Mes débuts dans l'existence : lipogramme en c cédille (Joe Krapov)
Cette Vénus, là, dans la vitrine, ce n’est pas une vanité. Mais c’est aussi violent. Pour un peu, à sa vue, Violette vacillerait. La vache ! A quelle vitesse la vie va ! Quel voyage spatio-temporel en vérité !
Car c’est bien elle qui est représentée, pratiquement nue, de dos, en train de regarder via le miroir sans tain ce qui se passe dans la chambre d’à côté. C’est elle, dans un bordel de la rue Chabanais, à l’époque où, toute jeune encore, elle vivait de ses charmes. Ce client-là, elle s’en souvient, était un drôle d’excentrique. Un rapin, comme on disait alors, un peintre à veste en velours verte, chapeau rond et lavallière. Il avait monnayé avec la sous-maîtresse, au tarif de plusieurs passes, le droit de remplacer la partie de jambes en l’air par deux ou trois séances de pose dans ce décor particulier. Un comportement peu académique en vérité, mais quand il paie, le client est roi. En même temps, bon camarade, peu exigeant, même pas émoustillé, tout appliqué à donner des coups de pinceau pour peindre une femme à poil par-dessus la vieille croûte.
Car à l’issue de la première séance Violette avait demandé à voir la tournure que prenait le chef-d’œuvre. L’homme avait souri et lui avait dit de s’approcher. Elle avait surtout regardé son fessier, qu’elle n’imaginait pas aussi charnu et elle avait noté que le peintre à lavallière n’avait pas posé une toile vierge sur son châssis pour peindre le sien mais qu’il peignait par-dessus une autre toile.
Aujourd’hui, elle ne se souvient plus de ce que représentait le tableau original. Tant de temps avait passé, elle avait vampé tant de voyous et de voyeurs avant de décrocher et de se ranger des voitures une fois qu’elle eut rencontré Victor. Hélas, ce militaire va-t-en-guerre, rencontré au lendemain de la première guerre mondiale, n’était pas revenu vivant de la seconde. A la fin de cette grande vadrouille, Violette était devenue pour tout le quartier « la veuve du colonel ».
Fort heureusement pour elle il avait du bien, n’avait pas beaucoup de famille et ils avaient validé leur union en passant devant monsieur le maire. Elle avait donc hérité de son grand appartement et de toutes ses valeurs.
Elle resta bien cinq longues minutes à visionner encore le nu aux bas bleus, à repenser au peintre à veste verte, à ouvrir des mirettes vertigineusement admiratives devant cette « Chute des reins près du rocher de la Lorelei, anonyme, 1919 » puis elle sortit de sa torpeur et entra dans la boutique, faisant retentir un carillon assourdissant. Il y avait là un client avec une casquette et un appareil photographique, un petit gars à tête de titi parisien, visiblement gêné de la voir surgir, comme pris en faute. Le vendeur délaissa le jeune homme et s’approcha d’elle.
- Que puis-je pour votre service, madame ?
- Le tableau, là, dans la vitrine… Vous le vendez combien ?
- Trois cent cinquante mille francs.
- Je le prends. Vous trouverez mes coordonnées sur cette carte.
Elle lui tendit une carte de visite sur laquelle on pouvait lire « Mme la colonelle Violette Lavictoire, 6, rue Vavin, Paris 6e arrt ». De son sac à main, elle sortit la somme en liquide et régla l’antiquaire.
- Vous me le ferez livrer cet après-midi par ce charmant monsieur qui doit être votre coursier, j’imagine !"
Elle examina le jeune gars de pied en cap et lui dit :
- Il va falloir vous remplumer, mon moineau ! La guerre est finie et j’aime les jeunes gens bien en chair !"
Elle prit congé là-dessus. Le carillon rejoua son « Concerto en raie des fesses majeure pour quelque chose qui cloche, une porte et un soupir».
Le soupir de soulagement, ce fut le photographe cachottier du « Regard oblique » qui l’interpréta. Ce n’était autre que Robert Doisneau.
Oui, l’histoire s’arrête là.
Oui, je devine que cela vous dérange.
Oui, je me doute bien que cela vous démange.
Oui, je sens bien que vous voudriez savoir ce que la colonelle a fait ou aurait pu faire de ce tableau.
Elle aurait pu, précédant en cela Jacques Lacan, installer son portrait derrière un rideau noir pour se réjouir de sa contemplation dans ces moments de solitude où l’on a besoin de s’adonner au narcissisme et où l’on a plaisir à se dire : « Je possède « L’origine de monde » de Courbet » ou « C’est moi qui ai eu le plus beau derrière de Paris ! ».
Elle aurait pu aussi y mettre le feu pour que personne n’apprenne jamais, parmi ses amies du directoire de l’Institution des demoiselles de la Légion d’honneur, les circonstances dans lesquelles elle avait connu feu le colonel qui aimait à se faire fouetter par une femme à bas bleus comme était sa maman.
Elle aurait pu faire appel à un détective privé, lui expliquer que « là-dessous, voyez-vous, il y a une autre toile et j’aimerais bien que vous me disiez si, en 1918, il n’y a pas eu un vol de tableau important, une toile de grand maître qu’on aurait dérobée et jamais retrouvée depuis. Et si vous pouvez faire expertiser la toile par un expert du Louvre… ».
Oui, certes elle aurait pu faire cela. Et l’expert aurait découvert…
…tout comme moi…
… qu’il est 19 h 59, que la séance d’atelier d’écriture de Villejean est terminée et que je dois poser mon stylo pour lire mon texte puis écouter ravi la lecture de ceux des autres ! Et ces autres, dites-vous bien que je ne veux pas savoir comment elles ont débuté dans la vie ! Si je l’apprenais, comme tout ce texte est un lipogramme en « c cédille », je crois que je serais décu !