Le matin des visages (Didier)
Dans la famille,
nous avons
un pouvoir. On n'a pas le droit d'en parler mais je vais en dire un mot
quand
même. Mes
parents ne
veulent pas qu'on nous prenne pour des fous. On peut en parler, mais
uniquement
entre nous. Ca
nous
amuse bien, c'est sûr.
J'ai eu du mal à
tenir ma
langue au début mais maintenant ça va, j'y arrive. Je crois que j'ai compris
que c'était
important. Les gens ne nous verraient plus pareil. Et puis c'est notre
secret à
tous les quatre.
Tout ça, c'est
manière de
voir, dit mon père, avec un grand clin d'oeil. J'aime bien ses clins
d'oeil.
J'en profite quand j'ai les siens. On se raconte tout ça le soir à table.
Qu'est-ce qu'on
rigole ! Notre
pouvoir, c'est qu'on s'échange nos regards. Si, si. On garde nos yeux,
sinon les
gens se douteraient, mais on voit avec les leurs, avec ce que les autres
verraient. Mon père, mon frère, ma mère, ça dépend. C'est
assez difficile à
voir, comme ça, alors le mieux, c'est un exemple.
L'autre
jour, j'avais
les yeux de mon père. Eh bien je n'arrivais à attraper une branche. Elle
était
pas haute, pourtant. Enfin, il me semblait. Avec les yeux de mon frères,
j'ai lu
des livres que j'avais déjà lu. Avec ceux de ma mère, j'ai pas réussi à
attraper
le ballon. Une autre fois, mon petit frère m'avait prêté les siens. Je
voyais super
bien les fleurs alors que d'habitude, elles me passaient en dessous.
J'ai sauté
au-dessus d'une branche que j'aurais pu enjamber. C'est rigolo le regard
des
autres. C'est tout pareil en pas pareil.
Certains
matins, donc,
on décide qui aujourd'hui aura les yeux de qui. En général, on le fait
beaucoup
en vacances ou les week-ends. Des fois c'est en semaine. C'est plus
drôle. C'est
un peu comme on veut. C'est à celui qui a l'idée. Au début, je voulais le
faire tout le
temps, mais j'ai appris que je ne saurais plus trop voir avec mes
propres yeux.
Alors on ne le fait pas trop souvent. Disons que ça dépend des fois.
Quand mon père
va à un
concert, il aime bien les miens, parce que tu vois tout, il dit. C'est
vrai que
chez nous, c'est souvent moi qui trouve les choses. Même dans le frigo.
Quand ma mère
va voir la
sienne, de mère, elle aime bien les yeux de mon frère, elle dit que ça
la
rajeunit. Mon
petit
frère aime bien les miens assez souvent. Il dit qu'il comprend mieux.
Mais c'est
logique. J'ai un peu d'avance sur lui.
Les matins
des yeux,
après le petit déjeuner, après avoir bien regardé la situations sous les
angles,
on fait un cercle. On est debout. On se tient tous fort par la main, on
ferme
les yeux, justement, on compte jusqu'à dix chacun dans sa tête et on
ouvre les
yeux. Et hop, c'est parti. La première fois, je suis tombé. J'avais les
yeux de
mon père. j'avais l'impression d'être un géant. Que mes pieds
arriveraient
jamais à suivre. J'étais crevé, le soir.
Ce matin, j'ai
eu les yeux
de mon frère. Lui ceux de mon père. Mais il a pas pensé et il a
oublié ses lunettes. Il n'a pas trop vu le tableau et mon père avait les
yeux de
ma mère. Il a sacrément eu mal à la tête. Leurs yeux voient mal pas
pareil, il a
expliqué. Je voyais trouble ! Il rigolait. J'ai fait celui
qui
rêve, on me trouvait le regard ailleurs. Ma mère lui a dit
qu'heureusement
que les gens ne se regardent plus, ils auraient pu penser que tu voyais
double.
Ils se sont marrés.
C'est ça, les
soirs de
regards. On rigole.
A l'école, avec
les
yeux du frangin, je me suis cogné les genous. Elle était toute petite la
classe,
pourtant j'y étais déjà allé. Et puis je ne savais pas où me rendre.
J'ai suivi
son corps. Il était hésitant.
Tout au long de
la journée,
j'ai eu l'impression de revivre des choses déjà vécues. Je la
connaissais, cette
salle !
- Regarde,
regarde, m'a dit
Théo à un moment. Théo, c'est mon meilleur copain. Il avait le doigt
tendu. Les
yeux de mon frère ont suivi le doigt, qui se dirigeait vers le ciel. Que
pouic.
- Quoi ? Ben
tu vois pas
?
- Non, pas
bien.
- Mais si la
grue !
je regardais
trop haut, en
fait !
- Ah la
grue.
Je fronçais les sourcils, cherchant un
chantier, ou
un truc comme ça, quelque chose qui pourrait le mettre sur la voie. Mais
rien.
Ca ne
m'étonne pas que
tu l'aies pas vu, dit fièrement Théo. C'est des oiseaux rares,
on a du
mal à les repérer. Théo aime bien faire son malin, je l'ai fusillé du regard.
Au
ballon, par
contre,
c'était bien. Je les voyais venir plus vite, les ballons, et aussi les
adversaires, même les grands. J'arrivais à trouver des trajectoires
comme
jamais. Les grands m'ont adopté.
Je voyais bien
qu'ils n'en
revenaient pas. Je souriais dans mon coin.
C'est bien, les
secrets.