Les sept motos (Pascal)
Nous deux, ça n’allait vraiment plus ; nous avions épuisé tous les recours, tous les compromis, toutes les paix factices, toutes ces hypocrisies mielleuses, ces faux-semblants mensongers qu’on mettait sur la table pour faire bonne figure, le temps des anniversaires, des invités et des solennités. Pas dupes, nos filles sentaient bien le climat délétère qui s’était posé sur notre toit comme un nuage de pluie collant. Même les habitudes usantes, l’ordinaire poussiéreux, n’arrivaient plus à cacher notre acrimonie mutuelle. Plus que la polyarthrite qui me rongeait, t’adresser la parole m’était devenu un véritable supplice ; j’imagine facilement la réciprocité. Par tous les moyens, avec autant de prétextes, je désertais la baraque et les conflits y attenant…
Tous les dimanches matins, je fréquentais assidûment les bourses aux vieilles motos de la région ; quand il ne se passait rien, dans mon garage, vrai refuge d’évasion et de réflexion, je consacrais tout mon temps libre à la remise en état de ces deux roues. J’en avais accumulé jusqu’à sept, sans compter les moteurs d’avance ; autant dire que le mal était grand…
Du faisceau électrique au moindre boulon, de la peinture au dernier ressort, des chromes jusqu’au cadmiage minutieux des rayons, je ne laissais rien au hasard. Le démontage, le remontage, n’avaient plus de secrets pour moi. Les yeux fermés, je pouvais reconnaître et situer la plus petite pièce dans le difficile puzzle de la machine.
J’avais une attention toute particulière pour les pièces internes du moteur ; travail inutile s’il en est, je passais des heures à peaufiner la brillance des têtes de piston, des bielles et des pignons de la boîte de vitesse. J’avais besoin de l’automatisme de ces mouvements répétitifs qu’on fait quand on ne veut penser à rien…
Ha, si j’avais pu m’enfermer dans cet antre ; malheureusement, il y avait cette machine à laver et tu venais la remplir ou surveiller l’avancement de son programme en espionnant mes faits et gestes. Tes silences pesants étaient des reproches encore plus forts que s’ils avaient été des critiques…
Les ailettes du bloc cylindre, celles de la culasse, je les astiquais avec un produit lustrant jusqu’à ce que poussent des ampoules sur le bout de mes doigts. Quand j’avais mal d’une courbature, d’une coupure, je retrouvais le temps présent et les vicissitudes des choses ordinaires. Je t’entendais gueuler après les filles comme si tu ne t’en sortais pas ou, plutôt, comme si tu voulais que tout marche selon tes ordres. A l’heure de déjeuner, tu ne m’appelais même plus et quand je rentrais dans la maison, souvent, comme si tu avais pressé les gamines, vous en étiez à la fin du repas…
Quand l’Amour a déserté le foyer aux grandes flammes de jadis, il ne reste que des cendres. Il n’y avait pas besoin de souffler dessus, aucune braise rougissante ne se serait aventurée à nous réchauffer ; et puis, lequel de nous deux avait encore envie de souffler sur ces tristes escarbilles ?...
Dans mon vieux frigo, à côté de l’établi, j’avais une bouteille de whiskey et du coca. A midi, je m’en versais un grand verre, c’était mon apéro de solitaire et c’était réconfortant de sentir ma gorge et mon ventre brûler ; communiant, je buvais à mes déboires, à la chance qui viendrait me re-sourire, au prochain « rétro-moto » dans la région, à tout ce qui pouvait me sortir de ce marasme.
Pendant des week-ends entiers, j’avais donc la tête au dessus des bacs d’essence ; à moitié ensuqué par les puissantes émanations, je nettoyais méthodiquement mes pièces au pinceau…
Les mains serrées sur les poignées d’un guidon d’imagination, j’avais des rêves de chevauchée fantastique, des records de vitesse en apnée, des lauriers autour du cou. Dans les oreilles, j’avais les bruits ravageurs des pots d’échappement en fusion et tout autour de moi défilaient des paysages extraordinaires aux couleurs dantesques. J’étais obligé d’aérer à cause de l’envie impérieuse de vomir que me procurait l’essence.
Le vilebrequin baignait lui aussi dans des litres de trichlo ; avant qu’il ne s’évapore, les manetons, les têtes de bielle montées sur roulement, les contrepoids, les orifices de graissage, restaient des heures inondés dans le produit. Inhalé, les sensations du trichlo étaient différentes ; au milieu de visions d’horreur, de geysers de sang, de tourbillons de feu, de cris effroyables, j’avais des accidents d’apocalypse. Couché sur la route, démembré, je regardais l’œil de ma moto s’éteindre doucement comme si la vie s’en allait d’elle. J’avais de la peine, la même que celle qu’on a quand on porte son vieux chien au véto. Elle était toute tordue, ses chromes avaient fondu, ses roues avaient disparu, son moteur avait explosé, et tout était à refaire…
Ce no man’s land rempli d’odeurs dangereuses m’allait bien, c’était mieux que le climat exécrable de notre maison. L’après-midi, tu partais chez ta sœur pour refaire ton plein de rancœur, échafauder d’autres plans machiavéliques, préparer des vengeances, me rendre la vie plus impossible encore. Moi, j’enfilais mon casque, j’enfourchais une bécane au hasard et j’allais caracoler ici et là dans des solos de vitesse insensée.
Quand on ne voit plus dans l’autre que ses défauts, il est temps de prendre les mesures de rétorsion qui s’imposent : tu as réclamé le divorce et si j’ai mis du temps à réaliser cette finalité, je t’en remercie. Imagine combien j’aurais de motos à cette heure…
Maintenant, je vis seul ; tu m’as à jamais guéri de toute présence à mes côtés. Si tu savais comme le ciel est bleu au-dessus de ma tête ; je souhaite le tien aussi clair, aussi lumineux, aussi tranquille. La nuit, j’aperçois les étoiles, moi qui ne voyais que les soucis dans la noirceur oppressante. Aussi, je n’ai plus besoin de bêtement remonter des motos, de mettre la tête au-dessus des gamelles de produits nocifs pour rêver d’ailleurs psychédéliques, de picoler, de foncer sur des routes étroites pour me faire croire que je suis encore vivant…