C’était la fin des vacances de Noël ; je devais la ramener le lendemain matin ; je savais qu’elle avait planqué les clés de ma voiture pour retarder cette pénible échéance. Enfant de divorcés, ballottée de l’un à l’autre, nos quelques journées passées ensemble s’enfuyaient trop vite. J’avais toujours un mal fou quand il s’agissait de l’endormir ; ce soir-là, comme à chaque fois, je devais lui raconter une belle histoire, un joli conte avec une morale sur mesure et une fin heureuse.
Me promettant d’aller chercher son endormissement, je commençais à lui proposer ma narration ; en tenue de petite sirène, celle du père Noël, assise contre le rocher de son oreiller, tout ouïe, elle n’en perdait pas une miette…
« La mer remontait… Ses grandes vagues léchaient la plage comme des insatiables affamées du gâteau de sable. Son obstination forcenée à la voir reprendre ses possessions terrestres et son mouvement perpétuel m’impressionnaient. Avec force élans, écroulements, jaillissements, ressacs, elle jetait toutes ses forces dans son entreprise de sape… En quête d’un beau poisson, j’avais lancé mon leurre dans un rouleau… »
Les mots compliqués n’étaient que pour tenir éveillée son attention…
« Éternelles planeuses, un coup d’aile à gauche, un coup d’aile à droite, des mouettes éclaireuses supervisaient la bataille (avec les mains écartées du corps, je mimais la parade). Elles semblaient moucharder à la mer les endroits où elle devait concentrer ses prochains assauts ; sur la plage, leurs ombres fugaces et fantomatiques espionnaient déjà d’autres contrées à reconquérir…
Rameutés par la marée montante, des nuages s’occupaient maintenant du ciel en masquant provisoirement les effets du soleil. L’épaisseur de ces nimbes avait un pouvoir extraordinaire sur les couleurs qu’elle offrait à la mer. Tantôt bleue, tantôt verte, tantôt brune ou noire, plus que tous les trésors de la terre, on pouvait apercevoir des friselis émeraude, des paillettes d’or, des colliers d’écume turquoise, des larmes saphir qui caressaient la surface…
Reconquis, des paquets de varech repartaient à la mer en flottant péniblement comme des désespérés, arrachés à la tiédeur de la plage ; ici et là, le sable bullait ses animaux partis se cacher dans ses profondeurs ; quelques puces de mer retardataires sautillaient jusqu’aux dunes salvatrices ; comme des petits moutons blancs, les galets roulaient en bêlant ensemble des crépitements apeurés…
Conquérante, la mer encerclait maintenant les châteaux de sable, elle inondait les douves, elle ravageait les tours puis, sans façon, elle rasait l’édifice d’une seule lame, et c’est comme si jamais rien n’avait existé à cet emplacement…
Au loin, quittant les écluses, ces caches à crabes et ces flaques à grosses crevettes, le panier dans une main, le grattoir dans l’autre, tels des maraîchers de grandes surfaces, des pêcheurs à pied avaient retrouvé la plage. Face à la mer, ils constataient ses troupes envahisseuses mais ils se juraient d’être là, demain, pour profiter encore de ses fruits.
L’air iodé, les parfums de sable, les odeurs d’algues, les effluves de la dune, saupoudré du sel de la mer, c’était le bouquet ordinaire de ma respiration sensationnelle…
Je moulinais lentement pour reprendre mon fil ; avec quelques gestes saccadés, j’activais l’appât artificiel dans l’écume et les remous ; inconsciemment, j’avais adopté une forme de cadence, celle que la mer m’imposait avec son flux et son reflux. Plus que par la capture hypothétique d’un poisson, j’étais fasciné par cet événement de marée, celui reprenant ses frontières, sans limite que son coefficient journalier…
Le bas de mon jean remonté jusqu’aux genoux, je m’avançais dans la vague comme si les quelques mètres gagnés sur cette immensité étaient capables de faire toute la différence. Le long des jambes, je sentais la fraîcheur caressante de l’eau ; quand la vague retournait à la mer, elle semblait vouloir m’emporter avec elle. Mon empreinte s’évasant, je m’enfonçais inexorablement dans le sable ; aussi, je changeais de position.
D’un geste auguste de pêcheur, je relançais mon artifice dans l’amorce d’un nouveau rouleau…
Brusquement, mon fil se tendit franchement, anormalement, rageusement ; à cause de tous mes retours infructueux depuis plus d’une heure, j’en fus tellement étonné que je ne réagissais même pas à cette formidable touche. Enfin, quand je ripostais, la résistance avait disparu ; j’avais peut-être rêvé, j’avais peut-être accroché des algues flottantes ; mon fil s’était peut-être tendu à cause d’un bout de bois à fleur d’écume.
Pourtant, je relançais au même endroit, derrière la vague un peu plus haute qui arrivait vers moi ; sûr de toutes mes capacités en éveil, cette fois-ci, je ne me laisserais pas avoir…
À peine avais-je esquissé quelques mouvements convulsifs à mon leurre que quelque chose se piqua de nouveau au bout d’un de mes hameçons ! Je n’eus pas le temps de ferrer car la vague me bouscula à plus de deux mètres en arrière ! Il s’en fallut de peu que je me retrouve emporté sous sa forte intempérance !...
Quelque chose butinait mon appât, s’en amusait comme d’un jeu nautique ; il faut dire qu’il était particulièrement attractif avec ses peintures vives, ses reflets argentés et ses évolutions capricieuses que sa bavette frontale lui autorisait…
Reprenant mes esprits, je décidai que cette troisième fois serait la bonne. La plage était déserte de tous ses promeneurs et de tous ses flâneurs en quête de sensations extatiques… ».
Ma fille ne m’interrompait pas avec les mots difficiles ; elle comprenait la trame de l’aventure et n’aurait pour rien au monde arrêté mon histoire de pêche, sous peine que je lui donne un autre tournant ou, pire… que j’en perde la trame…
« Cerfs-volants stationnaires, seules, les mouettes me surveillaient comme si j’allais sortir de l’eau un poisson fabuleux. Derrière une autre grosse vague, je m’enfonçai plus avant dans l’eau ; tant pis si j’étais trempé ; parfois, il faut se mouiller pour arriver à ses fins…
Tel un chasseur sur le point d’une belle capture, je lançais mon appât derrière la vague suivante. Entre mes jambes, le ressac tentait de m’emporter dans ses remous les plus tortueux…
Encore, le fil se raidit ! Aussitôt, je ferrai, en oubliant les règles élémentaires de ma sécurité ! La vague me submergea ! Mes pieds ne touchèrent plus le sable ! J’en perdis mon bonnet de mer, ma musette de pêche, mes lunettes ! Mes poches s’étaient vidées !... Tant bien que mal, j’arrivai à reprendre contact avec le sol. Pendant ce nouvel assaut de mer, je tenais ma canne à la main comme si je l’avais serrée nerveusement, telle une rampe providentielle !... Instinctivement, j’embobinais une nouvelle fois mon fil… J’avais quelque chose au bout de ma ligne !... J’avais quelque chose au bout de ma ligne !... »
Ma fille était debout sur son lit ; quand je parlais des mouettes, elle regardait le ciel de sa chambre ; quand la vague de l’histoire me trempa, cela la fit rire ; compatissante, elle chercha même mes lunettes sous son lit ; elle n’était pas encore endormie…
« Pourtant, de faibles reptations en petits plongeons, « ça » bataillait mollement, à l’autre bout du fil ; j’entendais même quelques petits cris comme s’ils étaient de douleur mais je pensais que c’était les mouettes qui piaillaient plus que d’habitude. J’étais un chalutier ramenant son filet à bord, et elles m’accompagnaient, cherchant déjà à se satisfaire avec tout ce qui passerait à travers les mailles…
Je remis les pieds sur la plage et, avec mille précautions, je ramenai ma capture. Entre le bouillonnement du ressac et l’éclatement des vagues, petit à petit, je distinguais une forme étrange se mouvant dans l’eau ; elle-même scintillait de mille éclats, à la faveur de la lumière. Bien que mon répertoire en matière halieutique soit assez fourni, je n’avais jamais vu pareille bestiole. Aussi, cette chose était-elle vraiment dans le listing d’un dictionnaire spécialisé dans la faune sous-marine ? Ce devait être un animal rare, un de ces poissons mythologiques qui ne fait surface que dans les livres de conte, me dis-je, en souriant…
En ramenant ma capture, je m’aperçus que c’était elle qui gémissait ! Comme si les poissons avaient le pouvoir de se plaindre, maintenant !...
Elle n’était plus qu’à un mètre de moi ; doucement, je la pris dans mes bras. Enfin récompensé, ce dût être l’ivresse de cette prise qui m’emporta dans ces fabulations extraordinaires. Long d’une centaine de centimètres, d’un côté, indéniablement, avec ses écailles, sa nageoire caudale, cet animal était un poisson ; de l’autre, cette chevelure d’or, ces petits yeux bleus, ses bras si blancs, ses épaules si fragiles, c’était un serpent de mer… »
« Mais non !... C’est une sirène !... Une sirène !... Tu as attrapé une sirène, papa !... »
« Un de mes hameçons avaient légèrement piqué sa lèvre ; je me doutais bien de toute la douleur que pouvait occasionner ce méchant piercing. Je dus me rendre à l’évidence : oui, c’était une sirène mais une enfant sirène, qui s’était laissé attraper par le jeu de mon appât courant devant ses yeux. Comme j’étais le seul sur la plage, qui aurait pu remettre en doute mes conclusions ?...
Devais-je la garder prisonnière, l’enfermer dans un aquarium, devenir millionnaire, me définir devant l’humanité comme le premier pêcheur de sirène ? Si j’étais un solitaire, avec cette prise, je devenais unique ! À moi les manchettes sur quatre colonnes, les interviews, le Journal Télévisé ! J’avais besoin de notoriété, j’avais besoin de sortir de l’anonymat dans lequel je me morfondais… »
« Non !... », cria ma fille…
« Devais-je la manger ?... Entre bulots et crevettes, tenter une fricassée de sirène arrosée d’Entre-Deux-Mers !... À l’étuvée !... Ça possède des arêtes, ces petites bestioles ?... Au four !... Sur un lit de fenouil !... »
« Non !... », cria-t-elle désespérément…
« Et si je la relâchais ?... De toute façon, c’est mon credo, j’ai toujours remis toutes mes prises à l’eau. Un animal fabuleux est le produit des rêves, de l’imagination, et de tout ce qu’il y a de bien en nous ; pourquoi tuerais-je l’Enchantement, ce petit plus qui donne du baume au cœur à la réalité ?... Cette sirène était l’essence même de mes sens ; si je la tuais, si je la séquestrais, je ne verrais plus les splendeurs de la mer, je n’aurais plus l’occasion de respirer ses effluves capiteux, je n’aurais plus ces frissons de bien-être, ceux qui m’accaparent quand mes empreintes éphémères signent ma trace sur le sable.
Décrocher l’hameçon fut d’une grande facilité, au bout de ma pince experte… »
« Bravo, mon papa !... »
« Confiante, l’enfant-poisson me souriait. Encore essoufflée, elle posa sa tête contre mon épaule, en m’enserrant avec ses petits bras ; sa nageoire caudale battait mon bras au rythme de sa respiration…
Si tu avais vu toutes les mouettes stationnant à notre verticale ! On aurait dit des escadrilles de surveillance ! À travers les nuages, le soleil avait pratiqué une belle percée ; son éblouissant halo de lumière nous baignait pour nous réchauffer !...
Comme une rançon, la mer apportait à mes pieds tous ses trésors les plus inestimables ; dans ses ressacs, il y avait des éphémères ducats d’or, des colliers de perles, des rivières de diamants, des diadèmes éméraldine, des opales multicolores. Non, toute cette fortune, c’était dans ses yeux…
Vint le temps où je dus la remettre à l’eau ; une sirène, c’est fait pour vivre dans la mer, tu comprends ? Délicatement, je la posai entre deux doux ressacs. Dès qu’elle sentit la vague courir sous son ventre, elle partit en plongeant dans l’écume ! Elle bouscula les rouleaux, fendit les vaguelettes et disparut dans une gerbe pétillante d’eau de mer !... »
« Papa, t’es le plus fort !... »
« Moi, je rangeais mon matériel en repliant lentement ma canne ; je n’avais même pas froid. J’étais content d’avoir vécu cette extraordinaire aventure ; ce n’est pas tous les jours qu’on pêche une jolie sirène. Tout à coup, je me suis aperçu que j’avais perdu les clés de ma voiture !... J’allais rester coincé là, sans la possibilité de rentrer chez moi !...
Quand j’essayais de parler avec mon portable, je lui disais « Allo ?... », il me répondait : « Glouglou !... ». J’avais de la peine !... J’étais mal récompensé pour toute mon œuvre charitable…
Tout à coup, j’ai vu la tête de la petite sirène qui émergeait de la mer !... Elle me souriait comme pour me faire oublier mes déboires !... Elle vint jusqu’au bord de la plage !... Elle me fit signe de m’approcher !... Elle avait mes clés de voiture dans le creux de sa main !... C’était sa façon de me remercier de l’avoir relâchée !... »
Soudain, ma fille se leva de son lit et fonça dans l’appartement avant que je comprenne sa précipitation ; quand elle revint, elle tenait les clés de ma voiture dans sa menotte. Ma petite sirène, me serrant fort dans ses petits bras, avec deux grosses larmes sous les yeux, me confessa : « Mon papa chéri, pour ne pas que tu me ramènes, c’est moi qui avais caché les clés de ta voiture… »