SISSI (par joye)
J’adorais mon oncle Walter. C’était un homme rond et confortable, avec d’énormes favoris et de belles moustaches grises qui cachaient ses dents de bonheur quand il parlait. Oncle Walter sentait vaguement le tabac et le soleil, il riait beaucoup, il me permettait de m’asseoir à ses genoux et fouiller dans les poches de sa veste tweed pour des chewing-gums ou parfois des bonbons. Je savais que j’en retrouverais toujours dans la poche sur son cœur.
Sa femme, tante Lorette, était morte. Il disait parfois qu’elle était morte parce qu’elle ne voulait plus vivre. Comme je ne doutais jamais de sa parole, je croyais que tante Lorette ne voulait vraiment plus vivre. J’étais toujours un peu triste pour elle pendant un instant ou deux, avant de me jeter sur les genoux de mon oncle afin de pouvoir fouiller dans ses poches.
Tonton et moi étions donc de grands amis, et dans la plus grande complicité, jusqu’au jour de mes six ans. Tonton arriva à la maison, rasé, peigné et ne sentant plus le tabac. Je pus remarquer ses dents de bonheur. La veste tweed avait été remplacée par une veste de laine noire. Je me disais que cela allait me gratter à chaque fois que je me mettais à la recherche des bonbons égarés dans ses poches, mais cela ne m’inquiétait pas plus que ça.
Quand Tonton avait fini de causer avec maman et papa, il s’assit devant la cheminée. Je reconnus mon moment, et je m’approchais de lui en courant.
- Stop ! dit mon oncle, mettant sa paume ouverte devant moi.
Je heurtai contre sa main avec ma poitrine.
- Hein ? Tonton, je ne peux pas m’asseoir sur tes genoux ?
- Non.
- Mais, comment vais-je pouvoir chercher mes bonbons ?
- Je n’ai pas de bonbons.
Je le regardais bien, comme maman me regardait quand j’avais de la fièvre. Mais il n’avait pas l’air malade.
- Tu dis ça pour rigoler ! dis-je, mais ma voix tremblait un peu.
Je contemplais un monde sans ses bonbons. D’un coup, je pensai à ma tante Lorette qui n’avait plus voulu vivre.
- Non, non, je suis sérieux. Tu ne peux plus fouiller dans mes poches.
- Et pourquoi pas ? demandai-je.
- Parce que j’ai acheté une vipère et à partir de désormais, je la garderai dans cette poche sur mon cœur. Tu ne pourras plus jamais y mettre les mains, parce que Sissi te mordra, et sa morsure est mortelle.
Je lui fis des yeux très ronds.
- Une vipère, mais tu plaisantes, tu n’as pas de vip…
Sans attendre que je termine ma phrase, Oncle Walter produit de la poche sur son cœur une petite vipère verte. Si je n’avais pas été si déçue, si je n’avais pas compris qu’elle prenait ma place dans le cœur de mon oncle, j’aurais volontiers admis qu’elle était belle, et que c’était chouette de voir une vipère de si près.
- Nièce, je te présente Sissi von Proutbottle. Sissi, voici ma nièce.
Sissi sortit rapidement sa petite langue fourchue pour me saluer. Il y avait comme une lueur maligne dans son œil jaunâtre. Elle me souriait, mais son sourire me fit froid dans le dos. Mon oncle la remit dans sa poche et nous passâmes encore une demi-heure ensemble, moi, mon oncle, et Sissi, mais c’était très étrange, je me sentais tout drôle, exilée de ses genoux et de son cœur.
Deux ou trois semaines plus tard, mon oncle passa à la maison. C’était moi qui ouvris la porte parce que maman pétrissait le pain et papa était au boulot.
- Tonton ! criai-je.
J’étais tellement ravie de le voir que je lui sautai au cou avant qu’il puisse m’arrêter.
- Tsss ! Idiote ! Il t'avait prévenue, me siffla Sissi.
Et puis je sentis la piqûre fatale de ses crochets sur le lobe de mon oreille droite.