois ce serait
Dan qui tournerait la page, une fois ce serait Waso qui tournerait la
page… et ainsi de suite.
Un seul piano
? Là, ils tirèrent au sort. Résultat, ce serait Dan qui prendrait le
coté gauche et Waso le droit. Ce qui rendait inévitablement le jeu plus
difficile, vu que Dan faisait la partie
haute de la mélodie et Waso la partie basse. Nous assistâmes alors à de
périlleux passages de mains, de terribles prises de risque à s’en
mordre les doigts, d’acadabrantesques chevauchement de poignets allant
malheureusement jusqu’à l’épuisement du clavier.
(….et
de 2, car ce n’était pas le première fois. La toute première fut un
samedi après-midi que Dan jouait mélodieusement une marche nuptiale en
la chapelle du p’tit canard boiteux. Quand l’idée lui prit d’harmoniser
la partition à sa façon et d’en monter la tonalité. Ainsi pensé, ainsi
fait. Mais cela était sans compter que vieux clavecin, qui n’était pas
né de la dernière pluie, ne souffrait aucune indélicatesse. Et du coup,
note jouée, note coincée à jamais,,,, mais je m’égare, je m’égare)
Un seul tabouret ? L’affaire devenait périlleuse car avec le temps, ils avaient tous deux pris un certain embonpoint certain même
! Ils essayèrent bien de jouer à pile ou face qui des deux serait sur
le tabouret et supporterait l’autre en toute confiance. Mais la figure
composait allait au-delà de toutes désespérances. Fort heureusement, il
restait quelques jours avant l’apparition en publique.
Nos 2 Zig’multipliant efforts, café et autres aphrodisiants.
pour ceux qui voudraient voir la version originale (en vidéo pure jus) http://61sylvie.canalblog.com milles excuses de vous réORienter sur une autre page mais j'ai pas pu faire mieux pour illustrer sur celle-ci,toute la musicalité du texte
Ma mémoire est bien fournie sans miroir Ma mémoire a tous les droits, mal adroits et droits Sa duplicité peut se lancer en l'air et rester pleine de mystères La conscience est
en ma présence et pleure lors de son absence
Ma mémoire peut quitter mon corps sans rêver ou rester à bord sans remord Son doublepeut ouvrir sa fenêtre vers le prêtre et se moquer de son être
Ma mémoire peut s'enfuir juste pour rire et se donner envie de mourir
Ma mémoire est parfois noire mais reste pleine d'espoir d'une blancheur pleine de chaleur
La naissance se cache hors mémoire la mémoire se cache en ses sens
Certains prennent toujours le même chemin d'autres cherchent plus loin
Ma mémoire passe entre sujets et objets pour me rassembler toute entière
Dans la famille,
nous avons
un pouvoir. On n'a pas le droit d'en parler mais je vais en dire un mot
quand
même. Mes
parents ne
veulent pas qu'on nous prenne pour des fous. On peut en parler, mais
uniquement
entre nous. Ca
nous
amuse bien, c'est sûr.
J'ai eu du mal à
tenir ma
langue au début mais maintenant ça va, j'y arrive. Je crois que j'ai compris
que c'était
important. Les gens ne nous verraient plus pareil. Et puis c'est notre
secret à
tous les quatre.
Tout ça, c'est
manière de
voir, dit mon père, avec un grand clin d'oeil. J'aime bien ses clins
d'oeil.
J'en profite quand j'ai les siens. On se raconte tout ça le soir à table.
Qu'est-ce qu'on
rigole ! Notre
pouvoir, c'est qu'on s'échange nos regards. Si, si. On garde nos yeux,
sinon les
gens se douteraient, mais on voit avec les leurs, avec ce que les autres
verraient. Mon père, mon frère, ma mère, ça dépend. C'est
assez difficile à
voir, comme ça, alors le mieux, c'est un exemple.
L'autre
jour, j'avais
les yeux de mon père. Eh bien je n'arrivais à attraper une branche. Elle
était
pas haute, pourtant. Enfin, il me semblait. Avec les yeux de mon frères,
j'ai lu
des livres que j'avais déjà lu. Avec ceux de ma mère, j'ai pas réussi à
attraper
le ballon. Une autre fois, mon petit frère m'avait prêté les siens. Je
voyais super
bien les fleurs alors que d'habitude, elles me passaient en dessous.
J'ai sauté
au-dessus d'une branche que j'aurais pu enjamber. C'est rigolo le regard
des
autres. C'est tout pareil en pas pareil.
Certains
matins, donc,
on décide qui aujourd'hui aura les yeux de qui. En général, on le fait
beaucoup
en vacances ou les week-ends. Des fois c'est en semaine. C'est plus
drôle. C'est
un peu comme on veut. C'est à celui qui a l'idée. Au début, je voulais le
faire tout le
temps, mais j'ai appris que je ne saurais plus trop voir avec mes
propres yeux.
Alors on ne le fait pas trop souvent. Disons que ça dépend des fois.
Quand mon père
va à un
concert, il aime bien les miens, parce que tu vois tout, il dit. C'est
vrai que
chez nous, c'est souvent moi qui trouve les choses. Même dans le frigo.
Quand ma mère
va voir la
sienne, de mère, elle aime bien les yeux de mon frère, elle dit que ça
la
rajeunit. Mon
petit
frère aime bien les miens assez souvent. Il dit qu'il comprend mieux.
Mais c'est
logique. J'ai un peu d'avance sur lui.
Les matins
des yeux,
après le petit déjeuner, après avoir bien regardé la situations sous les
angles,
on fait un cercle. On est debout. On se tient tous fort par la main, on
ferme
les yeux, justement, on compte jusqu'à dix chacun dans sa tête et on
ouvre les
yeux. Et hop, c'est parti. La première fois, je suis tombé. J'avais les
yeux de
mon père. j'avais l'impression d'être un géant. Que mes pieds
arriveraient
jamais à suivre. J'étais crevé, le soir.
Ce matin, j'ai
eu les yeux
de mon frère. Lui ceux de mon père. Mais il a pas pensé et il a
oublié ses lunettes. Il n'a pas trop vu le tableau et mon père avait les
yeux de
ma mère. Il a sacrément eu mal à la tête. Leurs yeux voient mal pas
pareil, il a
expliqué. Je voyais trouble ! Il rigolait. J'ai fait celui
qui
rêve, on me trouvait le regard ailleurs. Ma mère lui a dit
qu'heureusement
que les gens ne se regardent plus, ils auraient pu penser que tu voyais
double.
Ils se sont marrés.
C'est ça, les
soirs de
regards. On rigole.
A l'école, avec
les
yeux du frangin, je me suis cogné les genous. Elle était toute petite la
classe,
pourtant j'y étais déjà allé. Et puis je ne savais pas où me rendre.
J'ai suivi
son corps. Il était hésitant.
Tout au long de
la journée,
j'ai eu l'impression de revivre des choses déjà vécues. Je la
connaissais, cette
salle !
- Regarde,
regarde, m'a dit
Théo à un moment. Théo, c'est mon meilleur copain. Il avait le doigt
tendu. Les
yeux de mon frère ont suivi le doigt, qui se dirigeait vers le ciel. Que
pouic.
- Quoi ? Ben
tu vois pas
?
- Non, pas
bien.
- Mais si la
grue !
je regardais
trop haut, en
fait !
- Ah la
grue.
Je fronçais les sourcils, cherchant un
chantier, ou
un truc comme ça, quelque chose qui pourrait le mettre sur la voie. Mais
rien.
Ca ne
m'étonne pas que
tu l'aies pas vu, dit fièrement Théo. C'est des oiseaux rares,
on a du
mal à les repérer. Théo aime bien faire son malin, je l'ai fusillé du regard.
Au
ballon, par
contre,
c'était bien. Je les voyais venir plus vite, les ballons, et aussi les
adversaires, même les grands. J'arrivais à trouver des trajectoires
comme
jamais. Les grands m'ont adopté.
Je voyais bien
qu'ils n'en
revenaient pas. Je souriais dans mon coin.
Les sinistres
couloirs en pierres étaient peu à peu devenus une série de corridors et de
galeries. Des boiseries ininterrompues et des lambris de chênes revêtaient les
murs et le plafond décoré à intervalles réguliers de lustres monstrueux.
A chaque sursaut de
flamme du chandelier de Monsieur « D », un éclair traversait les pendeloques,
et réveillait dans l’ombre, le long des boiseries, la hure hargneuse d’un
sanglier, ou la tête résignée d’une biche qui nous regardait de ses yeux morts.
Je me rendis compte
subitement que ce corridor me devenait antipathique. Depuis combien de temps
déambulions-nous ainsi ? L’atmosphère de cet endroit devenait irrespirable. Il
y avait là une malédiction. Quelque chose de satanique.
Nous marchâmes longtemps
ainsi, monsieur "D" devant moi, tenant le chandelier qui éclairait le
long corridor et se reflétait dans le cristal des lustres suspendus
régulièrement au plafond. Petit à petit, les trophées accrochés aux murs furent
remplacés par des miroirs, de grands et longs miroirs encadrés de boiseries
dorées qui me rappelaient les miroirs suspendus dans le salon de ma grand-mère.
A ce souvenir, mon
cœur flancha et j'aurais tout donné pour être en train de boire le thé, là-bas,
dans l'odeur de fleur d'oranger qui flottait toujours chez elle.
Plus nous avancions
et plus les miroirs se rapprochaient, se touchaient presque et se dépouillaient
de tout ornement inutile. Je marchais maintenant, tel un automate, derrière
monsieur "D", ne sachant plus exactement qui j'étais, ni ce que je
faisais ici.
Mon regard se
faisait vague et j'errais, tel un somnambule, quand, tout à coup, je ressentis
une violente douleur à la tête. Ahuri, je restais sonné un moment devant ce qui
me paraissait, il y a peu de temps, comme le dos de monsieur "D" et
qui, en fait, n'était qu'un miroir de plus placé en travers de mon chemin.
Je réalisai alors
que j'étais seul entouré de miroirs et de vitres, apercevant de loin le
chandelier que monsieur "D" avait déposé par terre avant de disparaître.
La
salle des blasons
Les événements
prenaient un tour pour le moins inattendu. J’avançai le bras pour saisir le
chandelier dont j’appréciais mal l’emplacement. Le miroir se déforma comme un
film transparent, puis céda sous la pression et se déchira sans bruit.
Sans bien réaliser
comment cela s’était produit, j’étais passé de l’autre coté du miroir.
J’avais déjà
entendu parler de ce phénomène surnaturel, qui restait pour moi une fantaisie
de conteur… jusqu’à cet instant.
A présent, il avait
repris son aspect normal, à ce détail près qu’il ne reflétait aucune image.
Un rapide coup
d’œil circulaire me fit prendre conscience de l’immensité de la salle dans
laquelle je me trouvais. Elle aurait pu accueillir cent cavaliers et leurs
palefrois. Les murs étaient recouverts de blasons disposés en alternance avec
de gigantesques portraits de familles.
Le silence était
oppressant.
- Monsieur « D », où êtes-vous ?
appelai-je d’une voix mal assurée.
Je ne reçu, pour
toute réponse, que l’écho affaibli de ma propre question. Où êtes-vous ? … Où êtes-vous ? … Où êtes-vous ? …
Le chandelier qu’il
avait abandonné diffusait toujours son étrange lumière, et se trouvait dans un angle de la salle, à
proximité d’une porte basse, dissimulée derrière une épaisse tenture noire. On
aurait dit une invitation à poursuivre vers ce qui paraissait être la seule
issue.
J’écartai doucement
la grossière étoffe poussiéreuse.
Je ne pouvais pas
m'empêcher de pousser la porte basse. Il me fallut me pencher un peu pour
pouvoir pénétrer dans un appartement totalement anachronique avec l’immense
salle que je venais de traverser et qui me parut agréable au premier abord,
rempli de l'ambiance chaleureuse d'un bonheur serein.
Et là, je restai
pétrifié d'horreur au spectacle que je découvris immédiatement.
Je me trouvais dans
un appartement, somme toute très commun, comme n'importe quel appartement, à la
différence qu'il ressemblait étrangement au mien. A ceci près que quelque chose
clochait, mais je n'arrivais pas à savoir quoi. J'étais désorienté, chez moi et
en même temps chez quelqu'un d'autre, dans une ambiance à la fois familière et
étrangère. Je compris que les tableaux étaient les mêmes mais qu'ils étaient
différents, différents....Inversés ! C'était ça, j'étais dans l'envers du décor
et cette découverte me figea de stupeur.
Mon angoisse fut à
son comble lorsque la porte qui donnait sur la cuisine s'ouvrit lentement...
Je me cachai
précipitamment derrière un meuble lorsqu’une abominable femme apparut,
précédant un homme chauve qui s’était courtoisement effacé pour la laisser
passer, plié en deux, dans une ostensible révérence.
Il ne cessait de
parler à la femme avec une telle rapidité de langage que je ne comprenais rien
à l’exception de « Madame la
Comtesse » qui revenait constamment dans son propos.
Cette comtesse
m’inspirait du dégoût. J’étais sûr de l’avoir déjà vu quelque part. Oui, c’est
ça, derrière la vitre, alors que j’étais dans la maison hantée. Je l’avais
aperçue derrière la vitre, avec son visage ruisselant de pluie, inoubliable
avec cette perruque immonde.
La comtesse parlait
d’une voix crapuliforme qu’elle essayait de faire gazouillante. Une voix à vous
dégoûter de vos oreilles.
- Ah, quel temps de chien, quel temps de chien ! Mais où est donc
Monsieur « D » ? gémissait-elle.
- "Je le cherche aussi"
dis-je en surgissant du canapé derrière lequel je m'étais dissimulé.
La comtesse crut
défaillir. Elle leva lentement la tête et son visage s'éclaira.
- "Quel farceur, vous faites, Monsieur D" gazouilla-t-elle en se dirigeant vers moi, "Mais, où étiez-vous passé ? Tout le monde vous cherche. Vous
savez bien qu’Abrahel vous attend".
On me prête une
constitution robuste, mais je dois avouer que cette interpellation de la
vieille me fit craindre pour ma prospérité mentale. J’avais besoin de refaire
mon plein de sens de toute urgence. Hélas, les flatulences buccales de cette
déjection humaine m’empêchaient de réfléchir.
— Docteur Zigmund ? Docteur Zigmund... docteur Zigmund ! La vieille chaîne Hi-Fi du bar souffle. Serge Reggiani ressasse le temps qui s’en va. Piano, violon, voix grave. Le docteur Zigmund Delescal frotte ses lèvres contre le bord de son verre. Mauvais whisky, bouche pâteuse, tête lourde. De l’épaule droite à l’oreille, la crampe qu’il a senti monter depuis la fin de la matinée, comme autant de petites mains brûlantes, lui vrille les nerfs. Verre contre les lèvres, cœur en-dessous, le docteur en ophtalmologie lève une paupière. La douleur lui cisaille la nuque. A l’autre bout du zinc, un plus soul que lui l’apostrophe : — Docteur Zigmund ? Il comprend, le docteur, encore un quidam qui ambitionne une consultation gratuite. Il sait. Est-ce qu’à Louis Ferdinand Auguste Destouches les poivrots noctambules demandaient qu’il leur touchât les écrouelles ? —Docteur... doc... je peux vous appeler Zig, doc ? Serge Reggiani s’est tu. Un type à voix aigüe le remplace ; il pleure sa Marilou. Le whisky est tiède, la douleur tentacule et la langue colle au palais.
C’est un grand type, propre sur lui, fossette au menton. Deux heures du matin, des joues lisses comme un bébé. Le docteur lève une paupière ; le miroir au-dessus du bar lui renvoie l’image de son père. Tu es fatigué, Papa... Maman va s’inquiéter... Le tramway est... non ! c’est fini à cette heure... on va rentrer à pied... on suit l’Erdre... la fraîcheur nous fera du bien... —Alors, tu vois, Doc... le soir, dans mon lit, je me cale avec un oreiller... tous les soirs, tu vois, depuis... pfff... je prends un bouquin... j’ai lu le tien... Marc Lévy puissance trois, ils ont écrit à Télérama... mais c’est pas ça... au mur, j’ai un grand miroir... c’est un meublé... j’ai touché à rien... un grand miroir... marocain, m’a dit la femme de ménage... elle est de Carquefou... alors, voilà...
Le docteur-écrivain frotte le bord de son verre contre sa lèvre. Ses poils crissent. Son père l‘imite. Concerto pour deux barbes dures et whisky tiède. Le grand type au visage poupin poursuit son discours. — Alors ? T’en dis quoi ? Hein ? Zig ? — Suis pas... pas en con... sultation... sais pas. Dans le miroir, l'image du vieil homme grimace. Il lève un doigt : — La même chose, patron... trois... — Alors ? T’en dis quoi ? Moi dans mon lit... je me vois dans le miroir... j’ai les yeux fermés... t’imagines... je me vois, je bouge un bras, mon reflet bouge un bras... je me vois... mais je vois que mes yeux sont fermés... je me lève, je m’approche du miroir... mes yeux sont ouverts... je retourne au lit... je te jure, mes yeux sont fermés et je me vois... comment t’expliques ça, Zig ? Zig ? Comment je peux me voir avec les yeux fermés ?
« Avec mon âme qui n’a plus la moindre chance de salut pour éviter le purgatoire...» C’est pas du Reggiani ! Comment il s’appelle, le pâtre Grec ? «Toute une éternité d’amour... » Milord ? Ferrat ? Mouloudji ? Papa, tu sais, toi ? Moustaki ! Mais oui, Georges Moustaki ! Quel con ! Allez, on rentre ! Tu pars de ton côté, Papa ? C’est comme tu veux. Sois prudent, j’y vais ! — Alors, Zig ? T’es fier comme toubib, toi. Moi, ton bouquin, je l’ai lu. « Tape à l’œil » Marc Lévy puissance trois qu'ils ont écrit à Télérama. Eh bien, tu sais, doc, ton bouquin... eh bien, il est écrit flou... mais je l’ai lu quand même, ton bouquin.
Non exempt de duplicité, le barman m’avait fort servi en triples secs. Maintenant, je voyais double. Pour sortir, j’empruntai l’escalier en trompe-l’œil et partis dans les vignes du Seigneur. Grâce aux paradis artificiels, j’avais traversé le miroir.
Au réveil je dus me rendre à l’évidence : un double de moi-même était bien tombé amoureux de MAP et m’offrait son reflet de fan dans la glace. Le revers de la médaille, c’est que j’étais retourné vivre dans le Nord. Voilà qui m’apprendrait à briser le cœur des jeunes filles d’Iowa avec des photos de crocus printaniers.
« Où l’on constate que trop de réflexion
nuit à la qualité du reflet. »
Personne, non, personne n’y faisait jamais
attention à ce miroir. C’était un banal
miroir dans une banale salle de bain, dans une maison toute ordinaire
Oh, bien sûr que
tout le monde y jetait un coup d’œil, mais ce n’était pas LUI qu’on venait
voir, mais soi-même. (Enfin, soi-même, l’inverse de soi-même, on devrait plutôt
dire … Mais c’est une autre histoire, ce paradoxe d’un monde qui ne se
reconnaît qu’à l’inverse).
Bon, il faut dire
que déjà enfant il était pénible ce miroir là, à toujours se poser des
questions sur tout, à toujours chercher à savoir, à comprendre… Est-ce qu’on
leur demande de comprendre, aux miroirs ? Non, juste de réfléchir. Mais de
réfléchir dans un certain sens seulement. Et CE miroir là, justement, il
réfléchissait trop, deux fois trop, dans les deux sens du terme.
A force de se poser
sans cesse des questions, il avait le moral dans les chaussures, le miroir, il
ne croyait plus en lui, de jour en jour, il ne reflétait plus rien de bien.
Au début, il y
avait eu juste comme un flou, un genre d’incertitude du reflet. En se regardant
les gens se tiraient la peau, se trouvant le teint brouillé, ils réorientaient
l’éclairage, se disant :
« Mais pourquoi il y a toujours une lumière aussi blafarde dans les salles
de bains ! Faudra penser à changer les spots ! Tiens j’irai samedi
chez Bricotruc, j’en ai vu des sympas, ça changera un peu de cet éclairage
d’hôpital ! ».
Ensuite, il s’était
couvert comme d’un léger voile de brume, alors les gens le frottaient. Ils le
frottaient avec n’importe quoi : le bord d’une manche, un coton humide,
une feuille d’essuie tout ; les plus vaillants allaient chercher le
produit à vitre, pour les récompenser, le miroir acceptait alors pour quelques
instants de retrouver sa brillance d’antan.
Puis il se permit
de déformer les reflets, allongeant (peu de gens s’en aperçurent alors) ou élargissant les reflets, (il
constata un net raccourcissement du temps de pose devant sa glace à cette période,
et les chamailleries autour du temps d’occupation de la salle de bains en
furent d’autant réduites).
Mais ce n’était pas
suffisant, on ne lui prêtait toujours pas d’attention, alors il choisit d’aller
plus loin, de déroger aux lois universelles de la déontologie de l’optique et de
la miroiterie réunies. Il se mit à créer des reflets, à tricher sur les images,
à inventer ses réponses au monde réel. Il commença par « oublier »
des détails, une boucle d’oreille par ci, une mèche par là… Puis il en rajouta :
des boutons sur des nez (quel vent de panique ne provoqua t-il pas !), du
rouge à lèvre sur des bouches qui n’en avaient jamais vu , (Ah l’air inquiet du
père de famille un lendemain de bamboche quand il avait frotté et refrotté ses
lèvres trop roses à son goût, ou l’air ravi de la petite dernière qui se
croyait à carnaval…).
Cependant, le plus
souvent les gens ne s’apercevaient pas des changements opérés dans leur reflet.
Ils étaient trop pressés, ne se regardaient pas vraiment, utilisant le miroir juste pour vérifier un
détail ou l’aspect général de leur tenue…
Alors c’est là que
le miroir se mit à « décompenser » sérieusement, il échangea les
reflets. Monsieur se pointait dans la salle de bain ? C’est Madame qu’il apercevait
en face de lui, et il se retournait : « Ah, Tu es là
chérie ? » ; mais personne derrière lui… Si c’était le jeune
homme, qui arrivait pour se coiffer en vitesse avant de filer attraper son bus
le matin, le miroir lui renvoyait l’image de son père. Le plus souvent l’ado
n’y faisait pas attention, pas bien réveillé… Lorsque Madame arrivait devant la
glace, le miroir prenait un malin plaisir à lui renvoyer l’image de sa mère
venue dîner la veille et qui s’était « refait une beauté » devant lui
pendant la soirée. La plaisanterie était cruelle, certes, mais assez jouissive.
Mais la jouissance
n’était que de courte durée.
Le miroir décida de
devenir aveugle.
Etre aveugle, pour
un miroir, c’est être exactement le contraire d’une glace sans tain. Non
seulement on ne se voit pas dedans, mais on ne voit pas non plus à travers.
Alors arriva ce qui
devait arriver : il fut mis au rebut. On le dévissa de son support, on
récupéra le meuble dans lequel il était inséré, on le remplaça par un autre
miroir moins versé dans l’introspection et on l’amena à la déchetterie. Comme
il n’était même pas recyclable, ni dans le verre ni dans la miroiterie, il fut
mis au pilon, c’est tout ce qu’il avait mérité pour avoir refusé de refléter
correctement la réalité.
On ne plaisante pas
avec les lois de la déontologie de l’optique et de la miroiterie réunies.
Elle est debout devant le grand miroir en pied du magasin de son grand-père. Elle s’observe, se rapproche doucement, s’éloigne à reculons sans quitter son image des yeux.
Tiens ! Elle pensait qu’elle portait sa raie à gauche ? Comment se fait-il que l’image ait une raie à droite ? Peut-être que grand-mère s’est trompée ce matin en la coiffant ? Elle bouge le bras droit, pose la main sur ses cheveux, mais en face c’est le côté gauche qu’elle voit se mouvoir.
Elle ferme un œil. L’image ferme l’œil d’en face. C’est un phénomène qu’elle ne s’explique pas. Elle soupire. Elle voudrait comprendre, elle voudrait tout savoir. Lire et écrire, par exemple. Comme ça elle pourrait impressionner grand-père. Pas comme avec cette tentative malheureuse de tout à l’heure, quand elle avait recopié les lettres du pot de confiture du goûter pour lui faire croire qu’elle savait écrire, et que grand-père s’était un peu moqué d’elle en lisant Fraises De Betuwe. Elle en a encore honte.
La vie n’est pas simple, quand on a cinq ans. Elle voudrait vraiment savoir les pourquoi et les comment des choses. Pourquoi elle porte le prénom de cette petite fille morte qui lui ressemble tant. Pourquoi les gens meurent. Et ce qu’il y a derrière le miroir. Qui sait quel monde étrange et merveilleux se cache là ? Ou tout simplement l’autre moitié du magasin ?
Elle se rapproche de nouveau, doucement, essaie de former un tout avec son image. Le froid de la glace la saisit, un peu de buée se forme au niveau de son nez.
Pourvu que ça ne laisse pas de traces, se dit-elle, grand-mère me gronderait.
Odette se
félicitait pendant qu’elle remuait les tisons dans la cheminée. Il n’y restait
que quelques morceaux du capuchon qui refusaient, étrangement, de brûler. Pas
bien grave, elle pourrait les enterrer au bout des bois demain matin avant
l’aube. Mais en ce moment, elle ne voulait que boire un bol de soupe pour fêter
la réussite de son jeu.
Elle sourit
en se rappelant le regard surpris de cette stupide Estelle avant que la meute
ne l’emmène. Et cette lueur dans ses yeux, le hochement de sa tête infortunée,
cette bouche qui formait la syllabe Toi !
avant de disparaître sous la cagoule imposée. Jouissif !
Odette se
refusa la joie ultime d’écouter ses pleurs sous le vieil arbre qui servait de
justice au village quand il en fallait. Non, elle savait qu’elle n’aurait pas
pu cacher sa joie à témoigner la mort de sa rivale détestée, de voir son corps
fluet pendouillant dans le crépuscule. Oui, elle se priva de la vue de cette immonde tête penchée vers les rondeurs
hautes de sa jeune poitrine. On n’est pas
trop si fière une fois le cou tordu, hein, ma belle Estelle ?
Jamais plus
les yeux des villageois ne suivraient ses pas dansants, jamais plus l’un ou
l’autre ne parlerait éperdument des charmes de cette fille. Non. Pas très
convenable de tomber amoureuse d’une tueuse d’enfants, ah non.
Et
finalement, cela n’avait pas été très difficile…
D’abord s’insinuer
auprès de l’idiote. Facile ! Cette nigaude aimait tout le monde !
Après, voler le capuchon connu par tous ; ensuite, élire la petite victime
- une des favorites de cette garce blonde - et imiter sa voix, sa manière,
son pas dansant ; amener la petite à un lieu où l’on retrouverait assez
tôt son petit cadavre brisé et ensanglanté ; y laisser quelques
cheveux blonds et un ou deux petits objets qui identifieraient immanquablement
l’assassine ; semer des graines de doute parmi les bonnes gens du
hameau ; et, finalement, attendre.
Attendre que
la meute ne vienne chercher ce monstre qui se cachait derrière ces yeux bleus,
ce visage d’ange qui endiablait chaque gars qui le voyait…
Oui, l’attente, pas très longue du tout, quelques
petites heures. Odette avait compté sur la jalousie des autres femmes, de la
perfidie des prétendants échoués, mais même elle ne pouvait pas croire la force
de ces émotions dangereuses qui bouillonnent toujours juste au-dessous des
apparences.
La soupe
bue, sa soif de vengeance désaltérée, la vieille commença à réviser plus
calmement ses démarches, s’assurer qu’elle n’avait rien oublié.
Non, rien.
Il n’y avait
que les restes du capuchon volé. Odette se levait lourdement pour s’occuper de
ce dernier détail lorsqu’elle vit un reflet au vieux miroir cassé à côté qui se
trouvait à côté de la petite fenêtre par laquelle elle vit une étrange lumière.
Au même moment, Odette entendit les hurlements indignés de la deuxième meute.
J’ai quatre minutes. Même pas la peine de scruter les aiguilles de ma montre. Quatre fois soixante précieuses secondes pour effacer le rouge au ton de fraise écrasée qui déborde. Je fais la moue, je hais mes lèvres renflées, pulpeuses. Elle me donne un petit air déplacé pour un directeur des Ressources Humaines. J’ai quatre minutes, pour encaisser la présentation imminente aux forces vives de la boîte, c’est-à-dire le comité de direction, de ma future ombre professionnelle. Eh oui ! Big One Mégaloman m’a affublée d’un adjoint, jeune, bardé de diplômes et d’un papa éminent. Thierry Stocal…. Il me faut retenir ce nom qui, en temps normal, m’aurait fait éclater de rire. Mais l’idée d’avoir un toutou savant dans mes basques, que ce morveux ait pu, de surcroît, être installé dans mon bureau, avoir une place de parking à côté de la mienne. Et de l’apprendre par mail en même temps que les urgences et les ratés d’hier… j’ai failli avaler mon café de travers. Ça ne passe toujours pas. En gros, avant même qu’il ait mis un pied dans la boîte, la seule chose que nous n’avons pas en double se résume à l’imprimante et Jessica, promue secrétaire partagée, et le salaire ; le mien aligne encore quelques stock options et crans supérieurs côté barème. La prime annuelle, j’espérais désormais qu’ils ne la diviseraient pas en deux.
J'ai réagi dans la minute suivant l’arrivée du mail. J'ai lâché mes chiens, la fidèle Jess, les deux stagiaires qui ne rêvaient que de voir leurs six mois en tant que grouillot de service transformés en sésame à durée indéterminée, pour savoir qui était ce Thierry S. Toujours connaître son ennemi, son ami, son collègue, son amant, son mari, failles, points forts, potentiel, relations. Se fier à l’instinct. Le rapport du trio de limiers m’a été remis, il y a à peine cinq minutes. Et j’ai mal au bide à en crever. Ce petit c… a réussi à transformer la filiale vendéenne percluse d’impayés et de litiges en réussite à deux chiffres en terme de croissance et à liquider sans faillir tout une charrette de bons et loyaux serviteurs. Papa a bien l’expérience anglo-saxonne du tailler à vif dans la chair des masses salariales. Quant à son pedigree, le jeunot frôle la perfection, centrale, master franco-américain, souplesse dans l’exercice des langues. Même le mariage est profilé avec les deux rejetons aux noms de vieille noblesse décomplexée siégeant à deux encablures des Buttes Chaumont. J’en ai des palpitations. Trois minutes pour évacuer la tension. Les abdos serrés à bloc et l’expiration biseautée, je pénètre dans la salle de réunion.
Surprise, j’ai beau regardé à deux fois, pas de Thierry Trucmuche. Ou alors il est devenu brun, avait des lentilles de contact et des talonnettes. L’autre option étant la nécessité rapide d’un contrôle technique chez mon ophtalmo. A l’allure embarrassée de Big One, je comprends illico qu’il y a un bug. Mon ombre à venir est passée à la concurrence. Exit Thierry. Welcome Alexandre.
Je profite d’une diversion avec l’entrée d’un plateau d’expresso et d’une Cyrielle ou Marjorie, juchée sur escarpins griffés pour observer l’animal. En l’absence de cv et d’investigation, il me faut me rabattre sur des méthodes plus primales, l’observation in vivo, l’attitude du sujet en milieu naturel ou hostile, la bonne vieille méthode expérimentale qui, je l’avoue malgré mes ronflants diplômes en psy me paraît souvent la plus judicieuse. Je note en vrac : bonne diction. Tenue de travail sobre, mais sans excès. Remerciements à la pulpeuse créature préposée au ravitaillement sans ce quart de minute fatal qui transforme le plus doux collaborateur en homme comme les autres, capable d’évaluer une taille de bonnet et des mensurations en trois coups d’œil et qui le range aussitôt dans les « on-travaille-ensemble-depuis-longtemps- ça te dirait…» potentiels quand l’occasion arrosée d’un ou deux verres se présente. Alexandre, sur une invite de big boss, se lève et se présente sans ostentation, commet à la louche trois erreurs qu’il efface d’une excuse désolée et .. sincère.
Bigre, l’adversaire est de taille, je ripe sur sa haute stature décontractée ; d’habitude, il suffit de passer à la moulinette les phrases toutes faites, de déterrer une minuscule ambition mal dissimulée, des habitudes taiseuses qui dépassent. Là, rien. Nothing. Le gaillard affiche des défauts humains, une beauté que quelques aspérités adoucissent, une bouche irrégulière, une mèche rebelle, un anglais audible, mais qui se pare d’un reste scolaire parfait pour rassurer la moitié des cadres autour de la table (ils n’alignent pas plus de trois mots dans la langue de Keats ! ). Un peu de culture, mais point trop faut. Même la gestuelle, sa posture coulent de source ! Il énonce quelques vérités avec la facilité de celui qui les a faites siennes. Pas de faux semblants. Juste une idée qui a été travaillée au corps. Il n’y a rien de pire qu’un collègue qui affiche une opinion que l’on devine n’être là que pour la parade. Au moins, le jeune Alex ne fera pas partie du clan des faux derches qui se reproduisent dans ces locaux aussi vite qu’une tribu de rats parisienne. Ou de cafards ; oui cafards collent mieux à ces pauvres minables.
Diantre, le nouveau venu s’avère soit très fort soit… Mon nom fut prononcé, Jasmine. Je relève la tête, chasse l’envie brûlante de jouer au directeur policé et finalement je fais, comme d’habitude, dans la clarté et la sincérité sans exagération. Du cousu main. Je bute sur un concept, me rattrape avec simplicité. Du coin de l’œil, je remarque qu’il me jauge, de la tête au pied, attentif à chacune de mes paroles.
Nous nous levons tous de concert, les pontes filent dans leurs tanières, pour répandre à tous les étages, leurs impressions sur le petit nouveau. Accompagné de M. Darpuit, l’autre cadre du service, je fais le tour de l’étage, flanquée de ma nouvelle ombre adjointe pour une rapide présentation et le traditionnel repérage des lieux.. Un étrange ballet s’énonce entre la jeune recrue et moi. Nos corps se frôlent, se cherchent et esquivent sans qu’il nous soit loisible d’interférer dans les déplacements. Une sorte d’attraction primitive. Une ou deux fois, le rouge me monte aux joues. Lui bafouille quelques excuses. Il est midi. Jess a quitté les lieux, pause oblige. J’argue d’une course à faire pour ne pas déjeuner avec mes deux collègues. Ce n’est pas très glorieux de laisser Alexandre dans les mains du soporifique Darpuit, mais j’ai besoin de rassembler mes pensées dépareillées et mises à mal par tant d’impromptu.
Je m’arrête au petit bistrot dans l’angle de la rue de la Roquette. Une habitude pour me dévêtir du stress du bureau. Si ce gars-là n’est pas le mec, le plus cynique, le plus rusé, le plus diabolique que j’ai croisé dans cette fosse aux requins, qui est-il ? Je dois me rendre à l’évidence, j’ai peut être affaire à… Je lève mes yeux. Un sourire amusé, « vous êtes vin rouge, n’est-ce pas ? Je me suis permis ». Il est là devant moi, et pose deux verres sur la table. Je fais un vague geste vers la chaise.
Je dois me rendre à l’évidence, j’ai peut-être affaire à mon alter ego…
Il a laissé s’égrener les heures Le temps est devenu fragile, il se cassait en morceau de lumière. Et de petits grains filtraient sous la porte entrouverte. Sa volatile présence voisine de l’absence vibrait dans la chaude lumière de cet été finissant . Dans cette transparence de l’air ,il laisse un sourire éphémère qu’il a dessiné sous la plume. La turbulence infime de son encre bleue de sienne donne de l’équilibre à son adieu. Au bas de la lettre ,froissée presque jetée, il murmure son impossible amour ; Le vent lui arrache quelques larmes pour dire son départ Il ne reviendra pas.
Léonard de Vinci a posé cette lettre sur son buffet de hêtre. Sa tendre patience pour le jouvenceau précède son amertume Son double son miroir n’est plus . Il porte soudain le ciel sur ses épaules. Désormais comme l’ancêtre du forgeron il restera dans son atelier Peu à peu il esquisse la belle silhouette. Il redoute déjà les écueils du projet. Ce portrait ,alliance parfaite d’hermaphrodite : Sa coiffure sage, favorite passive, sa maitresse, sa mère , sa sœur.. Elle, elle pointe son index vers la fenêtre et prise entre le rire et les larmes ne cesse de s’éclipser. Qui manipule qui ? Qui s’adapte à qui ? Mona la belle la ravissante servante née sous la place des doges, la redoutable, la coléreuse Se penche et regarde les enfants jouer au ballon Léonard tente de suivre la trajectoire de son sourire. Notre mémoire dort dans les bibliothèques de Venise l’ancienne Au loin , on peut entendre s’échapper les vocalises des chœurs de la chapelle, petite bâtisse discrète .et rayonnante où léonard n’a jamais mis les pieds. Le bruissement des feuilles des châtaigners réveille ses souvenirs et vient consoler les sanglots des cuivres et des hautbois.
Les grandes orgues filles du grands Mozart ouvrent l’espace en trompe œil. Comme l’intelligence se partage pense léonard pris par cette partition mélodieuse et grave.
Les couleurs s’étirent sur la toile. Léonard travaille activement pour nous ; hier encore il s’échinait sur un lopin de terre. Léonard s’enfonce lentement dans sa rêverie .Il accouche d’un nouveau monde. Tout murmure autour de lui ,dehors les étoiles scintillent .A l’autre bout de la ville ,dans une sombre gargote ,refuge des exclus et des misérables se cache Esméralda. Elle dissimule mal derrière son peu de subsistance son sourire ; Elle se fraye un chemine entre le sordide et l’obscurité du monde agonisant . Ici tous manquent de chaussures, les misérables se soulèvent de terre. Esméralda comprend que cet homme va mourir. Les vitraux cachent bien la lumière et habillent souvent les fois incertaines. Les consciences plient au même moment et se rompent comme on brise la glace.
Mona Esméralda, l’énigme d’un sourire a traversé le temps, la force de l’autre a dissimulé le sien à bouleverser nos rapports amoureux. Les hommes durement éconduits, ont-ils survécu à une impatience attente ? Un éventail suffit il à rejouer un ordre en trompe œil . Amusez vous de tout. La gravité dans ce monde n’a pas sa place n’en déplaise en Newton !! Le flâneur curieux piochera dans ce texte sa propre balade fragile et comme un voleur de poules il viendra s’asseoir à coté de léonard. Le peintre ne soupçonne pas un instant le piège que lui tend le tableau Il ignore du même coup le voleur de poules invité par l’auteur. Il n’a toujours pas vue le flâneur curieux tout prés de Mona. L’ensemble cache maintenant un piège pour le lecteur. Celui de notre suprême indifférence à ce que vise le tableau. Léonard échoue et sa seule astuce c’est d’arriver à gommer le temps qui fait que le tableau vient jusqu’à nous. Mona lisa est là comme un miroir que le peintre nous tend. Elle vous dit qui vous êtes quel bouleversant acte de vie Sourire et se taire à la fois devant le monde d’aujourd’hui Qui préfigure la grimace que léonard peindra demain .
Ce n’était pas Olivier qui sortait prendre l’air. C’était moi, Flo, cette autre moi-même, de chair et d’os qui dessine à reflets son ombre et son siret, d’or et d’argent la vie qui défile, égayée du regard de la toile miroitée, signée et torsadée par ces lignes qui se sait.
Elle, cet autre soi-même Qui s’appelle Olivier.
L’esprit vagabond, il s’évadait au rythme de ces secondes égrenées, lapidées depuis en bourrasques déchaînées.
Insufflé par la vie, il allait de nouveau commencer par combattre ce pantin inanimé qu’il était.