Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le défi du samedi
Visiteurs
Depuis la création 1 050 458
Derniers commentaires
Archives
19 septembre 2020

Famille Dupont (Pascal)


Fallait-il que j’aille jouer les peintres d’aire de repos, en ce si bel après-midi de fin d’été ? Fallait-il que j’aille surligner cette peine tellement en rapport avec ma contrition habituelle ?
Mon frère, depuis quelque temps, je hante les travées mal gravillonnées de notre cimetière et, pour occuper ma raison, je me devais d’aller redorer notre blason, repousser les épines du temps et tous les dragons griffus de mon imagination perturbée.
Tel un cubiste organisé, chiffon, pinceau, peinture, tabouret, mouchoir, j’avais emporté tout l’appareillage nécessaire dans ma besace. Sur la route, ce retour vers le passé avait les brillances surannées de mes lunettes de soleil ; les feuillages roux du bord de la route me reconnaissaient ; les nids de poules n’ont pas changé de place ; les accotements abrupts ont toujours des envies de précipice…

Arrivé dans la place, fourbi de mon matériel d’enlumineur, d’un pas militaire, j’allai résolument investir notre pierre ; enjamber les quelques fleurs, les quelques plaques funéraires fut une tout autre affaire. Au chevet de leur chevalet, même avec l’humeur d’un paysagiste, on ne dérange pas les ans, et ceux qui les peuplent, impunément ; c’était comme une marque d’irrespect, une inconvenance ; sevré trop tôt, j’espérais presque une réprimande. Peut-être l’avais-je fait exprès pour entendre leurs voix parler, entendre « Pascal », dans ma pauvre tête malade…  

Me sentir si près et si vivant, avec autant de sentiments et autant de respirations, tel un alambic à vent, j’avais l’impression de prendre tout l’air du ciel et des environs et de le rendre avec de l’extrait de larmes pur. Mon ombre de pastelliste supervisait le travail, le vent me soufflait derrière l’oreille, les moineaux me surveillaient par-dessus l’épaule ; en penchant leurs tiges, les fleurs en plastique du voisinage jalousaient mon engagement…   

Il y a mille façons de se rapprocher de ceux qu’on aime ; lire leurs livres, apporter leurs fleurs préférées, arranger les faits divers d’antan pour les retrouver héros, soulever des souvenirs avec des rires, des chansons et des embrassades. Moi, je rejoignais le présent et le passé au bout de mon pinceau ; j’aimais ce rapprochement naïf. Si l’or des lettres a terni, l’amour d’un fils à ses parents est intemporel ; je peux leur chercher des défauts, les remettre en cause en regardant ma vie, supporter leur hérédité, un seul coup de revers de coude balaie tout ça…  

Le présent est si terne, si désenchanté, si incolore, si insipide ; mon imagination manque tellement de couleur. Les morts sont plus présents dans ma vie que les vivants, je trouve ; sans hypocrisie, ce doit être pour tout le monde pareil, quand les affres de l’âge dessinent le temps sur les visages. Fuyant en avant, sans se retourner, la jeunesse court vers son destin ; chez les vieux, il y a du délaissement, les escaliers sont pentus, la rampe est glissante. Mon pinceau de pessimiste fauviste avait bavé ; c’était comme si quelque chose ou quelqu’un avait voulu me faire arrêter ces cogitations alarmistes en forme de renoncement…  

L’après-midi était brûlé de grand soleil. À l’unisson, j’étais le point de connexion entre le Vercors, l’Ardèche, la vallée du Rhône et le nord du département ; j’étais le bâton du sourcier planté dans la terre drômoise, indiquant ostensiblement mes géniteurs gisant là ; j’étais l’ombre de la croix voisine plantée au mitan de notre pierre. Coloriste de souvenirs, sous l’auréole de ma casquette, je m’appliquais ; rien ne pouvait ralentir mon œuvre de rénovation. Ce jaune tirait trop sur le bronze, et pour mes parents, je ne concevais que d’or en médailles…  

Entre toi et moi, ici et là, il me semblait être observé par tous les habitants de la résidence ; le moindre frisson, le moindre déraillement en dehors de la cavité d’une lettre, la moindre tache, gênait et agrandissait le silence ; c’était surréaliste. En substance, j’entendais « Hé ! Tu débordes !... Applique-toi !... », (je pense que c’était papa), ou bien « Tu reviendras me voir pour la deuxième couche ?... », (c’était maman). Et puis, il y avait les autres, tous les autres. « Tu pourrais faire la mienne ?... », « Et la mienne ?… », « Et la mienne, aussi ?… »


Des souvenirs, j’en ai une montagne, au moins aussi haute que la Moucherolle qui pique le ciel avec son sommet sans neiges éternelles ; mes réminiscences heureuses le sont ; je ne pourrais prétendre trouver un meilleur témoin que le précédent, et que le précédent, encore. Retrouvant le soleil de mes sourires, elles se bousculaient en douceur au rythme de mon pinceau de pointilliste. J’avais déplacé mon tabouret ; derrière le marbre, des herbes vénéneuses attaquaient notre sépulture à grand renfort de ronces aux épines acérées. Très vite, je reviendrai guerroyer contre ces intruses, pour protéger nos terres…

Une à une, nos lettres s’ennoblissaient de l’or de mes tractations picturales ; au bout de mon pinceau, la sinuosité de chacune était un chemin de retrouvailles sans intervalle ; je voulais réussir la suivante mieux que la précédente, et je retournais au début de mon ouvrage pour légaliser l’effort à toutes ces belles. Au compte à rebours des finitions, on aurait dit des notes de musique sur la gamme de mon abstraction miniaturiste ; c’était l’alphabet de l’Amour filial ; c’était un renouveau pictural, une promesse événementielle, le Souvenir ornemental reconduit à ses origines, comme la vraie preuve de son importance…

Peut-être, nos deux sœurs viendront tâter de l’éternité dans notre enclos ; ainsi, la généalogie familiale se recomposera sous la pierre de la perpétuité. C’était rassurant de penser à cette fratrie que rien ne dérangerait plus. Tout à coup, induit par ma mission terrestre, impressionniste, je n’étais plus le peintre réparateur de l’outrage du temps, j’étais la couleur de mon pinceau ; j’avais capturé le coup de vent, je l’envoyais souffler sur mon œuvre ; en déplaçant l’épaule, le soleil séchait ces larmes d’or ; en fermant les yeux, je nous voyais tous sur la photo de famille…

On ne peut prétendre trouver un meilleur emplacement, ici, mon frère. Dans l’épais manteau de l’éternité, l’hiver, on laissera courir le vent du Nord sur notre sépulture ; l’été, en petites incartades posthumes, on ira s’asseoir sur les rebords du mur du cimetière ; on comptera les visiteurs ; on accueillera les nouveaux arrivants ; on agitera leurs fleurs ; on compatira sincèrement. Illustrateurs d’éternité, la nuit, on jouera les feux follets ; on laissera grincer le portail ; on aura des jeux d’immortalité. Au printemps, on regardera arriver les hirondelles et, à l’automne, quand elles s’en iront, on ira se poser sur leurs ailes, pour si des fois…

Navré, déconfit, atteint par la limite des lettres, d’arabesques brillantes en circonvolutions étincelantes, j’avais bientôt fini la signature de notre nom ; nabi en partance, j’avais beau allonger mon pinceau dans des belles révérences, je consommais l’adieu avec les deux dernières consonnes. L’ignoble et grinçant compte à rebours avait commencé ; je revenais en arrière, je grattais des taches invisibles, je perfectionnais, j’essuyais, je chipotais, je recomposais, je traînassais…

Tu crois qu’on viendra repeindre nos lettres, longtemps après notre absolution, mon frère ?... Est-ce que nous serons une petite partie de l’or des comètes en train de briller dans une constellation visitée ou bien, relégués dans l’oubli, devenus illisibles ? Vont-ils nous réduire, nous concasser en poussière d’étoiles et nous jeter aux quatre vents ? Pour reculer l’échéance, puisqu’il ne faut rien attendre de nos enfants, symboliste borné, je passerai une troisième couche, et même une quatrième ; cela me rassurera, et cela fera plaisir à maman…

Publicité
Commentaires
J
C'est encore plus beau que du Lamartine chanté par Brassens !<br /> <br /> <br /> <br /> https://youtu.be/gol3DMd_MwI
Répondre
B
C'est de toute beauté c'est émouvant on ressent de la tendresse je suis ravie d'enfin te relire cher Pascal Bravo et Merci
Répondre
L
ingénieux
Répondre
K
C'est magnifique et tes mots sont des lettres d'or qui résonnent.
Répondre
M
Oui, le présent est si terne et pourtant...le temps qui reste garde ses promesses. Tu me fais penser à une chanson que j'aime beaucoup : https://www.youtube.com/watch?v=zhylcDGkBvU
Répondre
P
Quel beau cadeau à la FAMILLE DUPONT et à nous lecteurs ! Ouvrage d'orfèvre.
Répondre
L
Ton texte est déjà une petite partie de l'or des comètes !
Répondre
W
C'est émouvant cet attachement filial sur fond d'or.<br /> <br /> Ça me rappelle qu'hier, mon épouse m'a déclaré "Un de ces jours, il faudra passer voir les parents au cimetière".
Répondre
Newsletter
Publicité
Le défi du samedi
Publicité