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Le défi du samedi
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16 janvier 2021

Au Maritima (Pascal)


Si Raoul était « poignets d’or » à la batterie, Édouard était « mains d’argent », au marimba, une sorte de xylophone africain qu’il avait bidouillé pour l’accorder avec la mode musicale du moment. Avec Marcel à l’accordéon, Sydney à la trompette et Johnny à la guitare (basse, solo ou acoustique), ils formaient un orchestre hétéroclite mais étonnamment complémentaire, sur l’estrade du Maritima. Un piano bastringue trônait au milieu du podium et, selon les chansons et leurs partitions, c’est Michel qui y jouait, le plus souvent debout…  

Dans cette guinguette d’intérieur, cette taverne du siècle passé, à l’insonorisation plus que perfectible, malgré les lourdes tentures devant les fenêtres condamnées et à la piste de danse en plancher antique, tous les courants musicaux prenaient leur source. Cirque burlesque, antre du diable ou antichambre du paradis, dans la sciure et la poussière, on y guinchait, on y buvait, on y riait ; on venait y embrouiller sa raison, oublier ses devoirs et ses bonnes résolutions ; on y prenait du bon temps…
Dans la sueur animale, l’opacité tabagique, la frénésie alcoolisée, la musique tonitruante, on s’appelait par les yeux, on se prenait par la main, on courait sur le stade de la gambille, on se marchait sur les pieds. Entre le twist et la java, le madison et le rock, le jerk et le slow, on s’y bousculait, on s’y serrait, on s’y combattait, on s’y reprenait, on en redemandait… Le temps d’un refrain, des couples se formaient, d’autres se désunissaient, d’autres encore se découvraient par la seule force d’une attraction presque instinctive. La chasse était ouverte au seul permis d’avoir quelques billets dans la poche et le courage d’aller se trémousser sur la piste, sans l’habit pesant du ridicule…  

Sous la lentille d’un microscope, réglée sur la condition humaine, coincés entre deux chopes de bière tiède, fumant et buvant, on aurait dit des microbes se pourchassant, s’attirant et se repoussant, s’embrassant et se giflant, riant et pleurant ; jeu de la vie, c’était une symbiose sans fin, un jeu du chat et de la souris fonçant sur un morceau de gruyère, un « Cours après moi que je t’attrape… », sans jamais un réel vainqueur…  

Se retrouvaient, ici, des femmes de chagrin, esseulées, parce que leurs marins de maris étaient bien trop loin. On y croisait des filles de joie, des entraîneuses, des miss d’un autre âge, des excentriques, des bien sous tous rapports, des vraies danseuses et des fausses perruques, des grands manteaux en poils de skaï, des boas en toc et des cuissardes de Prisunic.
Il y avait des messieurs en civil, trop bien habillés pour être honnêtes, qu’on ne savait pas leur origine, bien que nous connaissions leurs fourbes desseins de dandys.  
On reconnaissait les baraqués en biscotos, tatoués comme des menus de restaurants chinois, videurs de nuit, et déménageurs de jour ; des étudiants binoclards en devoir d’apprendre l’amour, des voyeurs en manque de tendresse, toujours sur la pointe des pieds, et bien d’autres papillons de nuit, attirés par la lumière et le bruit.
Naturellement, il y avait des marins, parce que leurs bateaux étaient à quai, parce qu’ils étaient en goguette, assez soûls pour ribauder, assez à jeun pour frayer avec ces dames, sur le trait d’union de la piste. Dans l’omniprésent jeu de l’amour, celui de l’appel des corps, des fantasmes et des conquêtes, qui jouait avec l’autre ? Qui prenait et qui donnait ? Qui gagnait et qui perdait ?...  

La musique du Maritima, hit-parade démodé, c’était une musique en trompe-solitude, une mélodie bruyante, un chasse-ennui momentané, aux mille tonalités rassembleuses pour tous ces esseulés du cœur, ces abandonnés, ces déchiquetés, ces tordus, ces cassés.
Sous la flamme rassembleuse, lancinante et enthousiaste, ringarde et populaire, précieuse et assommante, elle remuait tout ce petit monde, dans l’éprouvette illusionnée du bonheur-oubli…

Au cirque de tout à l’heure, c’était les spectateurs qui occupaient la piste, et l’orchestre débitait leurs morceaux préférés. À ceux qui réclamaient telle ou telle musique, il ajustait ses instruments aux tempos demandés. Il y avait une forme de nonchalance dans leurs rythmiques. Pourtant, quand un instrument s’énervait d’un grandiose solo de guitare, d’une envolée pianistique, d’un emportement d’accordéon, quand les doigts du musicien s’affolaient sur leurs claviers, pendant l’inspiration de l’instrument, d’un souffle de trompette allant jusqu’à faire péter les ampoules, dépoussiérer les tentures, il y avait des frissons dans la salle ; oui, l’émotion musicale était palpable. Sans une fausse note, sur le braille de la peau des danseurs, on aurait pu rejouer le morceau sur une boîte à musique. Alors, on les applaudissait, en se retournant ; chaleureusement, on les remerciait pour les sentiments profonds qu’ils avaient soulevés et, un instant, ce sont eux qui redevenaient les vrais artistes de la nuitée…

Aussi, les riffs d’Édouard, au marimba, étaient connus et ils valaient leur pesant de cacahuètes, dans les coupelles du comptoir. Son instrument, xylophone à ondes courtes, mais à résonateurs convexes, était l’aboutissement de toutes ses expériences phoniques.
Ses notes n’étaient plus tout à fait de la musique, mais un réel assortiment d’impressions sentimentales. Dans les graves, évidemment, les âmes sensibles pouvaient y déchiffrer le drame, l’incompréhension amoureuse, l’inutilité, le désoeuvrement, la solitude pesante. Dans les aigus, au contraire, c’était le printemps, la joie, le bonheur, l’ivresse, qui prédominaient, toutes ces choses qui rendent guilleret, qui font qu’on aborde le monde et ses vicissitudes avec une forme d’optimisme que rien ne peut chambouler…  
Édouard passait des unes aux autres avec une maestria de grand philosophe. Avec ses petits marteaux, il bâtissait le présent avec ses mélodies intemporelles. Si l’on savait traduire ses notes avec des couleurs, il était un grand peintre impressionniste ; chaude ou froide, sur le nuancier de ses notes intimes, se découvrait une fresque musicale…    

Sur son clavier, entre ces deux sonorités, qu’on pouvait envisager comme le bien et le mal, il y avait toutes les autres. C’était sur ce registre qu’il excellait ; il avait des associations musicales aux tendances si légères, si aériennes, si poétiques qu’on y décelait des pluies mélodieuses, des ressacs de mers lointaines, des champs de blé mûrs ballottés par des vents caressants. Plus question de se bousculer, de râler, de s’éparpiller en regards convoiteux : toute la piste et toute la salle étaient sous le charme ; je crois même qu’il y en a qui venaient juste pour se repaître de son solo. Éclairé par quelques spots, le musicien s’employait avec son œuvre ; il ne forçait pas comme si les notes qu’il allait enfanter, guidées par une force supérieure, étaient déjà dans la trame de sa partition.
Une fois écloses, chacune d’elles allait frapper à la porte de nos émotions les plus secrètes ; elle était comme une fleur exhalant son parfum qu’on cherchait désespérément à capturer. Une autre apportait son lot d’impressions plus subtiles, plus rares, plus sensationnelles, celles qu’on croyait ne pas avoir ou qu’on avait perdues…  

Ce que je préférais, c’est quand il improvisait ; à travers sa musique, c’est lui qui se déclarait. Facilement, je pouvais traduire son empathie, sa gentillesse, sa générosité, son bénévolat. Au tonnerre d’applaudissements qu’il recevait en échange, je n’étais pas le seul à penser comme cela. À cette heure avancée de la nuit, le Maritima chavirait d’un grand bonheur musical ; sous l’intense vibration du même diapason, la foule bigarrée communiait avec Édouard et son instrument magique…

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Commentaires
B
Tes mots ta façon de les aligner tes histoires ta sensibilité m'avaient manqué Merci
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P
merci pour tous vos coms sympa. :)
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T
un climat une signature que dis je une pointure musicale que ce texte là
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P
Peinture sociologique, musique, superbe écriture, réaliste et sensible. Et comme toujours, grand plaisir de lecture. Merci.
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L
Avec ton art pour la décrire, J'ai presque entendu la musique d'Edouard
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T
Une fresque presque gargantuesque, mais qu'est-ce qu'on risque à s'y laisser prendre ? C'est du grand cinématexte !
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V
Sans aucun doute un prince de la nuit cet Edouard!<br /> <br /> Une superbe ambiance décrite ici, j'ai cru y être. Sourire
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J
C'est malin de nous raconter ça alors qu'on ne peut plus danser ailleurs que sur le volcan et avec un masque !<br /> <br /> <br /> <br /> Mais, c'est superbement bien raconté alors merci quand même !
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W
Pour un peu, on s'y croirait, "vibrante" évocation !
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Y
Tu évoques magnifiquement bien le Maritima et son ambiance, Edouard et sa musique. Un vrai plaisir de lecture. Merci Pascal.
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K
Tu nous transportes, une fois de plus, et c'est magique !
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M
...à écouter en boucle :) ! C'est un plaisir de lecture !
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