Les chaussettes Bexley (Pascal)
Prologue.
Si l’ennui naquit un jour de l’uniformité, savante, la Nature a doté l’humain d’un petit grain indispensable pour lui permettre de dépasser cette académique infirmité de transparence. Ainsi lesté de cette liberté inconditionnelle d’électron, son possesseur est animé de mille facéties originales, de mille caprices extravagants, de mille originalités flagrantes.
Mes amis, il vient de naître sous nos yeux : l’Excentrique.
Attention ! Nous sommes entourés d’excentriques de tout poil ! Ils rôdent, ils traînent, ils se retrouvent, ils militent, ils organisent leurs lubies, en concentrations, en champs de foire, en réunions de puristes, en collectionneurs !... Ils s’y retrouvent nombreux et, pendant quelques heures, leurs marottes se confondent avec celles des autres !...
CQFD : les excentriques au milieu d’autres excentriques de la même fantaisie pugnace sont naturellement normaux. Les effets de cette gravitation irradiante perdurent une vie durant et vont même parfois jusqu’à empirer dans des phénomènes illuminés, des comportements irrationnels, des tendances maniaques, des dérangements importants.
C’est bien connu : l’excentricité s’arrête là où commence celle des autres ; c’est pour cela qu’on enferme ceux qui ne tournent vraiment plus rond dans leur tête ou quand ils le montrent de façon trop ostentatoire !...Et nous en connaissons tous !...
Enfin, nous sommes forcément l’excentrique de l’autre puisque nous tournons tous avec des orbites différentes. Les excentriques se meuvent avec leurs points de repères secrets. Aux abscisses absconses, aux ordonnées sensationnelles, ils recalculent constamment leur trajectoire dans ce monde hostile. Mais il y en a d’autres qui se cachent… Chez eux, ils s’enferment à l’abri du regard des autres. Heureux possesseurs de leur vérité, ils avancent dans la vie avec leur seul mode d’emploi.
Chut… Ouvrons doucement leur porte et observons-les un moment dans leurs comportements ordinaires… ces extraordinaires…
Chaque année, à la période de Noël, je vais rendre visite à ma sœur et à son mari. Après quelques heures de train, je les retrouve ensemble, sur le quai, les bras ouverts, et courant à ma rencontre avec une ferveur jamais feinte. Ils sont toujours aussi fringants, toujours aussi passionnés, toujours aussi enjoués et leurs cheveux blancs se mélangent aux mêmes élans, avec le même enthousiasme. Retraités depuis longtemps, ils vivent dans une superbe bâtisse dans la belle campagne strasbourgeoise.
Mon beau-frère tenait absolument à me montrer sa dernière passion. A grands frais, il avait fait installer, dans tous les recoins de sa maison, des thermostats d’ambiance à pente cyclique. C’était toute une batterie d’appareils hyper sophistiqués, disséminés dans chacune des pièces. (Pour les connaisseurs : Marque : « Jaméfroy », Type 900S, fabriqué uniquement au Bhoutan ; les bulbes en bambou sont à géométrie variable, les antennes à suspension hyper comique et le trépied en fonte Dénège, (très rare au Bhoutan) à découplage universel.) Je n’avais pas fait un pas dans le grand hall que mon beau-frère m’embarquait immanquablement dans ses explications fumeuses de courbes hyperboles, de tracés à barème incliné et de mesures hautement complexes. Selon ses dires de propriétaire, c’était pour réaliser des économies substantielles d’énergie. Amortissable en soixante ans, garantie six mois, il comptait bien rentrer dans ses frais avant 2050. A peine entré dans la maison, il a foncé sur son appareillage pour vérifier les températures centralisées sur les cadrans cruciformes…
Comme à son habitude, ma sœur a gentiment réclamé que j’enfile des chaussons pour ne pas que je raye ses parquets de bois rares. (Du pin d’épice à miette odorante) Mais je ne porte jamais mes chaussons quand je joue à l’extérieur !... Elle le sait bien, ma sœur, depuis le temps !... Mais elle insiste, à chaque fois, cette chichiteuse !... C’est juste pour me faire enrager qu’elle demande !... Chaque année, c’est pareil ! Quand je ne suis pas chez moi, je garde mes chaussures ! Merde !... Mais non, je ne me balade pas en chaussettes, non plus !... Ce sont des Bexley ! Elles viennent spécialement d’Ecosse par avion !... Elle devrait le savoir, ma sœur, puisque c’est elle qui m’en fait cadeau chaque année, à Noël !... Merde !...
Tout à coup, mon beauf a réclamé le silence au désordre de notre coutumière dispute de retrouvailles… Il semblait bouleversé, le golden boy à la retraite de chez UBS ; quelque chose d’extraordinaire se passait. Je suis allé à la fenêtre pour voir si un OVNI n’avait pas niché dans son allée de troènes. Son or en stock s’était-il soudain transformé en plomb ?... Mais non, c’était bien plus grave… Même ma sœur s’est décomposée à la vue de son mari tellement catastrophé. Livide, il est quand même arrivé à articuler ces quelques mots d’anthologie, restés depuis dans les annales de la maison…
« Chéri, il y a 22 degrés 12, dans la cuisine… »
Ma sœur, n’écoutant que son courage, a foncé jusque dans la pièce incriminée… Son mari lui lançait ses ordres en gueulant…
« Tire le volet !... »
Là-bas, dans la cuisine, ça claquait, ça fermait, ça tremblait, ça pleurait… Puis j’ai entendu la fragile voix de ma sœur demander…
« Alors ?... »
« 22 degrés 01 !... » hurla mon beauf, collé devant les hublots de ses équipements. Entre deux apnées, il tapotait fébrilement sur les vitres des pressostats à modérateurs juxtaposés, oui, les fluctuants à structure basifuge …
« Dis, beau-frère, ça va exploser ?... » Vaguement inquiet, avec mes chaussures en alligator dressé, j’avais l’air d’un touriste égaré, à la ferme des crocodiles, devant la centrale de Tricastin… J’insistais…
« J’appelle les pompiers ?... Le docteur House ?... Les frères Bogdanov ?... Cousteau ?... Noé ?... Dieu ?... »
Insensible à mes sarcasmes, il criait à sa femme un compte à rebours implacable…
« 21 degrés 68 !... »
J’avais l’impression de faire surface d’un voyage de sous-marin fou…
Toujours à l’immersion périscopique, mon capitaine-beauf a gueulé d’autres ordres péremptoires au compartiment de l’office…
« Arrête le lave-vaisselle, positionne la VMC sur maxi, mets en courant d’air avec la porte de la cave, non, mieux ! Avec celle du frigo !... »
Dans la cuisine, j’entendais distinctement tous les agissements enfiévrés de ma soeur, perpétrés avec l’énergie d’un réel accablement. Quand j’ai voulu l’aider, à ses tâches et à ses manœuvres, mon beauf m’a retenu par le bras comme si l’issue était déjà inéluctable. Son regard était triste, il serrait un piètre sourire entre ses lèvres comme pour s’empêcher de pleurer…
« Alors ?... » tenta timidement ma sœur…
« 20 degrés 51 !... » ne put-il que râler, au bout de son souffle de désespéré…
« C’est l’heure de l’apéro !... » dis-je en claquant la langue dans mon palais. Mais ma réplique tomba à l’eau comme un glaçon sans un espoir d’une douche de Ricard…
« Alarme !... Alarme !... 18 degrés 26, dans la chambre bleue !... »
Tout à coup, j’ai vu surgir ma sœur de la cuisine et escalader les escaliers du couloir avec une telle véhémence que j’ai cru que sa prothèse de hanche allait exploser à chaque marche, pendant cette ascension fulgurante !...
Un instant, je me suis rappelé comment elle gravissait les escaliers, quatre à quatre, poursuivie par mon père et par une de ses torgnoles, et quand elle s’enfermait dans sa chambre à tous les tours possibles…
Mais, de la salle de pilotage, les ordres péremptoires de mon beauf fusaient avec un grand professionnalisme…
« Tire les volets, ouvre les rideaux, referme la porte de la salle de bains !… » Là-haut, c’était la conduite millimétrée des injonctions militaires lancées d’en bas… Tout à coup, un fatidique :
« 12 degrés 04, dans la cave à vins !... » tomba sèchement…
Moi, avec tous ces chauds et froids, j’aurais pris une insolation, une grippe, un coup au moral… Mais non !... Même pas essoufflée, la frangine !... Si vous aviez vu sa dégringolade des escaliers !... Une vraie Juliette allant retrouver son Roméo, au pied de sa tour, un jour de grève des ascenseurs !... Bizarrement, je l’ai trouvée jeune, ma sœur. Elle était une vraie Jeanne d’Arc exaltée, une opiniâtre combattante, sur chacun des créneaux que lui balançait son mari. Elle était zélée, courageuse, obstinée, prude, fière, utile…
« Dis donc, ce n’est pas encore tout à fait au point, ton usine à gaz !... » ne puis-je m’empêcher de balancer à mon beauf-opérator… Entre deux températures de chambre, de salon, de garage, de couloir, de wc, il m’a simplement glissé :
« Oui, le technicien revient la semaine prochaine, le courant n’est pas encore branché dans les *sondes spiroïdales ; en attendant, avec ta sœur, on s’entraîne… »
Epilogue.
Comme chaque année, mon beauf a eu sa bouteille de pinard millésimé, ma sœur, un livre sur les plaisirs de l’escalade, avec plein d’images en couleur et moi, une paire de chaussettes montantes de chez Bexley, mes préférées, du quarante-trois, des rouges à lisérés verts, celles avec des larges franges, deux petits pompons sur les côtés et les armoiries de la Province du Faccocheare imprimées dessous. Comme chacun le sait, elle est le fief des Bexley depuis les premiers moutons en 924 avant les Beatles… Enfin, pour son parquet, ma sœur et moi avons trouvé un consensus. Elle a ressorti mes patins, en fibre de coton écossais, ceux que j’utilise depuis si longtemps…
Pascal.
*Sonde spiroïdale : vulgairement appelée, dans le jargon des jeunes frigoristes mâles bhoutanais : boursiffleur à opercules fermés.
NB : Pour les puristes, la documentation complète de la Jaméfroy S900, dotée de tous ses composants électrophoniques, est disponible dans toutes les bonnes boutiques de chocolat glacé.